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Les causeries du docteur

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XIV

La pierre philosophale.
Le massacre des gens de noblesse.
Les bottes du père Bourri.

« De l’or ! de l’or !!! » quand ce cri retentit dans l’espace, la foule se lève haletante, comme les naufragés à la voix du matelot qui crie : Terre ! elle écoute si cette clameur part des rives du Sacramento, de la Guyane ou de l’Australie ; puis elle s’élance à travers monts et vallées, à travers les continents ; abandonnant tout, parents, amis, patrie. Dans sa course furieuse, la foule traverse sans les voir les plus admirables sites ; elle passe au pied des chefs-d’œuvre de l’art sans daigner détourner la tête ; elle ne s’arrête même pas pour compter les morts qu’elle sème sur la route, et qui marquent au retour le chemin de la patrie.

Approchez, vous tous dont l’œil brille, dont la main s’ouvre involontairement quand on vous crie : « De l’or ! » je veux combler vos rêves les plus ambitieux. Je vais vous indiquer les moyens de fabriquer vous-mêmes le précieux métal, et lorsque vous aurez pu payer tout ce qui s’achète, tout ce qui est à vendre, lorsque vous aurez cuvé votre satiété sur des monceaux de fantaisies devenues sans saveur, vous pourrez aller faire l’aumône aux placers appauvris de la Californie.

Hâtez-vous de convertir votre vaisselle plate en métal plus précieux. Jetez votre argenterie, comme une maigre épave, à l’anatomiste nocturne dont le crochet dissèque les résidus de la civilisation. L’or va devenir si commun que les Auvergnats s’en serviront pour ferrer leurs chaussures, et que vous n’oserez plus l’employer pour élever une statue à MM. H. Favre et J. Oronte, les auteurs de cette merveilleuse découverte.

Malheureusement, ce n’est pas moi qui l’ai faite, cette découverte ; je n’en suis que le fidèle historien, et j’avoue ingénument que j’en aurais savouré en silence les bienfaits pendant quelque temps avant d’en doter ma patrie, si j’en avais été l’auteur.

La poire n’était pas mûre, ô Raymond Lulle, Paracelse, van Helmont, et vous tous, vieux alchimistes qui avez usé votre vie à souffler sous vos cornues, sans avoir pu en tirer la pierre philosophale ! la poire n’était pas mûre, et la gloire d’accomplir le grand œuvre était réservée à notre époque. Cependant la découverte n’est pas sortie de la famille, et c’est un médecin comme vous qui en est le père. Le ciel vous devait bien cette consolation.

Je n’ai pas été trop surpris d’apprendre que le docteur Favre avait trouvé la pierre philosophale ; il a toujours eu des idées très-philosophiques. Je ne les comprends pas toujours bien, ses idées, mais cela tient à ce que les philosophes modernes ont un langage spécial et qu’il faut être pris tout jeune pour en bien saisir la signification.

Je m’explique maintenant les éternels voyages du docteur Favre. Il apprend que la fièvre jaune décime nos troupes au Mexique, il y court, et naturellement il attrape la fièvre jaune. C’était, du reste, un excellent moyen de savoir à quoi s’en tenir. A son retour, il entend dire que le choléra est en Orient ; il s’embarque pour aller l’étudier sur place, et naturellement il attrape le choléra. Je me disais : Voilà un enragé collectionneur d’épidémies, et il faut véritablement aimer l’humanité beaucoup plus qu’elle ne le mérite, pour s’aller ainsi jeter en pâture à tous les fléaux qui font métier de la décimer. Cet amour de l’humanité était du reste tout platonique, car personne n’a songé à l’en récompenser. Il a probablement perdu quelques boutons de son habit dans ses voyages, mais sa boutonnière n’a reçu aucune compensation.

Je comprends tout, maintenant, il attrapait le choléra et la fièvre jaune pour donner le change, il prodiguait ses soins aux fellahs et aux Mexicains, pour détourner l’attention, mais en cachette il descendait dans le sous-sol des pyramides pour recueillir les traditions hermétiques. En Amérique, il fouillait les ruines des cités des Incas, des Aymaras et des Toltèques, pour arracher au pays de l’or les mystères du grand œuvre.

