Les causeries du docteur
IV
La médecine des gens qui ne sont pas médecins.
Le docteur Duval.
Les biftecks de la rue Saint-Victor.
Si les hommes d’épée veulent régenter le domaine de la médecine, il ne nous restera bientôt plus qu’à raisonner fourniment et charge en douze temps ; seulement nous prendrons la peine d’étudier la manœuvre pour en parler avec compétence.
A l’Institut, le général Morin a fait une charge à fond sur M. Velpeau, à propos de la présentation d’un travail sur une question à l’ordre du jour : le mode de propagation du choléra. Le célèbre chirurgien n’aime pas à voir chasser sur ses terres ; il a froncé ses sourcils broussailleux, et je m’apprêtais à entendre une verte réplique. Cependant il s’est montré bon prince, en se bornant à répondre civilement au savant général : que les choses qui pour lui semblaient douteuses, étaient parfaitement claires aux yeux des gens compétents. Les motifs que M. Velpeau a donnés pour justifier sa présentation n’ont peut-être pas convaincu son adversaire, mais ils n’en sont pas moins valables pour cela.
Il faut croire que la médecine exerce une fascination bien puissante sur les gens, puisque tout le monde veut y toucher. Et vous-même, si vous faisiez scrupuleusement votre examen de conscience, vous trouveriez à votre passif quelques petits délits d’exercice illégal de la médecine. Vous ne vous aviseriez pas, à moins d’être bachelier ès pendules, de raccommoder la montre d’autrui, et pourtant vous n’hésitez pas dans l’occasion à porter vos mains profanes sur la mécanique humaine.
Je reconnais volontiers que les journaux extra-scientifiques vous prodiguent le mauvais exemple ; ils accumulent sans scrupule et avec une parfaite bonhomie les recettes des commères et des compères, qui sont sévèrement consignées à la porte des publications médicales.
Dans beaucoup de cas, ces arlequins pharmaceutiques, qui ressemblent beaucoup plus au thé de la veuve Gibou qu’à une drogue honnête, ne présentent pas de grands inconvénients. Quand l’indisposition est légère, elle disparaît malgré le médicament ; mais, ordinairement, les guérisseurs inspirés dédaignent de combattre ces petites misères de l’existence ; il leur faut de bonnes grosses maladies mortelles : c’est le choléra, le cancer, la rage, etc., qu’ils guérissent à tous coups. C’est là que commence le danger. Le malade qui croit à l’efficacité du remède néglige de réclamer une intervention sérieuse, et lorsqu’il perd ses illusions il n’est plus temps de le soulager.
Bien des gens qui sont morts de la rage auraient pu être sauvés si, au lieu de perdre un temps précieux à des remèdes absurdes, ils avaient réclamé tout de suite les secours alors efficaces de l’art.
Méfiez-vous donc des formules médicales publiées dans vos journaux. Sur quatre-vingt dix, il y en a cent de mauvaises. Il m’en souvient d’une, destinée à chasser le ver solitaire, et qui se terminait ainsi : « Le malade devra s’abstenir de manger et de quitter la chambre jusqu’à la sortie du ver. » C’est fort bien, si l’entozoaire accepte gracieusement l’invitation qui lui est faite de quitter la place ; mais s’il refuse (l’auteur n’a pas prévu le cas), voilà un malade condamné au triste sort d’Ugolin, et il ne lui est même pas permis de se faire enterrer.
Les romanciers en quête d’émotions ont fait aussi des excursions aventureuses dans notre domaine. La haute fantaisie de leur imagination a maraudé sans vergogne les fruits de l’arbre de science. Blasés sur les massacres à l’épée, il ont inventé les carnages chirurgicaux : des guérisons gigantesques, des opérations cyclopéennes, et le lecteur pantelant ne sait ce qu’il doit le plus admirer, des vastes ressources de l’art ou du vaste savoir de l’écrivain.
