Les causeries du docteur
XXII
Le français de l’Académie.
Hôpital modèle. — M. Flourens.
Longtemps j’ai cru que l’Académie française était un temple fondé par Richelieu et desservi par quarante vestales mâles, qui devaient, sous le nom d’académiciens, veiller jour et nuit sur la pureté de la langue et la protéger contre les tentatives, parfois un peu lestes, des néologistes, des romantiques, des réalistes et des charabias ; je croyais aussi que les académiciens travaillaient depuis plus de deux cents ans à une espèce de toile de Pénélope nommée : le Dictionnaire ; et qu’au premier jour ils mettraient d’accord les grammairiens qui ont la mauvaise habitude de ne pas être toujours du même avis. J’avoue que je croyais à tout cela. Aussi, la première fois que je vis publier les pataquès de M. Scribe et les fautes de français de M. Ponsard, j’éprouvai la sensation désagréable qui se manifeste lorsqu’on vous arrache… une illusion.
Je me disais pour me consoler : Tout n’est pas perdu, il en reste encore trente-huit pour faire le bonheur de la langue française, et parmi eux brille l’illustre Sainte-Beuve, plus spécialement chargé de cette besogne en sa qualité de commissaire historiographe de ladite langue. Mais, hélas ! il était écrit là-haut que M. Sainte-Beuve lui-même, de ses propres mains d’académicien, foulerait aux pieds ma dernière illusion, en prononçant un discours qu’on pourrait intituler :
ORAISON FUNÈBRE, EN FRANÇAIS LAMENTABLE,
PAR M. SAINTE-BEUVE
UN DES QUARANTE FAUTEUILS DE L’ACADÉMIE.
On a eu la douleur de l’entendre, ce discours, aux obsèques d’un honorable médecin qui ne méritait pas qu’on jetât de pareil français sur sa tombe. Notez bien qu’il n’a pas été prononcé entre chien et loup, dans le coin obscur d’un cimetière, devant trois amis et quatre croque-morts ; non pas, il y avait une foule choisie ce jour-là ; de plus, M. Sainte-Beuve s’est empressé de le publier dans le Moniteur universel (no 253), qu’il rédige, et dans deux ou trois journaux scientifiques. Je fus tellement exaspéré par ce charabia, que, dans un premier mouvement que je regrette, j’osai, — je demande bien pardon à ces messieurs du blasphème, — j’osai, dis-je, comparer les académiciens aux palefreniers d’Augias, tant ils tiennent mal leur… syntaxe.
La nature funèbre de cet impayable morceau d’éloquence ne m’a pas permis de le publier plus tôt, j’ai voulu laisser pousser un peu de gazon sur la tombe du défunt ; l’herbe pousse vite sur les tombes, à notre époque, et je crois le moment venu de livrer à l’admiration publique ce speech d’académicien. Si j’attendais plus longtemps, il pourrait se couvrir de moisissures, ce gazon funèbre des articles hors d’âge.
Je me suis permis de l’accompagner d’annotations grammaticales et autres, non pas, grand Dieu ! à l’adresse de mes lecteurs, qui parlent tous le français comme MM. Noël et Chapsal, mais uniquement pour ces messieurs de l’Académie qui voudraient se mettre un peu au courant de leur langue.
Voici ce discours tel qu’il a été LU (car il n’emprunte aucune de ses beautés au pittoresque de l’improvisation), tel que M. Sainte-Beuve l’a remis au Moniteur universel, après en avoir corrigé LUI-MÊME les épreuves.
« Messieurs,
« Vous avez désiré que nous ne QUITTIONS pas… » — Mon portier dirait : QUITTASSIONS ; il est vrai qu’il n’est pas de l’Académie, — « sans LUI adresser un dernier adieu, LES restes » — !!!! — « du médecin habile, de l’ami excellent, du cœur dévoué que nous perdons. C’est pour obéir à ce vœu de l’amitié que je me hasarde à élever la voix dans un lieu et dans une circonstance où le silence ému est encore la plus éloquente des paroles. »
Un silence ému qui est une parole éloquente ! voilà un genre d’éloquence à la portée de tous les orateurs. Quel malheur que M. Sainte-Beuve ne s’en soit pas contenté ce jour-là !