Je ne veux pas vous faire languir plus longtemps. Voici comment on opère la transmutation des métaux, comment on transforme l’argent en or :

Prenez un lingot d’argent, — faites-le dissoudre dans l’acide azotique, — précipitez l’argent sous forme pulvérulente en plongeant une lame de cuivre dans la solution ; — faites dissoudre ce précipité dans l’acide hydrochloro-nitrique ; — soumettez le liquide à l’action d’une pile ayant un cathode en argent ; — enlevez le dépôt pulvérulent qui se forme sur le cathode. — Faites passer ce dépôt à la coupelle pour opérer le départ. — Traitez par l’acide azotique le bouton de retour resté dans la coupelle, et le résultat de votre opération sera DE L’OR !!!

Comme vous le voyez, c’est excessivement simple : un enfant pourrait jouer le rôle de Midas et transmuter en or l’argent qu’il touche.

O mon pays ! je vois s’avancer l’orgie de la décadence romaine ; tes mœurs si pures vont s’altérer au contact des richesses ; les temps prédits par Dupin sont proches. Que le Seigneur sauve la France ! elle va se noyer dans un bain d’or.

J’ai fait l’imprudent aveu que j’étais étranger à cette découverte, je ne puis donc pas m’en emparer, mais pour obéir à la tradition et me conformer aux usages reçus, je vais la dénigrer, la renverser, et si je ne puis attirer sur la tête de l’auteur les peines sévères réservées aux corrupteurs du peuple, au moins vais-je m’efforcer de prouver que la transmutation alchimique n’a aucune valeur. Du reste, en cherchant un peu, il est probable qu’il me serait facile de démontrer que tout cela a été fait avant lui, non pas par un Français (j’en serais jaloux), mais par quelque étranger, un Allemand ou un Anglais, mort depuis longtemps.

D’abord, l’argent n’est pas soluble dans l’acide hydrochloro-nitrique, que les épiciers appellent de l’eau régale. L’argent, en contact avec cet acide, forme un précipité blanc de chlorure d’argent dont je n’ai pas besoin d’indiquer les réactions. Il ne peut donc être réduit de cette solution par la pile.

Ah ! ah ! monsieur Favre, parez-moi celle-là !

N’allez pas croire, bon public, que tout l’argent employé soit converti en un poids d’or équivalent. L’or obtenu représente la vingt-cinq millième partie de l’argent dissous. Il faut donc sacrifier 25,000 grammes d’argent pour obtenir 1 gramme d’or !

La vingt-cinq millième partie ! donnez-moi une paillasse, dans laquelle on aura caché seulement pendant trois mois quelques économies, et je m’engage, en l’analysant, à faire sortir de ses entrailles plus d’un vingt-cinq millième de son poids d’or.

J’ajouterai que, dans les réactions chimiques de cette nature, le phénomène produit ne s’accomplit pas seulement sur une partie des substances en présence, mais bien sur leur totalité. Les infiniment petits qu’on rencontre dans le creuset de l’analyse proviennent bien plus souvent des réactifs employés que des corps analysés.

Examinons le prix actuel de l’or ; c’est prosaïque, j’en conviens, mais il faut, pour être complet, tenir compte du côté « pot-au-feu » de la question.

Le kilogramme d’or, qui coûte aujourd’hui 3,434 fr., reviendrait à 5,450,000 fr. par le nouveau procédé, si on ne tenait compte ni des déchets, ni des frais de fabrication, car il faudrait employer, pour obtenir un kilogramme d’or, 25,000 kilogrammes d’argent à 218 francs.

Il est vrai que l’auteur n’a pas l’intention de faire entrer sa découverte dans le domaine des faits pratiques, et qu’il la considère seulement comme un contingent dans le système philosophique qu’il édifie en ce moment.

Je ne connais pas ce système, mais comme je n’en suis pas l’inventeur, j’attends qu’il le publie pour prouver qu’il est ancien, inexact, inacceptable, et qu’il serait criminel de s’en montrer partisan.