J’avais, il y a quelque dix ans, une concierge qui adorait les romans de cape et d’épée ; je ne dis pas qu’elle en soit morte, mais tant d’émotions poignantes ont bien pu abréger ses jours. Je la priai de me signaler tout ce qui pouvait, dans ses lectures, toucher à la médecine. La digne femme voyait là un désir bien naturel d’acquérir des connaissances nouvelles, et, fière de contribuer à mon éducation, elle s’y prêtait avec bienveillance. Grâce à sa collaboration dévouée, mais inintelligente, j’ai pu réunir assez d’observations pour dessiner les tableaux d’une lanterne magique monstrueuse, d’une danse macabre où l’impossible donne la main à l’absurde. Je ne puis vous initier à ces travestissements de l’art ; il faut au moins être étudiant de première année pour en goûter toutes les finesses.
Je ne vous en ferai connaître qu’un tout petit fragment, à titre d’échantillon. Je l’emprunte au Roi des gueux, de Paul Féval ; je copie :
« Maravedi, le gamin rachitique, jouait aux billes avec Plizon l’encéphale (?), dont la tête se grossissait de trois livres d’étoupe. »
Plizon logeait donc dans sa tête trois livres d’étoupe ; par quel procédé ? l’auteur n’en dit rien, et cependant on a noté dans l’histoire des choses beaucoup moins extraordinaires. Trois livres d’étoupe ! Mon tapissier m’a affirmé qu’il n’en employait pas davantage pour rembourrer deux chaises et un fauteuil. Le crâne de Plizon, avec les accessoires qu’il contient à l’état normal, devait atteindre le volume d’une citrouille fortement constituée, et cependant Plizon, avec la candeur d’un phénomène qui s’ignore, jouait aux billes, dédaigneux des Barnums qui auraient pu changer son étoupe en crin.
J’ai vu des hommes distingués (dans leur partie) avaler des étoupes enflammées, mais pas un n’était capable d’en grossir le volume de son étroit cerveau, pas un n’aurait su à volonté gonfler sa tête comme un ballon. Le truc de Plizon est mort avec lui.
L’Académie de médecine est fort occupée en ce moment ; elle fait sa liquidation de fin d’année, elle prépare sa séance solennelle. Le temps se passe en comités secrets, où l’on discute la valeur des mémoires présentés au concours des prix, en lectures de rapports sur la vaccine, les épidémies, etc. Ces travaux ont une haute importance, mais ne présentent pour vous qu’un médiocre intérêt.
Les dernières séances ont été occupées par une discussion sur le pied-bot, infirmité qui a fait le désespoir de Byron et de Talleyrand. Je crois que c’est la seule chose que le prince des diplomates n’ait jamais pu dissimuler.
Le traitement du pied-bot est une des plus belles conquêtes de la chirurgie contemporaine. Cette difformité jadis incurable, dans laquelle le pied au lieu de reposer directement sur le sol, est porté en bas, en dedans ou en dehors, est due à la rétraction de certains muscles de la jambe, qui entraînent le pied dans une direction anormale. Au moyen d’une petite piqûre à la peau, on introduit un mince bistouri sur la corde tendineuse raccourcie ; on coupe : il s’écoule à peine quelques gouttes de sang, et le malade est guéri. Le pied reprend ses rapports et ses usages normaux. Cela s’appelle la ténotomie sous-cutanée. On doit sa vulgarisation, je pourrais presque dire sa création, au docteur Duval, le doyen des orthopédistes. MM. J. Guérin, Bouvier et quelques autres ont également enrichi la science sur ce point. Le docteur Duval est une des figures les mieux accentuées de notre monde médical. Un grand corps plein de vigueur, de grands bras, de grands cheveux touffus et grisonnants, un grand chapeau, un grand cœur, une grande intelligence, une bonne figure souriante, l’œil fin ; moustachu comme un grognard ; toujours prêt à ouvrir sa bourse ou sa maison aux citoyens frères et amis, et Dieu sait s’ils en ont usé ! Cet excellent homme s’est fait le Vaugelas des barbarismes physiques, le correcteur des difformités humaines. Ce qu’il a coupé de tendons et réduit de vieilles luxations depuis quarante ans, est incalculable. Il préfère ses succès d’horticulteur à ses succès de praticien, et cultive avec amour une collection d’œillets.
Le choléra ressemble à ces gens qui, tous les matins, font leur malle et tous les jours manquent le train ; on les croit partis, pas du tout, on les retrouve assis sur leurs bagages. On compte encore par jour une trentaine de victimes. Il n’a cependant pas, pour rester, l’excuse des directeurs qui prolongent leurs représentations pour satisfaire… à la demande générale. Personne ne le retient.
