Les causeries du docteur
XVII
La grêle.
Les chimistes. — Mac Clintock et sa clinique.
Un professeur zélé. — Les invalides de la pharmacie.
Lamentations de M. Valenciennes.
M. Becquerel père a fait une longue communication à l’Institut sur la grêle. Mais de quelle grêle est-il question ? car avec notre élasticité de langage, il semblerait que les mots sont entrés au service du dictionnaire pour tout faire. Il en est qui subissent trois ou quatre significations, sans avoir droit pour cela à une ration d’égards supplémentaire.
Est-ce de la grêle qui lustre les coudes, blanchit les coutures, roussit le chapeau, écule les chaussures des pauvres diables ? Non.
Est-ce de la grêle qui laboure la face humaine pour y semer la laideur ? Non.
Il s’agit de cette mitraille dévastatrice que les nuages laissent tomber sur la terre quand ils se battent entre eux.
J’avais toujours cru que la grêle des orages n’avait de préférence pour personne, et qu’elle tombait impartialement à tort et à travers sans choisir sa place. Il n’en est rien. Encore une illusion qui s’envole. La grêle a ses préférés ; n’en a pas qui veut, elle ne tombe pas pour tout le monde.
Ah ! alors ! si là-haut on fait des injustices, je n’ai plus le droit de me plaindre de celles qu’on commet ici-bas.
M. Becquerel a suivi les grêlons à la piste pendant trente ans, principalement dans les départements de Loir-et-Cher, du Loiret et de Seine-et-Marne. Il a pointé sur des cartes spéciales les orages à grêle et leurs dégâts. Il résulte de ce travail considérable que les orages à grêle suivent, dans les trois départements que nous venons de signaler, un courant dirigé à peu près de l’ouest à l’est. Le courant semble se limiter dans une certaine zone, qui occupe, dans le Loir-et-Cher, tout l’espace compris entre la Loire et une ligne parallèle à son cours, qui passerait par Vendôme. Elle traverse le Loiret jusqu’à la forêt d’Orléans. Les propriétés situées dans cette zone souffrent périodiquement les atteintes du fléau, tandis que les régions voisines jouissent d’une immunité presque complète.
Le savant auteur de cette communication a cependant noté des exceptions très-curieuses à cette espèce de règle. Quelques pays, la commune de Pouillé, par exemple, qui ont joui pendant vingt ans d’une immunité complète, ont été ravagés pendant cinq ou six années consécutives sans qu’on puisse expliquer l’opiniâtreté de ces dévastations.
Autre remarque. Le courant des orages à grêle qui traversent le Loir-et-Cher et le Loiret vient se briser sur la forêt d’Orléans, et de là se divise en deux colonnes, marchant l’une vers le sud et l’autre vers le nord ; car les forêts sont toujours épargnées. Les grêlons semblent craindre de s’engager dans ces océans de verdure où il n’y a rien à détruire.
Voici ce qu’il faut conclure de ces intéressantes recherches, malheureusement encore trop limitées :
Si vous désirez couler des jours tranquilles, à l’ombre de vos vergers, avant d’acheter une propriété, allez trouver le directeur de la Compagnie d’assurances contre la grêle ; il est parfaitement renseigné : l’habitude de payer des indemnités l’a rendu presque aussi fort que M. Becquerel sur la question. S’il fait la grimace à votre proposition d’assurance, vous pouvez être certain de votre affaire : cette grimace est pleine d’orages. Fuyez la tempête, emportez vos pénates dans un autre canton.
Si votre mauvais destin vous a fixé dans un pays à grêle, ne comptez pas sur la clémence du ciel. Le baromètre baisse, le nuage sombre et irrité s’avance en grondant, il va ouvrir ses flancs chargés de dévastation. Adieu, douces moissons ! adieu, plantureuses vendanges ! dans une heure vous n’existerez plus, et le soleil viendra perdre ses rayons sur une terre désolée, qui a besoin d’ombre pour cacher sa tristesse.
Séchez vos larmes, j’ai un moyen d’enrayer la catastrophe ; il est peut-être un peu difficile à appliquer, mais il est certain.