L’Association des médecins de la Seine a tenu sa séance annuelle dimanche dernier à la Faculté de médecine, sous la présidence du professeur Velpeau. Cette société, exclusivement composée de docteurs, est destinée à venir en aide aux confrères malheureux et à leurs familles. Fondée en 1833 par le savant toxicologiste Orfila, elle a permis de soulager bien des infortunes. Elle est administrée par son bureau et par une commission de quarante-six membres tirés au sort tous les ans, et qui s’enquiert avec une discrétion pleine de délicatesse des besoins inavoués et des misères qui se cachent.

M. le Dr Orfila, secrétaire général, et neveu du fondateur, a exposé, dans un discours fort applaudi, l’état prospère de la société et les travaux accomplis pendant le dernier exercice.

Depuis que M. Velpeau a accepté la présidence, un grand nombre de médecins, attirés par l’estime et l’affection qu’inspire l’éminent professeur, sont venus grossir les rangs de cette association fraternelle.

J’ai tracé il y a quelques années un portrait de mon excellent maître, et je le crois encore assez ressemblant pour n’y point retoucher.


M. Velpeau appartient à cette phalange de médecins célèbres qui, depuis quarante ans environ, ont jeté un si vif éclat sur la science, que notre époque leur devra le nom de Grand Siècle de la Médecine.

M. Velpeau naquit en 1795, à Brèche, petit hameau situé à quelques lieues de Tours, d’un modeste maréchal ferrant un peu vétérinaire ; il sentit peser sur son berceau cette froide pauvreté campagnarde, toute de privations, continue, monotone, sans espoir, qui semble river à la misère inexorable toute l’existence d’un homme. Cette misère-là ne connaît pas de forces improductives, elle veut que chacun gagne son pain noir, et l’enfant qui commence à marcher doit traîner après lui un troupeau vers les champs. Alfred Velpeau n’échappa pas à cette nécessité, et les bestiaux de Brèche eurent l’honneur d’être conduits à la pâture par un futur professeur de la Faculté de Paris, chirurgien des hôpitaux, membre de l’Institut, de l’Académie de Médecine, de la Société de Chirurgie, du Conseil des hôpitaux, Commandeur de la Légion d’honneur, membre de toutes les Sociétés savantes dont il a bien voulu faire partie, et de plus quadri-millionnaire.

Du départ à l’arrivée, la route fut longue et rude, et s’il n’avait eu, pour lui apprendre à lire, le digne curé de sa commune, Dieu sait comment il eût franchi cette première étape intellectuelle ; il perdit à l’âge de six ans son premier précepteur, mais il savait lire, donc il était le plus savant de Brèche, et, faute de maître, il apprit seul à écrire en copiant les lettres d’un livre. C’était le commencement d’un duel gigantesque avec la destinée, duel dans lequel je ne puis le suivre pas à pas. A dix-neuf ans, il profita des leçons de latin qu’un honnête propriétaire des environs faisait donner à ses enfants. Alors son ambition prit une forme, il rêva qu’il pourrait bien un jour être officier de santé ; quel honneur pour la famille ! Ce rêve se réalisa en 1817.

M. Velpeau était entré à l’hôpital de Tours, où, par son ardeur infatigable au travail et son intelligence hors ligne, il avait su se concilier le bienveillant appui de l’illustre Bretonneau. En 1820, sa destinée l’entraîna vers Paris, où il vécut trois mois avec cent francs ; à force de persévérance, il dompta la fortune et obtint successivement, le plus souvent par le concours, les places et les honneurs qui font une si belle couronne à sa verte vieillesse.