Le baron de P. avait jugé prudent d’émigrer devant le fléau, mais il avait laissé à Paris un domestique de confiance pour répondre, si le choléra venait frapper à la porte de l’hôtel.
Le baron, qui s’ennuie en province, écrivait de temps en temps à sa sentinelle perdue pour savoir si l’ennemi s’éloignait. Enfin, il y a quelques jours, il a eu la satisfaction de recevoir la note suivante :
« Monsieur le baron peut revenir, le choléra est beaucoup diminué : du reste, il n’y a plus que des cas foudroyants. »
J’ai trouvé l’histoire qui suit dans les papiers de mon grand-père.
I
Elle naquit au milieu des brouillards parfumés de la rue Mouffetard et se nommait Javotte, mais par un caprice familier aux grandes artistes elle avait italianisé son nom et en avait fait Javotta. Elle était, il est vrai, assez laide, suffisamment malpropre et quelque peu rousse. Ses cheveux impeignés rappelaient peut-être un peu trop les tons dorés de l’écureuil. Mais par combien de qualités morales étaient rachetées ces quelques imperfections physiques ! Elle portait avec grâce une échelle sur le bout de son nez robuste, avalait des sabres sans les mâcher, faisait le grand écart comme personne, et se laissait casser des pavés sur le ventre, sans manifester la plus légère émotion. C’était, comme on le voit, un véritable artiste bien digne, non-seulement d’exciter l’admiration d’un public enthousiaste, mais encore d’allumer des passions tropicales dans le sein des mortels et même des immortels.
Javotta logeait sa gloire dans une mansarde de la rue Saint-Victor.
II
En ce temps-là, un équipage médical, attelé de deux chevaux très-maigres, mais conduits par un cocher encore moins gras, s’arrêtait chaque matin au coin de la rue Saint-Bernard. Un bel homme, habit bleu, boutons d’or, en descendait, et après avoir rétabli l’aplomb de sa chevelure, il s’engageait dans la rue Saint-Victor et gagnait d’un pas pressé une de ces maisons verdâtres, à l’aspect cadavéreux, où tous les miasmes, toutes les moisissures semblent se donner rendez-vous.
Où court donc ce prince de la science ? Va-t-il porter à quelque pauvre diable les secours de sa médecine humanitaire ? Non, non, non. Vient-il admirer un de ces cas rares que la science poursuit à domicile ? Non, non, non. Qu’espère-t-il donc trouver dans ce taudis malsain, au haut de cet escalier criard dont chaque marche est le siége d’une fracture ou d’une luxation ?
Il vient voir Javotta, il vient se plonger dans les convulsions éclamptiques de la volupté. Il vient faire cuire deux biftecks. Voilà ce qu’il vient y faire.
Mais comme il a six étages à monter, et qu’à son âge on ne fait pas une pareille ascension sans souffler un peu, sans faire une petite pause sur chaque palier, j’ai tout le temps de vous dire pourquoi ses chevaux et son cocher sont si maigres.
III
Voici comment il nourrissait le Phébus de son char. Le pauvre cocher, après avoir introduit chaque matin la voiture dans la cour de l’hôpital, suivait son maître ; puis profitant de l’obscurité d’un corridor, il endossait rapidement la capote et le bonnet de coton de malade et allait se planter devant un lit du service que son maître avait soin de toujours maintenir vide à cette intention. A la visite, après une investigation d’autant plus longue qu’elle était parfaitement inutile, le grand praticien lui ordonnait invariablement quatre portions qui devaient suffire à tous ses besoins pour vingt-quatre heures. Cependant lorsqu’il était très-content de ses services, il lui accordait une portion de vin en supplément. Quand des gens étrangers aux salles demandaient à cet homme maigre quel était le siége de sa maladie, il indiquait piteusement l’estomac, qui n’avait d’autre infirmité que de trop bien se porter.
Notre savant confrère avait voulu nourrir ses chevaux par le même procédé, mais au moment de l’exécution, des obstacles sérieux s’opposèrent à la réussite de cette combinaison économique. De sorte que les chevaux s’étaient petit à petit habitués à ne plus manger du tout ; seulement ils persistèrent à rester maigres avec un entêtement invincible. Et pourtant leur maître n’était pas avare ; mais les besoins de première nécessité du cœur coûtent si cher à l’homme sensible, que généralement il ne lui reste que peu de chose pour pourvoir aux autres exigences de la vie.