« Ce qu’était Armand X…, qui nous est si soudainement enlevé, nous le savons tous ! » — Alors, pourquoi le dire, si tout le monde le sait ? — « Né en 1792, enfant d’une génération qui produit des hommes supérieurs et distingués en tout genre… » — Un cordonnier fait des bottes en tout genre ; une génération produit des hommes supérieurs dans tous les genres. — « … élève de l’École normale dans la première ferveur de la création… » — La première ferveur de la création — ? — « … il eut aussi à sa manière » — manière à lui tout seul — « le souffle et le feu sacré. » — De sorte qu’il pouvait lui-même, avec son propre souffle, souffler son feu sacré ; pensée de haut style, aussi ingénieuse que sublime. Quoi qu’il en soit, à la place de l’auteur, j’aurais mis sacré au pluriel. « Il marqua de bonne heure entre ses jeunes camarades… » — Entre se dit seulement quand il est question de deux personnes ou choses ; ici entre est une faute ; la grammaire exige parmi, — « par des qualités bien à lui. » — Des qualités brevetées, que lui seul avait le droit de posséder.
« Destiné d’abord à l’enseignement des sciences, chargé de professer la physique au lycée de Metz, il reçut, dans cette cité patriotique et guerrière… » — Rengaîne civico-militaire. — « le coup direct des événements de 1814 et de l’invasion. » — Dans quelle région reçut-il ce coup des événements ? On n’a jamais su. — « Son cœur saigna. » — Infirmité désagréable, mais difficile à constater sur le vivant. — « Et il commença par faire ce qu’il fit ensuite toute sa vie : il se dévoua. Son zèle à servir nos braves soldats atteints de typhus faillit lui devenir funeste ; saisi lui-même par le fléau, il fut près de payer de sa vie son humanité. » — Du moment qu’il s’était laissé saisir, il ne lui restait d’autre ressource que de payer, c’est clair comme un exploit d’huissier. Je ferai cependant observer à l’auteur qu’un fléau n’est pas un gendarme, il vous atteint, mais ne vous saisit pas. — « Et Metz, qui avait été témoin de ce dévouement du jeune professeur, s’en est ressouvenu toujours. » — On ne peut se ressouvenir que des choses qu’on a oubliées ; il faut : s’en est souvenu toujours.
« Cette noble cité, » — rengaîne civico-prudhommique, — « était devenue, pour Armand X…, une seconde patrie ; ses amis de Metz sont restés fidèles jusqu’à la fin, » — La fin de quoi ? — « à cet enfant adoptif, à ce cœur généreux dont ils avaient vu le premier élan. »
« Trop impatient pour dissimuler ses sentiments nationaux, » — rengaîne libérale — « et frappé » — encore des coups ! — « dans sa position universitaire, il se tourna vers une profession indépendante. » — Il se tourna, ceci indique clairement que cette fois il n’a pas été frappé par devant — « et vers celle en même temps QUI permettait » — Qui permettait à qui ? Il faut : qui lui permettait — « le mieux d’appliquer les inspirations humaines QUI faisaient le fond de sa nature. » — Figurez-vous une nature dont le fond est rembourré d’inspirations humaines ! — « Il se fit médecin. C’EST à d’autres QU’IL APPARTIENDRAIT de dire » — Si l’auteur veut c’est, il doit mettre appartient ; s’il tient à conserver appartiendrait, il est nécessaire qu’il écrive : ce serait — « les qualités essentielles QU’IL porta dans cette profession délicate et sacrée. » — On porte des choux dans une hotte, mais on ne porte pas des qualités délicates DANS une profession. — Sacrée, pourquoi sacrée ? Rengaîne baudruche ; les médecins n’ont jamais eu la prétention de passer pour sacrés. — « Elle était telle pour lui. » — Telle, quoi ? sacrée ou délicate ?
« Messieurs, vous le savez ; il n’écrivit pas, il s’adonna tout entier à guérir. » — On ne s’adonne pas à guérir, mais à l’art de guérir. — « On s’accordait à reconnaître dans Armand X… (et les maîtres de l’art, QUI furent presque tous ses amis, ne me démentiront pas) un diagnostic prompt, fin et sûr, un tact médical QUI est le premier talent du praticien. » — Ces six QUI à la queue leu leu font un superbe effet.
« Pendant des années, on l’a vu mener de front toutes les activités généreuses, » — Un attelage d’activités généreuses ! — « secourir TOUS les malades, TOUS les vaincus, TOUS les souffrants, applaudir à TOUS les succès de ses amis et les propager par ses sympathies ardentes. » — Une sympathie ne peut rien propager, même quand elle est très-ardente, elle peut tout au plus exciter les gens à propager quelque chose.