Il a dû sa haute position exclusivement à son génie et à son amour du travail ; il marcha fièrement et honnêtement vers son but sans rien demander à l’intrigue ou à la bassesse ; les dignités sont plutôt venues le chercher qu’il ne les a sollicitées, et ses rivaux ont toujours été forcés de lui rendre cette justice, que le mérite chez lui n’a jamais été inférieur à la récompense. M. Velpeau tient en ce moment le sceptre de la chirurgie française, c’est-à-dire celle du monde entier ; il n’a plus rien à espérer de la gloire, et pourtant il travaille encore afin d’ajouter quelques pages à ses œuvres, déjà assez considérables pour remplir la vie de trois hommes laborieux. On lui doit : 1o un Traité d’anatomie chirurgicale, 2 vol. — 2o un Traité d’accouchement, 2 vol. — 3o Médecine opératoire, 3 vol. — 4o l’Ovologie humaine, 1 vol. — 5o Traité de la contusion, 1 vol. — 6o Traité des tumeurs du sein, 1 vol. — 7o Clinique chirurgicale, 3 vol. ; la plupart de ces ouvrages importants ont eu plusieurs éditions. Il a en outre publié environ DEUX CENTS MÉMOIRES sur les différents points de chirurgie. On pourrait ajouter à cela un volume de bons mots, si on voulait recueillir ceux qu’il sème dans ses jours de belle humeur.

L’illustre chirurgien vit fort retiré, il n’admet personne dans son intimité ; son cabinet de travail lui procure les seules distractions qu’il sache goûter. M. Velpeau est d’une exactitude chronométrique : pendant plus de vingt-cinq ans, on l’a vu arriver le matin à son hôpital à huit heures dix minutes ; aussitôt arrivé, il mettait son tablier et prenait la liste de ses internes, externes, roupious, bédouins, etc., pour pointer les absents, car il exige de son personnel une exactitude égale à la sienne ; aussi on chercherait en vain un service d’hôpital mieux fait que le sien.

C’est là que les savants étrangers viennent lui payer leur tribut de justes respects, et se joindre au cortége d’élèves et de maîtres qui suivent le matin la clinique de l’éminent professeur et assistent à ses opérations. Les vieux Turcs avaient jadis construit, non loin de Belgrade, une tour avec les têtes de leurs ennemis vaincus ; M. Velpeau aurait pu se construire un palais avec les bras, les jambes et les tumeurs de toute nature qui sont tombés depuis trente-quatre ans sous son habile couteau.

Il est d’une prudence extrême et ne s’embarque jamais vers l’inconnu sans avoir pris toutes sortes de précautions. Son caractère est ferme et droit ; logicien très-serré, il fait peu de cas des artifices de langage, et dans ses discours il vise peu à l’effet ; mais à l’Académie, lorsque le débat fait fausse route, il excelle à le ramener sur son véritable terrain en débarrassant la discussion des éléments artificiels que les phraseurs ont pu y introduire.

Au physique, M. Velpeau n’a jamais été un Adonis, — et ce n’est probablement pas par les femmes, à défaut de mérite, qu’il eût fait son chemin, — mais sa physionomie est illuminée par un certain rayon qui n’a jamais brillé sur le front des hommes ordinaires. Ses yeux investigateurs sont malicieusement cachés derrière des sourcils broussailleux et de haute futaie. Sa bouche s’éclaire parfois de ce sourire narquois et douteur que notre science accroche aux lèvres de ses véritables élus, et qui semble dire : Est-ce bien prouvé ? M. Velpeau est un libre penseur… qui ne dit sa pensée à personne.

Il porte toujours une redingote noire ; sa haute et puissante cravate blanche est magistralement empesée ; elle est ornée d’un petit nœud, toujours si exactement le même, qu’on pourrait croire que depuis trente ans il n’a pas changé de cravate, n’était son éclatante blancheur, car il a un soin minutieux de sa personne.

De taille moyenne et mince, M. Velpeau a la marche alerte et juvénile ; le geste aussi jeune, la voix aussi vive, la pensée aussi rapide, qu’à l’époque où il mangeait du pain de munition dans une mansarde du quartier latin.

Le temps a jeté des rides sur son front et blanchi ses cheveux, mais là se sont arrêtés ces ravages. Il a complétement respecté cette énergique constitution, cette belle intelligence, qui n’a pas encore dit son dernier mot.