Aussitôt que vous verrez le baromètre baisser, hâtez-vous de transporter vos vergers, vos vignes et vos moissons à l’ombre de la forêt voisine, et, si le nuage crève, ne vous en inquiétez pas, la grêle respecte toujours les forêts.
M. Becquerel est un vieillard, en apparence sec et ratatiné, mais qui ne manque ni de séve ni de verdeur. Les ans n’ont point refroidi son ardeur scientifique. Il a vieilli paisiblement sous ses rides sans qu’on s’en soit aperçu, il a soixante-dix-huit ans et paraît fort disposé à ajouter encore un grand nombre d’unités à ce total respectable.
M. Becquerel est certainement un des plus savants physiciens de l’époque actuelle ; le nombre de ses travaux est considérable, et beaucoup sont fort estimés. Parmi ses ouvrages les mieux réussis, on peut compter son fils, qui siége près de lui à l’Institut.
Je ne vous dirai pas que M. Becquerel est aussi éloquent que Démosthène, lui-même ne voudrait pas le croire, mais ses explications confuses enveloppent toujours quelque chose d’utile. Quand on a la patience de découdre l’emballage, on trouve au fond du colis quelque primeur scientifique de bon aloi.
Le système capillaire qui orne la tête de ce savant et la protége contre les courants d’air est divisé en deux étages superposés à stratification régulière et concordante. L’étage inférieur qui représente le terrain primitif est d’un gris tirant sur le blanc. Ses éléments adhèrent fortement à leur base d’implantation. L’étage supérieur, d’une épaisseur plus notable et d’une teinte plus foncée, semble constitué par des cheveux d’alluvion artificiellement condensés sur une surface mobile par la main d’un artiste capillaire.
La semaine dernière, je rencontrai, rue Lacépède, un groupe égrené de gens bien couverts, qui se dirigeaient péniblement du côté du Jardin des Plantes dans un singulier accoutrement. L’un portait sur son épaule un fourneau à réverbère ; son torse était enguirlandé d’un chapelet de cornues. Un autre était chargé de creusets réfractaires et tenait à la main un panier de charbon.
Un troisième ployait sous une charge de matras et de ballons de toutes dimensions. Deux d’entre eux avaient cotisé leurs forces pour traîner une charrette à bras garnie d’une foule d’instruments de laboratoire.
Le quatrième page de Malbrough n’était pas de la partie, car chacun portait son fardeau.
Je crus assister au défilé d’un congrès de chimistes ambulants, je les suivis, espérant les voir installer leurs fourneaux au premier coin de rue, comme les étameurs non patentés ; et je m’apprêtais à entendre le cri de guerre de cette nouvelle tribu : Voi-là l’chimis-te ! faites analyser votre lait mélangé, votre vin frelaté, vos médicaments sophistiqués, vos denrées alimentaires adultérées. Voi-là l’chimis-te !
J’applaudissais déjà de grand cœur à cette institution naissante, à cette vulgarisation de la science, qui me semblait destinée à guérir la plaie honteuse des fraudes commerciales qui nous ronge. Cependant je suivais toujours et j’eus bientôt la mortification de reconnaître mon défaut de perspicacité. Je vis mes chimistes disparaître, l’un après l’autre, par la porte béante du Muséum.
Je résolus d’en avoir le cœur net, et je me permis d’arrêter le dernier au passage. Il était coiffé d’une capsule, portait sous ses bras un soufflet de laboratoire, des flacons tubulés, et dans une hotte très-propre, étaient entassés sur son dos des sacs de produits chimiques. Comme il était fort embarrassé, je tirai de ma poche mon mouchoir pour essuyer la sueur qui baignait son visage.
Cette attention délicate parut le toucher et le disposa favorablement à répondre à mes questions.
— Pardon, monsieur, serait-il indiscret de vous demander quel est le but de votre pénible voyage ?
— Je vais au cours gratuit de manipulations chimiques de MM. Chevreul et Fremy.
— Bonne affaire ! monsieur ; voilà de savants maîtres qui vous montreront le fin du métier.
— Certainement ; mais ils sont un peu occupés, et ils délèguent leur science à leur préparateur.
— Un habile homme, et qui sait bien des choses.
— Sans doute. Mais son petit dernier fait ses dents, et il est forcé de se faire remplacer par le sous-préparateur.