« Chaque succès d’un ami était véritablement une de ses fêtes. » — Ce qui signifie : qu’à chacun de leurs succès, ses amis lui souhaitaient sa fête. Ah ! si l’auteur avait dit : était véritablement une fête pour lui, ce serait différent, mais il s’est bien gardé de le dire. — « Durant ses années heureuses où sa franche nature se déployait avec expansion, » — Durant exprime une idée non interrompue, on verra tout à l’heure qu’il n’y a pas eu permanence dans : les réunions, qui sont l’objet principal de la phrase ; il faut donc dire : pendant ses, etc., — « et avant les mécomptes, » — Quels mécomptes ? — « il fut admirablement secondé, par une femme distinguée, son égale par le cœur QUI réunissait » — Le cœur ? — « à son modeste foyer, dans des conversations vives, bien des hommes » — Pour exprimer l’augmentation, on peut dire bien au lieu de beaucoup : je l’aime bien mieux ; pour exprimer la quantité, beaucoup est plus correct ; beaucoup d’hommes ! — « alors jeunes, et dont plusieurs étaient déjà, ou sont devenus célèbres. Elle lui donna successivement deux filles, mortes trop tôt pour le bonheur de tous deux. Son dernier bonheur à LUI s’éteignit avec l’épouse à jamais regrettée dont les restes sont ensevelis ici.
« Depuis qu’il l’eut perdue, il continua de faire le bien comme auparavant, avec le même zèle, avec plus d’empressement encore, s’il se pouvait. Vous l’avez vu souvent, soit au sortir de la chambre d’un malade que ses soins avaient mis hors de péril, soit dans les heures d’entretien de l’amitié, INQUIET CEPENDANT, AGITÉ TOUJOURS, et le devoir accompli, ayant comme hâte de se dérober. » — De se dérober quoi ? ou de se dérober à quoi ? — « Il y avait une partie de lui-même qui était ailleurs. » — Qu’est-ce qu’une partie de lui-même pouvait faire ailleurs ? où était cette partie ? quelle était cette partie ? Problème ! problème !!! « Il semblait que quelqu’un au dehors l’attendait. Le QUELQU’UN qui l’attendait, c’était CELLE même, CETTE compagne de toute sa vie, qui le reçoit aujourd’hui dans cette tombe.
« Digne et excellent ami ! il avait ce qui aurait pu consoler, » — Consoler qui ? il faudrait au moins : le consoler. — « l’estime de tous, la chaleureuse amitié de quelques-uns. Rattaché en qualité de médecin à cette École normale dont le seul nom lui était cher, » — On rattache un cheval qui a cassé son licou ; on ne rattache que ce qui est détaché ; on attache ce qui ne l’a pas été. — « il y retrouvait les souvenirs qu’il affectionnait ; honoré d’une distinction tardive, mais si méritée, qu’il avait gagnée aussi sur ses champs de bataille à LUI, » — A lui tout seul ! Champs de bataille brevetés à l’usage d’un homme seul. — « Il y avait été sensible de la part du gouvernement qui réalisait l’un des vœux de son cœur national, » — rengaîne déjà notée — « et qui réparait la douleur de 1814. » — Ici M. Sainte-Beuve dit tout le contraire de ce qu’il veut exprimer. Réparer une douleur serait la remettre à neuf et non la faire oublier ; de plus, l’auteur devrait au moins donner l’adresse de l’artiste en vieux qui se charge de réparer les douleurs endommagées et d’en faire des douleurs toutes neuves.
« Mais il y avait en lui un vide QUE rien désormais ne pouvait combler. Homme excellent, QUI a beaucoup aimé, beaucoup souffert, QUI a de tout temps servi ses semblables jusqu’à en vouloir mourir, » — Voilà peut-être l’origine du fameux : Il s’en ferait mourir. — « le repos enfin lui est venu. Cher X…, repose en paix ! le souvenir de tes vertus pratiques, de ta prodigue bonté, de ta délicatesse de sentiments, vivra à jamais… » — rengaîne funèbre. — « chez tous ceux qui t’ont connu et ne mourra qu’avec eux. »
Dans le dernier alinéa, on trouve neuf fois le mot QUI.
TOTAL : plus de 53 FAUTES graves ou légères contre les règles de la langue, le goût et le style, dans un discours académique de soixante-sept lignes.