Grand Dieu ! quel désastre ! que de morts ! que de mourants ! Notre-Dame à la rescousse ! une partie de la noblesse de France vient de passer de vie à trépas. Oncques ne fus témoin d’un pareil carnage de titres ; jamais les batailles les plus sanglantes, jamais Pavie, jamais Malplaquet ne virent tomber tant de marquis, de barons et de comtes ; quant aux simples chevaliers, ventre-saint-gris ! si on ramassait les anneaux des simples chevaliers férus en cette occurrence, on en trouverait plus qu’Annibal, qui en récolta, dit-on, trois décalitres après sa victoire de Cannes.

Heureusement que cette terrible mortalité n’est pas causée par une grande bataille ou par une épidémie meurtrière : c’est une simple loi sur les titres de noblesse qui a tué tant de gentilshommes.

Cette impitoyable loi se dresse inflexible devant tout croquant qui s’est permis d’entortiller sa roture dans un parchemin de sa fabrique ; s’il s’est déguisé en duc, elle jette à terre sa couronne à huit fleurons ; s’il s’est créé simple chevalier, elle lui coupe son DE sans plus de cérémonie que Pierre Pitou lorsqu’il coupe la queue d’un chien sur le Pont-Neuf, et de plus elle leur crie :

— Allons, braves gens, votre farce est jouée, cachez votre blason et rentrez dans le néant.

— Hélas ! madame la loi, gémit un croquant désespéré, ne soyez point si dure au pauvre monde ; je porte avec tant de grâce le nom de mon village, qu’il doit être fier de se voir si noblement représenté… Et puis, je fus toujours bon et miséricordieux pour ma commune, je ne l’ai jamais grevée de tailles ni de corvées ; je n’ai jamais obligé personne à battre les étangs pour imposer silence aux grenouilles qui troublaient mon noble sommeil ; je n’ai jamais exigé de mes vassales le droit de jambage et du reste ; et si parfois elles ont bien voulu m’accorder ce joli droit du seigneur, cette faveur s’adressait moins à ma noblesse qu’à mes avantages personnels… Eh quoi ! madame la loi, vous êtes inexorable ? il faut donc tout vous dire ? Eh bien ! j’en conviens… mon père était un manant, un rustre, un pied-plat, dont je rougirais fort de porter le nom… Mais les vaches que gardait madame ma mère, à l’époque de ma naissance, appartenaient à un marquis, et, palsambleu ! elle était si légère, madame ma mère, que je dois avoir du sang de marquis dans les veines.

Éloquence perdue, la loi impitoyable arrache par lambeaux l’habit à paillettes et livre le croquant nu comme un ver aux risées de la foule, qui le montre du doigt.

Il est surtout une classe intéressante de la défunte noblesse qui a été bien cruellement éprouvée. Je veux parler des gentilshommes qui se livraient à l’extraction des dents. Cependant cette noblesse avait du bon : elle manquait de préjugés, elle occupait ses loisirs à extraire des chicots et à fabriquer des osanores ; elle craignait si peu de déroger en faisant du commerce qu’elle avait chargé les murailles de Paris d’annoncer à la plèbe que, pour la modeste somme de cinq ou dix francs, elle réparait les brèches causées par le davier du temps. On n’a vraiment pas moins de préjugés que ces dignes seigneurs ; il en est même qui, pour se mieux faire connaître, faisaient accrocher leur blason au fond des colonnes pudiques du boulevard, sans craindre que son éclat fût terni par les petites inondations qui se succèdent en ces lieux.

Corne de bœuf ! il faut convenir cependant qu’il est bien dur, après s’être fait appeler pendant dix ans M. le comte, ou M. DE, ou M. DU, ou M. D’ par sa cuisinière, son porteur d’eau et son charbonnier, d’avouer à ces braves gens que son propre sang ne contient pas plus de NOBLÉINE que leur sang plébéien (NOBLÉINE ! ô grand Piorry, voilà qui va nous raccommoder ensemble, à moins cependant, ô illustre néologue, que tu ne sois jaloux qu’un autre l’ait trouvé), enfin qu’on est aussi vilain qu’eux. Il est bien dur surtout de payer de ses propres deniers un badigeonneur pour qu’il efface sur les murailles, — qui sont le livre d’or de cette noblesse, — la glorieuse particule et le nom d’emprunt.