— Et si le sous-préparateur tombait malade ?
— Oh ! il y a un garçon d’amphithéâtre qui est très au courant de la maison.
— Puisque le cours est gratuit, je ne comprends pas bien pourquoi vous chargez vos épaules d’un si lourd fardeau, à moins cependant que vous n’ayez l’intention de vous faire maigrir.
— Gratuit, il est vrai, mais nous devons apporter les appareils, les produits et les réactifs.
— On vous invite à dîner, à la condition que vous fournirez les plats du festin, la vaisselle et la batterie de cuisine qui sert à la faire cuire.
— On nous montre à faire la sauce. Mais pardon, le peroxyde de manganèse est dans ma hotte, et on m’attend pour fabriquer de l’oxygène.
Très-sérieusement, ce cours est extrêmement utile aux élèves qui ont l’intention de devenir des Lavoisier ; mais les ustensiles sont coûteux. Ne pourrait-on pas au moins fournir la batterie de cuisine à ces affamés de la science ?
Nous empruntons à un journal médical les principes obstétricaux qui suivent. Nous commençons par déclarer qu’ils ne sont point dus à feu le célèbre M. de la Palice, ni à aucun de ses descendants ; ils sont la propriété (garantie par les traités internationaux) de M. McClintock de Dublin. Je copie :
« La clinique d’accouchements diffère tellement des autres cliniques, que je crois de mon devoir de vous indiquer comment vous devez vous y comporter. »
Il paraît qu’en Irlande, dans les autres cliniques, l’usage exige qu’on se livre à des excentricités très-décolletées. C’est un renseignement que je suis heureux de transmettre à nos compatriotes disposés à visiter the green Ireland, car, s’ils affectaient une tenue pleine de réserve et de convenance, autre part que dans la clinique d’accouchements, ils pourraient s’exposer à être flanqués à la porte par M. McClintock.
Nous engageons donc nos confrères, désireux de se trouver à la hauteur des circonstances, à prendre quelques leçons de cancan et de débraillé avant de traverser la Manche.
« Je le fais d’autant plus volontiers que les préceptes que je vais formuler pourront et devront vous guider encore, quand, sortis de cette école, vous vous livrerez à la pratique civile. »
De sorte qu’il est bien entendu qu’il ne s’agit ici que de la conduite à tenir dans la pratique des accouchements civils ; quant aux accouchements militaires, l’auteur en fera probablement l’objet d’un chapitre à part.
« N’oubliez jamais que vous avez à faire au sexe le plus faible. »
Évidemment, dans la pratique civile, on ne pourra pas s’y tromper, et le médecin qui prendrait, en pareil cas, sa cliente pour un homme, ferait preuve d’un esprit d’observation vraiment trop superficiel, et on ne saurait trop lui recommander de mettre ces jours-là des lunettes.
« Comme tous les autres malades, la femme a droit à votre humanité et à votre bienveillance. »
Si le professeur admet que tous les autres malades ont droit à l’humanité et à la bienveillance, la recommandation est inutile, à moins cependant qu’il n’ait parmi ses élèves un certain nombre de Hottentots, de Hurons et d’Iroquois.
« Mais ce n’est pas assez, vous devez être prévenants et retenus. »
Comment ! monsieur, vous êtes obligé en pareil cas de prêcher la retenue à vos élèves ! vraiment j’en frissonne : ce sont donc des cipayes capables de tout ?
« Il arrive parfois que provoquée par l’intensité de ses douleurs, la femme en travail laisse échapper des reproches. »
Ah ! monsieur, si elle ne laissait jamais rien échapper de plus désagréable, il n’y aurait que des compliments à lui faire.
« N’entreprenez jamais un accouchement sans vous être, au préalable, lavé soigneusement les mains. »
Tous les goûts sont dans la nature, il y a des gens qui préfèrent se les laver après ; M. McClintock n’est point de cet avis, il a peut-être des raisons qu’il ne fait pas connaître pour ne se les laver que dans les grandes occasions et en cas d’absolue nécessité, car il semble ne pas le faire après s’être exposé au contact des choses fâcheuses que la main du médecin est exposée à subir ; ce qui le prouve, c’est qu’il dit :
« Je vous fais cette recommandation parce que les faits ont démontré que la fièvre puerpérale peut être produite par l’inoculation de parcelles purulentes provenant d’ulcères, d’abcès, et transportées par les doigts de l’accoucheur. »
Il est clair que s’il se lavait les mains après avoir touché des ulcères, des abcès, etc., il les aurait propres lorsqu’il aurait un accouchement à faire.