On raconte que Malherbe mourant mit son confesseur à la porte parce qu’il écorchait le français ; si l’on avait prononcé une pareille oraison funèbre sur sa tombe, le régénérateur de la langue française eût été capable de ressusciter pour cause d’indignation. On me dira peut-être que M. Sainte-Beuve a écrit des choses correctes et même charmantes ; je le sais fort bien.
Voiture, aussi, écrivait des choses charmantes ; seulement, il mettait parfois quinze jours à composer une simple lettre ; Voiture, forcé d’écrire une oraison funèbre en vingt-quatre heures, l’aurait peut-être fait en aussi mauvais français, mais il se serait passé sa plume au travers du corps après l’avoir prononcée.
Malgré l’emphase, les rengaînes et les erreurs grammaticales qui font l’ornement du discours de M. Sainte-Beuve, on doit cependant lui rendre la justice de convenir que les éloges donnés à la vie d’Armand X… ont été mérités ; c’était un digne homme : mais pourquoi étaler sur sa tombe ces loques de rhétorique ? Quelques mots simples et partis du cœur sont plus doux pour l’ombre d’un ami que des éloges en pompeux galimatias.
L’homme de bien serait capable de mourir en canaille, pour échapper à des oraisons funèbres écrites en aussi mauvais français.
Je demande bien pardon à MM. les pédants d’avoir empiété sur leur domaine en accomplissant cette besogne de cuistre ; mais il est possible qu’un jour je sois pris du désir de devenir académicien, et je ne suis pas fâché de me créer un titre dont, ce jour-là, MM. de l’Académie voudront bien me tenir compte.
Un homme qui s’est distingué dans tous les genres, et dont le monde connaît l’effrayante fécondité intellectuelle, a juré de cueillir une palme dans chacun des arrondissements de la gloire ; il s’est illustré comme organicien, — comme Hercule chez Danaüs, — comme néologiste, — comme favori des muses qu’il a mises sur les dents ; hélas ! elles n’étaient que neuf ; — il s’est enivré à cette coupe d’ambroisie que la foule enthousiaste remplit pour les grands hommes qu’elle admire ; eh bien, cette gloire ne lui suffit pas, son génie, plus opulent que le Juif errant, mais aussi infatigable que lui, marche, marche sans s’arrêter à la conquête de nouveaux lauriers. Hier il s’est réveillé architecte, il veut faire oublier Michel-Ange et Visconti ; il s’est réveillé avec le plan complet d’un hôpital dans la tête ; ses lobes cérébraux sont si vastes, qu’il n’en est nullement incommodé.
Son plan est grandiose comme le Champ de Mars, et beau comme l’antique. Tout fonctionnerait par le moyen de la vapeur, le service serait fait sur des petits chemins de fer ; les ordres transmis télégraphiquement. Les médecins seraient en ébène, les internes en acajou, les externes en noyer, les roupious en sapin du Nord ; les infirmiers seraient remplacés par d’ingénieuses machines qui ne boiraient plus l’alcool des préparations anatomiques.
Le matériel occuperait tout le rez-de-chaussée, l’administration, tout le premier. (Nota : il n’y aurait pas de second étage.) Ce serait admirable. Les élèves du grand homme passent nuit et jour à copier, dessiner et corriger les plans du maître. C’est tout une révolution dans l’architecture hospitalière. Il est probable que l’hôpital portera son nom.
Lorsque je subirai moins complétement l’enthousiasme que ce projet m’inspire, je crois que je ferai la réflexion suivante : C’est bien hardi, même pour un homme de génie, de débuter par un si grand monument : à sa place, j’essayerais mes forces en construisant d’abord des petites-maisons : on ne sait pas ce qui peut arriver.
M. Flourens est membre de l’Institut depuis trente-huit ans. C’est un savant laborieux qui remplit souvent son écritoire. Je ne puis comparer les produits de son génie à ces torrents impétueux qui bouleversent la physionomie d’une contrée et lui donnent un nouvel aspect. Oh non ! Le torrent est un petit ruisseau clapotant doucement sur des cailloux proprets ; onde limpide, du reste, et que les moutons peuvent boire sans crainte, elle ne porte pas à la tête.
M. Flourens a donc beaucoup écrit, surtout sur la physiologie, qui est sa spécialité. De son commerce avec la science, il est né toute une famille de petits mémoires, de petites brochures, de petites notes, mais pas de gros livres. A quoi bon ? Un diamant a plus de prix qu’un tombereau de pavés, et il ne procrée que des diamants. Aussi se découvre-t-il avec une respectueuse émotion lorsqu’il parle de ses travaux.