Le corps médical, plus qu’aucune autre classe de la société, a su échapper aux tentations de cette vanité qui porte à rougir du nom paternel ou à le trouver trop court. C’est que le médecin, en général, s’entoure d’assez de considération personnelle pour n’avoir pas besoin de se créer des titres, et ce n’est souvent que lorsqu’il sent la considération lui échapper qu’il se fabrique des parchemins.

MM. de Saint-Pierre, de Saint-Boniface, de Saint-Gervais, vont probablement faire des démarches actives pour ne pas passer à l’état de ci-devant.

A propos de M. de Saint-Gervais, je me demande pourquoi il a fait graver un casque sur ses cartes ; aurait-il eu un grade dans le corps des pompiers de Saint-Gervais, et le casque serait-il placé là pour rappeler ses exploits dans ce corps hydraulique ? Mais non, la supposition est invraisemblable, car M. de Saint-Gervais n’appartient pas à la noblesse d’épée, il appartient à la noblesse de Rob.

La nouvelle loi a causé plus d’une surprise aux bonnes gens qui regardent de loin la bascule aux amours-propres. Ainsi, tel DE qu’on croyait bien légitime, depuis quelques jours a fait le plongeon ; tel autre DE, qu’on croyait de pacotille, surnage fièrement au milieu de la débâcle. Surnagera-t-il longtemps, voilà la question.

J’en connais un surtout (un confrère, bien entendu, car je m’occupe seulement ici des choses médicales) que je m’attendais bien à voir plonger ; mais jusqu’à présent il n’a point courbé la tête ; cela suffit pour que je ne discute pas ses quartiers ; j’accepte son nom écrit en trois mots. Cependant, il faut bien en convenir, le nom ne paye pas de mine, et celui de Patouillet répandrait au moins autant de parfum aristocratique si on l’accrochait à une particule que celui du confrère de la M… malgré ses armoiries, car M. de la M… use du droit que possède tout noble et bon gentilhomme d’avoir des armoiries ; c’est même le blason qui m’avait fait douter de la noblesse ; voici pourquoi : dans l’écu se trouve une faute d’orthographe héraldique énorme, un barbarisme capable de faire évanouir d’horreur l’ombre de M. de Jaucourt. Qu’on en juge :

M. de la M… porte d’argent à trois étoiles, deux en chef, une en pointe ; l’écu fascé d’argent (d’argent ! métal sur métal !! ah !!!), timbré d’un casque placé de profil. Pour tenants, deux clefs portant un ruban d’ordres.

Métal sur métal !!! ma plume frémissante se refuse à continuer, et je dois remettre à un autre jour l’examen des armoiries du corps médical de France.


J’ai lu, dans une chronique attribuée à Jean des Entommeures, une légende fantastique intitulée : LES BOTTES DU PÈRE BOURRI, lequel fut médecin en son temps ; je ne saurais dire l’âge de cette légende ni le temps où vivait le père Bourri ; dans le manuscrit, il y a un pâté sur les dates. Je ne saurais non plus affirmer que le héros de cette histoire se nommât véritablement Bourri de père en fils, car l’auteur, dans un court préambule, donne à penser que sa malice sournoise et son entêtement asinal ont bien pu lui servir de parrains. Mais cela nous importe peu, et il suffira, j’en suis sûr, au lecteur, que le père Bourri ait été médecin pour qu’il s’intéresse à ses bottes.

I

Il était une fois un pauvre malheureux médecin qu’on appelait le père Bourri ; au physique, certaines gens lui trouvaient l’aspect crétinoïde, mais il y avait une telle concordance entre son physique et son moral, qu’il eût été véritablement injuste de ne pas admirer un si parfait accord. Ce pauvre homme n’avait pour toutes ressources que cinquante pauvres mille livres de rentes et le produit de sa clientèle ; c’était bien peu de chose pour vivre. Aussi, comme il ne possédait ni enfants, ni chiens, ni chats, ni poules, comme il ne s’était point chargé de nourrir les malheureux de son quartier, on comprend qu’il était obligé de s’imposer les plus grandes privations, et de se refuser même le nécessaire, afin de ne pas être réduit à la besace ; et puis, on a beau avoir cinquante mille livres de rente et une grosse clientèle, on peut tomber malade tout comme un autre, et se trouver dans l’embarras si l’on n’a pas quelques petites économies devant soi.