Drôle de clinique ! singulier professeur !
Certains professeurs officiels in partibus font parfois leurs cours (lorsqu’ils n’ont rien de mieux à faire). Un esprit superficiel pourrait en conclure que si les professeurs qui sont payés pour faire des cours en font peu, les professeurs particuliers, qui ne reçoivent rien pour cela, n’en font pas du tout.
Ce serait une erreur capitale ; les professeurs sont d’autant plus zélés qu’ils sont moins rétribués. En voici la preuve :
M. le docteur Salmon, praticien fort instruit de Chartres, ayant appris que la chaire d’accouchements de la Faculté ne retentissait pas tous les jours de la parole du maître, résolut de venir en aide à l’enseignement officiel. Ce digne confrère s’empressa de prendre le chemin de fer et de venir à Paris, deux fois par semaine, faire une leçon sur les accouchements ; puis, comme il est médecin de l’hôpital de Chartres, sa leçon faite, il retourne dans cette patrie de l’aristocratie des pâtés. Total, 144 kilom. par leçon, 288 par semaine et 14,400 kilom. par an. Supposons qu’il fasse son cours seulement pendant cinquante ans, nous arrivons à un total de 720,000 kilom., vingt fois le tour de la terre !
Voilà la route que la science peut faire parcourir à un professeur zélé.
On dira peut-être : Pourquoi M. Salmon ne fait-il pas son cours à Chartres au lieu de le faire à Paris ? il économiserait 14,000 kilom. par an.
Le professeur chartrain ne doute pas du zèle de ses auditeurs de Paris ; cependant il craindrait peut-être d’être indiscret en les obligeant à faire 88 lieues par semaine pour venir l’entendre dans son pays ; de plus, il a compris que les vrais talents ont besoin de se faire consacrer à Paris.
Voilà certainement les seules raisons qui l’entraînent vers la capitale, car, à la rigueur, il pourrait bien rassembler à Chartres un auditoire aussi compacte que celui de certains professeurs du Jardin des Plantes, qui font leur cours, d’un bout à l’autre de l’année, devant deux personnes (y compris leur secrétaire et leur préparateur). Et lorsqu’on voit des professeurs très-savants, si on les juge d’après les traitements qu’ils touchent, se contenter d’un auditoire aussi exigu, il n’y a pas de raison pour qu’un professeur de province se montre plus difficile.
De plus, le vil appât du gain ne saurait être son mobile, car il est peu probable que, résidant à Chartres, on vienne le chercher de Paris pour les accouchements pressés ; à moins que ses clientes ne se soient d’abord formellement engagées à l’attendre. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que féliciter, et très-sincèrement, M. Salmon du zèle qui lui fait exécuter de pareils voyages.
Ah ! grand Dieu ! si nos professeurs étaient forcés de parcourir 144 kilomètres pour faire une leçon, je crois qu’on pourrait bien mettre en location les amphithéâtres de la Faculté.
La ville de Lyon vient d’être le théâtre d’un petit concile pharmaceutique, provoqué, dit-on, pour discuter les intérêts professionnels des pharmaciens. Rien de mieux ; cependant, en prêtant un peu l’oreille, j’entends dans le lointain des mauvaises langues qui murmurent : que les seuls intérêts véritablement engagés dans l’affaire sont les intérêts de la maison Dorvault. Ces mauvaises langues en donnent pour preuve que les échos du concile ont surtout retenti des louanges de la maison Dorvault qui ont été servies à toutes les sauces ; on ajoute de plus qu’on a fait signer aux membres présents une pétition pour que la boutonnière de la maison Dorvault reçoive un petit bout de ruban.