Le savant professeur présente, aussitôt éclos, ses petits mémoires à l’Académie ; il prend soin d’en faire lui-même l’éloge ; il les caresse de la voix, du regard, du geste et semble dire à ses pairs : Chers collègues, permettez-moi de jeter un nouvel éclat sur notre illustre compagnie. Dans ces quelques pages, j’ai condensé la quintessence de la lumière : osez lever les yeux. J’ai entouré ce nouvel astre d’un verre dépoli pour vous éviter les éblouissements.
On est bien à son aise pour louer M. Flourens ; on n’a pas à redouter qu’il vous crie : Assez, vous m’étouffez. Il vous pousse du coude, vous encourage du geste ; son regard vous dit : « Allez, montez encore, vous ne direz jamais tout le bien que je pense de moi. » Il est inébranlablement convaincu que sa gloire appartient aux archives du monde. Lorsque notre planète, poudroyée par la main du temps, retournera à l’état de chaos, il compte que son nom surnagera seul au-dessus du grand effondrement.
Parmi les œuvres de M. Flourens, il en est qui constituent le dessus du panier, et qui soutiennent, comme les colonnes de granit d’un temple, l’édifice de sa réputation. Je n’en puis faire la longue nomenclature. Je me bornerai à rappeler les travaux qui ont répandu son nom dans la foule.
L’un a pour sujet l’étude de la phthisie des canards. On peut conclure des profondes recherches de l’auteur que les volailles poitrinaires doivent rechercher les climats de l’Italie. Les canards ont contribué à faire entrer M. Flourens à l’Institut, et même à l’Académie française, dont il fut élu membre en 1840. Son compétiteur était un nommé Victor Hugo, qui dut s’effacer et attendre des jours meilleurs.
Dans un autre ouvrage, le savant physiologiste démontre que la garance mélangée aux aliments, colore en rouge les os des animaux victimes de cet abus de confiance. Un certain Duhamel avait déjà trouvé cela, il y a une centaine d’années, mais il est mort depuis si longtemps qu’on a bien pu l’oublier.
J’en dois faire ici le pénible aveu, mais notre siècle n’a pas su tirer parti de cette nouvelle application de la garance, c’était cependant un moyen aussi simple qu’ingénieux de fournir à la troupe des boutons de culotte pareils aux pantalons. On n’a pas saisi toute l’importance qu’une pareille modification pourrait avoir sur la tenue du troupier français.
Un autre grand travail de M. Flourens a pour sujet la longévité humaine. L’ingénieux savant s’est dit : La moyenne de la vie est de 37 ans. Avec l’aide de l’histoire, de la statistique et d’une main de papier, je vais faire un ouvrage qui portera cette moyenne à 120 ans et même à 160 pour ceux qui en achèteront deux exemplaires. Il est entendu que cette longévité sera exclusivement réservée aux souscripteurs.
On a considéré la femme de trente ans comme une hardiesse de Balzac ; grâce à l’eau de Jouvence de M. Flourens, la femme de trente ans pourra encore habiller des poupées. Cet illustre savant a ouvert aux cœurs tendres des horizons à perte de vue, et les bisaïeules devront se cacher de leurs arrière-petits-enfants pour recevoir des billets doux.
Il ne faut pas se le dissimuler, mais l’ouvrage de M. Flourens a produit un terrible effet au point de vue de la morale. Beaucoup de gens qui avaient pris leur retraite, se sont crus capables de gambader encore sur la corde du sentiment. Mais, hélas ! l’illusion fut courte, et les imprudents durent reprendre au plus vite la route vertueuse et monotone du régime, bornée au couchant par un garde-malade et au levant par l’habit noir d’un médecin.
Cependant un homme a pris ce livre au sérieux. C’est M. Flourens. Il a compris que c’était pour lui une affaire de postérité, et que sous peine de perdre la confiance des races futures, il était obligé de vivre 160 ans. Il s’est donc incliné devant la nécessité en se disant : Je vivrai cent soixante ans, pas une semaine de moins.
Avez-vous parfois rencontré de ces avares qui fuient la foule, parce que son frottement use les habits, qui ne saluent jamais de peur d’user leurs chapeaux ? M. Flourens n’a pas ce vilain défaut pour les choses que l’argent peut remplacer ; mais il porte l’avarice de la vitalité jusqu’aux limites du possible.