IV
Enfin, un pas lourd et le ronflement intermittent d’une respiration essoufflée se font entendre dans les hautes régions de l’escalier, c’est notre héros qui arrive au terme de son pénible voyage.
Il entre, se précipite dans les bras de Javotta ; puis, cette satisfaction accordée aux appétits du cœur, il songe à satisfaire les besoins de l’estomac. Sur un signe, l’artiste s’élance dans les profondeurs de l’escalier et revient bientôt avec deux biftecks (moins tendres que son cœur). Jamais plus, jamais moins, jamais autre chose ; tous les matins deux biftecks qui seront grillés par les mains de l’amour et de la science.
On parle d’Hercule filant aux pieds d’Omphale, mais que dira donc l’histoire à propos de notre savant confrère cuisinant aux pieds de la beauté ? On l’accusera peut-être de plagiat, c’est possible, mais cela n’enlève rien à la délicatesse du trait, et il faudrait vraiment avoir un cœur de roche pour ne pas se sentir touché en voyant cette célébrité médicale mollement couchée aux pieds de cette célébrité artistique, une main plongée dans sa crinière rutilante et l’autre occupée à retourner le faux-filet étalé sur des pincettes. Ajoutez à cela que pour compléter l’illusion, il endossait parfois le maillot de Riquiqui (un acrobate distingué qui avait beaucoup connu Javotta), et dans ce costume léger il se plaisait à faire constater l’état de conservation de ses formes.
Oh ! chaos de l’esprit humain ! Oh ! mystérieux abîmes du sentiment ! ces savantes mains qui tout à l’heure vont, c’est bien possible, tâter le pouls d’un des princes de la terre, de la finance ou de toute autre principauté, sont occupées maintenant à surveiller la confection de modestes biftecks, taillés peut-être dans la culotte d’un cheval ! Quelle complainte simple et touchante on pourrait faire avec ces fraîches fleurs d’amour tombées du cœur d’un grand homme !
V
Nous étions à cette époque pleine de charmes et de poésie qui vit fleurir le Père Duchêne et les émeutes. Cette date n’est pas très-précise : c’est peut-être en 93, ou en 1830, ou même en 1848, car nous avons eu tant de glorieuses révolutions, qu’on s’embrouille un peu dans les dates ; je crois pourtant que c’était en 1793.
Un jour, jour néfaste (c’était bien sûr un 13 ou un vendredi), quand il ouvrit la porte, aucune main amie ne vint éponger le front du savant essoufflé : le taudis était vide ; il s’arrêta palpitant, sentit au cœur une douleur, comme si on le pinçait dans un entérotome de Dupuytren, et lut à travers ses larmes les mots suivants, qu’une main inhabile avait tracés sur la table avec du blanc : « Riquiqui est commissaire d’un département. Je l’ai revu, je le raime et je file. »
Une révolution s’était en effet accomplie dans la situation politique de Riquiqui, il allait travailler désormais sur un autre théâtre.
Notre infortuné confrère voulut chercher dans le tourbillon des orages parlementaires l’oubli de cette tuile qui avait contusionné son cœur, mais nous devons avouer qu’il échoua d’une manière aussi complète qu’éclatante.
VI
Il y a un mois, en traversant le boulevard Montparnasse, j’ai revu Javotta ; elle marchait sur les mains, les jambes en l’air, ce qui indique suffisamment que sa position sociale avait été bouleversée.
Quant au savant, hélas ! il est décédé.
Mais comment est-il mort ? car pour l’homme de science il est trois manières d’en finir avec l’existence :
1o Il meurt physiologiquement, mais ses œuvres lui survivent ; il n’est donc mort qu’à moitié, puisque son esprit ou son génie restent parmi les vivants.
2o Il meurt complétement, sa réputation le suit dans la tombe, il ne reste rien de lui.
3o Il meurt moralement, c’est fini, on n’en parle plus, on n’en fait aucun cas, et cependant il continue à vivre de l’existence physique et végétative.
— Lequel de ces trois trépas subit le héros de cette véridique histoire ?
— Interrogez la Parque, quant à moi je dis simplement : Il est mort.