Eh bien ! après, langues de vipères ! quand la maison Dorvault aimerait les bouts de ruban, où serait le mal ! quand même elle voudrait se faire couronner rosière par M. le bailli de Nanterre, qu’avez-vous à y voir ? S’il faut absolument que quelqu’un soit décoré, autant que ce soit la maison Dorvault qu’une autre.
D’abord, elle a des titres : 1o elle a entrepris le bonheur général de la pharmacie et celui des pharmaciens en particulier ; 2o pour édulcorer, au moins, les vieux jours des confrères dont il lui aurait été impossible de faire le bonheur, elle a inventé la MAISON DE RETRAITE DES PHARMACIENS. — Je sais bien que vous allez me dire que depuis la glorieuse de 48, on a imaginé pour toutes les professions, et sous le nom de maisons de retraite, des petits dépôts de mendicité si séduisants, que tout le monde se serait empressé de se ruiner pour avoir le droit d’y finir ses jours. C’est parfaitement vrai ; mais la maison Dorvault a perfectionné cette institution banale au moyen d’une idée pyramidale et cocasse.
Cette maison, non moins philanthropique qu’ingénieuse, s’est dit :
Un pharmacien malheureux comme les pierres (car c’est la première condition à remplir), et parvenu à cet âge infortuné où on n’est plus bon à rien (seconde condition essentielle), ne doit pas avoir le caractère extrêmement jovial. Quarante ou cinquante pharmaciens hors d’âge et malheureux comme les pierres, vont être saisis par un embêtement général, multiplié par la racine carrée de leur nombre ; si l’on ne met pas des gendarmes à la porte, au bout de huit jours, il ne restera pas un seul pharmacien dans l’établissement.
Il faut trouver un moyen héroïque et économique de les enchaîner au sol.
La maison Dorvault se rappela ces petits jardins de l’hôtel des Invalides, où les braves débris de nos victoires et conquêtes trouvent le moyen, avec une douzaine de soldats de plomb et quelques fortifications microscopiques, de se représenter le grand drame de l’empire où ils jouèrent un rôle.
Ce souvenir fut un trait de lumière pour la maison Dorvault ; elle résolut de placer les invalides de la pharmacie au milieu du champ de bataille où s’était écoulée leur jeunesse.
Elle résolut de fournir à chaque pensionnaire de la Maison de retraite un laboratoire microscopique garni de petits ustensiles où on confectionnerait de petites potions, de petites pilules. A ces laboratoires seraient annexés de petits jardins botaniques, où l’on cultiverait de petites plantes médicinales propres à être transformées en apozèmes, extraits, etc. De plus, l’administration aurait des employés spéciaux chargés de consommer les produits pharmaceutiques des pensionnaires, et obligés d’éprouver tous les effets qu’on a le droit d’en attendre. Avec d’aussi puissants moyens de distraction, il faudrait être atteint des accidents tertiaires d’un spleen constitutionnel pour ne pas être dans un état perpétuel de jubilation.
La maison renfermerait un vivier de retraite pour les sangsues hors de service ; les pensionnaires qui voudraient varier leurs plaisirs, auraient le droit de s’en appliquer comme distraction, mais il leur serait expressément interdit de les consommer sous forme de friture.
Voilà le projet que j’ose qualifier de sublime, et si les pharmaciens ne se soulèvent pas comme un seul homme pour offrir à la maison Dorvault une statue en pâte de guimauve, je déclare que je ne croirai plus à la reconnaissance des hommes, et que j’aurai plus d’éloignement que jamais pour le métier de philanthrope.
Entendez-vous ces gémissements sourds, entrecoupés de sanglots désespérés, qui partent du Jardin des plantes ? Cependant la lionne n’a pas perdu ses petits, l’hippopotame n’a point à regretter sa belle compagne, les carnassiers sont calmes, les solipèdes souriants, les ruminants paisibles, les reptiles dorment, les oiseaux se taisent. Ces accents déchirants sortent de la poitrine d’un bimane. Ce bimane, c’est M. Valenciennes, qui, ne pouvant faire oublier Cuvier, veut au moins éclipser Jérémie, de lamentable mémoire.