II

Le pauvre homme se menait donc la vie bien dure ; il s’était habitué de bonne heure à se priver, autant que possible, des choses coûtant de l’argent. Il traitait de dissipateurs et plaignait du fond de son âme les confrères qui ne rougissaient pas de s’acheter une montre, surtout une montre à secondes ; il avait toujours su échapper à la contagion de ce mauvais exemple, et se contentait d’un sablier de quinze sous pour explorer le pouls de ses malades. Jamais il n’avait franchi le marche-pied d’une voiture, jamais il n’avait donné même trois sous au conducteur d’un omnibus.

III

Pour satisfaire aux exigences d’une grande clientèle, il usait, on le comprend, beaucoup de chaussures. C’était pour lui un grand sujet de douleur ; mais, à moins de marcher sur les mains, ce qui n’eût pas été décent pour un médecin, il fallait bien se résigner à user des bottes. Il s’y résignait donc, non sans de gros soupirs, et les achetait AU RENARD BLEU, rue Guérin-Boisseau, établissement connu de Paris à Limoges pour la solidité, sinon pour l’élégance de ses produits. Aussi, qu’elles étaient belles les bottes du père Bourri, comme on les regardait ! comme on les entendait quand elles résonnaient dans le lointain sur le pavé de la rue ! lorsqu’une fois on s’était habitué au bruit de ces bottes-là, on pouvait distinguer le pas d’un cheval de celui d’un Auvergnat.

IV

Un jour, l’interne du père Bourri remarqua, avec une surprise bien légitime, que son patron avait pour chaussures deux bottes du pied droit. Quel mystère ! En ce temps-là, on était en hiver ; le père Bourri avait deux lieues à faire pour se rendre à son hôpital ; il devait, pour arriver à sept heures, se lever longtemps avant le blond Phœbus, et on savait qu’il n’était pas homme à brûler inutilement de la chandelle pour faire sa toilette. On mit ce jour-là l’erreur de bottes sur le compte de l’obscurité.

Mais, se demandait-on, comment a-t-il pu entrer dedans ? il a dû terriblement pousser.

V

Le lendemain et les jours suivants, la stupéfaction fut à son comble, lorsque l’on vit le phénomène passer à l’état chronique et le maître ne plus chausser que des bottes faites pour le pied droit.

— Grand Dieu, disait-on, comme il doit pousser !

Après son départ, internes, externes, roupious, infirmiers et infirmières se réunissaient pour chanter d’un air sombre et sur un air connu :

Quel est donc ce mystère ?
Bientôt, j’espère,
Qu’un dieu prospè-è-re
Nous le révé-é-le-ra.

Les jours passaient et le mystère ne se révélait pas. Enfin…

VI

[Ici le savant Jean des Entommeures entre dans les détails les plus précis sur les cinquante-trois moyens qui furent inutilement mis en œuvre pour pénétrer cet arcane ; je les passerai sous silence, aussi bien que le cinquante-quatrième, qui fut couronné de succès, parce que la narration de ces tentatives forme deux volumes in-folio qui pourraient faire longueur dans notre récit. Je saute donc immédiatement au dernier chapitre de la légende qui donne le mot de la charade.]

VII

… Il fut donc reconnu que le père Bourri, à la suite d’un léger ramollissement cérébral, traînait le pied gauche et usait la botte de ce côté beaucoup plus vite que celle du pied droit, de sorte qu’un jour il se trouva à la tête de quarante-deux bottes du côté droit veuves de leurs sœurs, et… voilà comment il se fait que, pendant huit ans, le père Bourri n’en porta pas d’autres.

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