Quand il néglige de saluer les gens, c’est qu’il ne les voit pas : regarder use les yeux ; s’il les voyait, ce serait peut-être la même chose ; lever les bras use les articulations. Il ne fait jamais par minute plus de dix-sept pas de soixante-quatre centimètres, et supprime de son existence tout ce qui peut augmenter de trois pulsations les battements de son cœur. Il n’élève jamais sa voix douce et lente, et ménage ses poumons pour prononcer les discours des séances annuelles qu’il dit d’une manière fort élégante en qualité de secrétaire perpétuel.
L’existence de M. Flourens est brodée de toutes les distinctions que peut désirer un savant. Membre de l’Institut, de l’Académie française, professeur au Muséum, au Collége de France, ancien pair de France, sénateur, commandeur de la Légion d’honneur (et j’en passe), sa vie laborieuse a été richement récompensée.
Il n’envie la gloire de personne, pour cette raison qu’il n’en connaît pas qui vaille la sienne. Cependant, il est poursuivi par la petite préoccupation de continuer, en l’effaçant, Fontenelle, qui jadis occupa avec un certain éclat sa place de secrétaire perpétuel.
On prétend que M. Flourens collectionne avec passion tout ce qui a appartenu à son prédécesseur. Tout devient pour lui, depuis la perruque jusqu’aux pantoufles, une relique historique et sacrée. Il écrit ses discours dans un fauteuil de Fontenelle, enveloppé dans une robe de chambre de Fontenelle, et avec une plume de Fontenelle, qui, malheureusement, n’avait pas à sa disposition les plumes de M. Flourens.
Je ne sais si cela tient à la défroque ou à une coïncidence, mais M. Flourens a de grands rapports avec l’auteur de la Pluralité des mondes. Il possède son esprit exact et géométrique, son style élégant, un peu limé, auquel on peut parfois reprocher trop de raffinement dans les idées et de recherche dans les ornements. L’ensemble en présente pourtant des qualités éminentes et solides.
Ces qualités se retrouvent dans les éloges académiques consacrés à la mémoire de feu ses collègues. Ses portraits sont ressemblants, bien qu’un peu flattés. On ne saurait cependant adresser ce petit reproche à son éloge de Blainville, qui peut passer pour un éreintement.
Il est vrai que Blainville avait pris le soin de se venger de son vivant de l’éloge qui l’attendait après sa mort. Il avait osé dire que M. Flourens n’est ni anatomiste, ni physiologiste, ni zoologiste, ni même écrivain. Voilà des énormités que personne ne voudra croire.
M. Flourens est d’un naturel affable, plein de douceur, d’urbanité et même d’obligeance, surtout si ce qu’on lui demande n’est pas de nature à lui occasionner beaucoup de mouvements. Lorsqu’il marche, il penche un peu la tête, comme pour mieux recueillir les murmures d’admiration qui doivent s’élever sur son passage. Sa figure bienveillante est toujours illuminée d’un sourire de profonde satisfaction.
Son front, que la science, cette grande épileuse, a depuis longtemps dégarni, est cependant tapissé par une mèche napoléonienne en virgule, toujours rigoureusement composée du même nombre de cheveux, dont aucun n’est blanc : M. Flourens n’a encore, il est vrai, que 72 ans. Son nez, fortement charpenté, ombrage une bouche assez fendue pour n’arrêter aucun mot au passage.
Il faut tout prévoir, surtout l’imprévu : le système de conservation adopté par le savant physiologiste ne le met pas à l’abri des tremblements de terre, des chutes de comètes ou des éclats du tonnerre (les hauts sommets attirent la foudre). Il a exprimé la volonté formelle, en cas d’un pareil accident, d’être secrètement embaumé et placé à demeure dans son fauteuil de secrétaire perpétuel, qu’il habiterait jusqu’au 12 avril 1950, onze heures vingt-cinq minutes du matin.
Ce jour-là seulement il aura atteint la cent soixantaine. Alors il sera enterré officiellement selon les rites et coutumes de l’Institut, si la célèbre compagnie existe encore.
M. Flourens a tort de croire que le public et ses collègues ne s’apercevront de rien.
Il a pris soin de constituer une rente en faveur de l’huissier qui serait chargé de lisser sa mèche, de l’épousseter et de le protéger contre les toiles d’araignées.