Il paraît qu’il est question de retirer aux professeurs du Jardin des plantes le logement qu’ils occupent dans cet établissement et de les exproprier pour cause d’inutilité scientifique. Bien entendu que tous ne sont pas inutiles à la science ; mais on ne veut pas faire de jaloux. On destine, dit-on, ces logements aux bêtes du jardin. M. Valenciennes prétend que le motif est insuffisant pour le priver de sa maison ; qu’il appartient à l’établissement (section des professeurs), et que l’en chasser, c’est faire une brèche dans les collections. Il chante du matin au soir en s’accrochant aux portes :
Air du Juif errant.
Eh bien ! oui, il est triste et fâcheux, le sort de M. Valenciennes ; un professeur qui a six ou sept places ne peut pas se loger comme le premier croquant venu. Maître Jacques mettait sa souquenille quand Harpagon lui parlait de ses fonctions de cocher, et la quittait pour prendre le tablier blanc aussitôt qu’on lui parlait de ses fonctions de cuisinier. M. Valenciennes est comme maître Jacques, il veut faire les choses en règle et loger chacune des sciences qu’il professe dans une pièce à part, parce qu’il désespère d’en trouver une assez grande pour placer tout son savoir dans la même.
Quand on viendra visiter M. le professeur de conchyliologie et zoophytologie, on le trouvera dans un cabinet spécial, où il pourra parler de coquillages et de zoophytes pendant quatre minutes sans commettre d’erreurs de classification. Vite, vite, c’est le professeur de l’École de pharmacie qu’on veut voir ; il passe dans un cabinet, où tout à coup il devient aussi savant pharmacien que l’illustre Diafoirus. — Qui demandez-vous ? M. le professeur du collége Rollin ? Entrez dans ce cabinet à gauche. — Non ? C’est M. le professeur de l’École normale ? — Alors, attendez dans ce cabinet à droite. — Quoi ! c’est M. le membre de l’Institut ? Que ne le disiez-vous : c’est la porte au fond du corridor, vous verrez son portrait en costume d’Hermès, le doigt sur les lèvres, emblème du prudent silence qu’il garde perpétuellement à l’Institut. Il fallait aussi une pièce pour les livres et les collections, mais ce chapitre a subi depuis peu de temps de grandes pertes, de sorte qu’on logera assez facilement ce qu’il en reste.
Une buse qui convoite la maison de M. Valenciennes a le cruel courage de rire de ses larmes et l’impudence de prétendre que toute sa science tiendrait à l’aise dans moins de place que cela. Mais ce propos léger, et peut-être dicté par l’envie, ne doit être accepté que sous toutes réserves.
Ce congé intempestif, signifié au commencement de la saison rigoureuse, refroidirait considérablement le zèle scientifique de M. Valenciennes. Il serait possible, pour punir la société de son déménagement, qu’il brûlât la magnifique classification qu’il vient d’imaginer ; je le crois incapable de porter une main farouche et barbare sur ses propres lauriers ; mais comme, à la rigueur, il pourrait, sous prétexte qu’on le chasse de son nid, refuser de couver cet œuf pondu par son noble génie, je vais dévoiler cette magnifique conception ; au moins la science ne perdra pas tout. Voici la chose :
On sait que Cuvier a divisé le règne animal en quatre embranchements : les vertébrés, les mollusques, les articulés et les rayonnés. M. Valenciennes divise également son affaire en quatre sections :
Les animaux qui sécrètent :
1o Du phosphate de chaux ;
2o Du carbonate de chaux ;
3o De la silice ;
4o Enfin, ceux qui ne sécrètent rien du tout.
Je crois que, pour imaginer cette classification, l’illustre professeur s’est inspiré de la romance de Malborough : « L’un portait sa cuirasse, l’autre portait son grand sabre, l’autre son bouclier, et l’autre ne portait rien du tout. »
Jusqu’à présent, il n’applique cette idée neuve et originale qu’aux mollusques et zoophytes qui vivent sous sa noble tutelle et qu’il traite en enfants gâtés, mais il espère l’étendre prochainement à toute la série animale. Rien n’est impossible à l’homme illustre qui a découvert que les animaux empruntent leur phosphate calcaire à l’acide phosphorique de l’atmosphère.
Dans quel embranchement les historiens futurs classeront-ils les professeurs qui sécrètent de pareilles classifications ?