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Les causeries du docteur

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XXI

L’anthrax.
Un vase sourd comme un pot.
Internes et directeur. — Le taureau savant.
Impressions de voyage.

L’Académie de médecine vient de terminer, sur l’anthrax, une discussion qui n’a pas duré moins de quatre séances.

L’anthrax est un furoncle à proportions gigantesques qui contient, comme bourbillon, une certaine quantité du tissu cellulaire gangrené. Il peut acquérir le volume d’un œuf. Parfois il s’étale en plaques et devient aussi large que le fond d’un chapeau. Les grands anthrax causent de la fièvre et de vives douleurs, mais en général ils ne constituent un danger sérieux que pour les vieillards ou les malades déjà affaiblis par des affections débilitantes.

Je viens d’écrire un mot bien effrayant pour vous : la gangrène ! Vous partagez peut-être l’opinion vulgaire que la gangrène est une affection mortelle qui dévore le malade sans rémission. C’est une erreur, la gangrène est simplement la mortification, en général très-limitée, d’un tissu dont l’inflammation a entravé la circulation. Bien loin de s’étendre indéfiniment, elle se circonscrit au contraire et se limite à une région peu étendue (excepté lorsqu’elle se développe sous l’influence de l’âge sénile). Au bout de peu de jours, l’eschare tombe et la plaie qui en résulte prend la physionomie d’une plaie ordinaire. Le bourbillon d’un simple furoncle est une petite gangrène qui a détruit quelques millimètres de tissu cellulaire.

Dans cette discussion, les orateurs ont conservé, bien entendu, leurs opinions personnelles, et aucun d’eux ne s’est converti à l’opinion de son voisin : résultat assez habituel dans les discussions académiques. Je le constate sans arrière-pensée de critique et en reconnaissant volontiers que cette immobilité apparente ne diminue en rien les importantes acquisitions dont bénéficie la science.

Dans ces conflits, les questions sont approfondies, présentées sous toutes leurs faces, sous les aspects les plus divers ; et le public médical, qui n’a pas de parti pris, fait de l’éclectisme, et prend à droite et à gauche ses éléments de conviction parmi ce qui paraît le mieux démontré.

Les savants académiciens qui entrent dans la discussion ont une manière de voir basée sur une longue expérience. Ils interprètent les faits qu’ils observent selon le courant de leurs idées générales. Mais s’ils sont divisés sur des points secondaires, ils sont parfaitement d’accord sur le fond des choses.

C’est ce que ne comprennent pas les gens du monde étrangers à ces matières. Il leur paraît tout simple que deux peintres, deux musiciens, deux littérateurs diffèrent d’opinion sur une question d’art. Mais si deux médecins ne sont pas rigoureusement du même avis sur l’appréciation d’un état morbide, on crie à la contradiction, même à l’ignorance, en répétant cette vieille plaisanterie : Hippocrate dit oui, et Galien dit non.

Il est vrai que tous les praticiens n’ont pas la même valeur scientifique, et que parfois il se commet des erreurs. Mais il ne faut pas rendre l’art responsable de l’insuffisance de l’artiste, et vous pouvez être certain que lorsque deux médecins instruits manifestent des opinions différentes sur un même sujet, il s’agit en général de nuances fort peu importantes, que votre défaut de compétence vous fait paraître considérables.

Ainsi, dans la discussion qui vient d’avoir lieu, la nature et le mode d’évolution de l’anthrax n’étaient nullement mis en question ; il s’agissait en général de déterminer le nombre, les formes et l’étendue des incisions qu’on doit pratiquer pour activer la guérison.

Il résulte des faits observés que l’incision n’est pas rigoureusement nécessaire pour guérir les petits anthrax. Quelques sangsues et les émollients suffisent pour les faire avorter. Ceux d’un volume plus notable peuvent être attaqués par un petit débridement ou par la méthode sous-cutanée. Enfin lorsque le mal a atteint de vastes proportions, les incisions doivent être larges et profondes pour favoriser le dégorgement des tissus et l’élimination des parties mortifiées.

Le point de départ de la discussion était le rapport du professeur Gosselin sur un mémoire de M. Adolphe Guérin qui proposait l’incision sous-cutanée comme unique traitement.

L’auteur du mémoire signalait ainsi une nouvelle application d’une grande méthode chirurgicale, dont le promoteur est un de ses homonymes, le docteur Jules Guérin.

M. J. Guérin est un remueur d’idées ; on peut ne pas accepter toutes celles qu’il a émises, et pour mon compte, je fais sur ce sujet mes réserves, mais il est impossible de lui refuser une grande place dans le mouvement médico-chirurgical de notre époque. La méthode sous-cutanée est une belle conquête de la science médicale. C’est à lui qu’on en doit l’étude scientifique et la vulgarisation.

La méthode repose sur ce principe : une plaie, soustraite au contact de l’air, subit une organisation rapide, sinon immédiate, sans passer par les phases de la suppuration, sans faire subir au malade les risques d’infection purulente, d’érysipèle, etc., qui peuvent survenir dans les plaies en contact avec l’atmosphère.

L’application de la méthode consiste à soulever la peau sous forme de pli ; on introduit, par une ponction pratiquée à la base de ce pli, un bistouri extrêmement étroit qui chemine sous la peau dans les tissus, et va chercher, à une certaine distance de son point d’introduction, l’élément anatomique qu’il doit diviser.

L’ouverture d’entrée n’est pas située directement au-dessus de la division ; il n’existe donc pas de parallélisme entre ces deux points ; la plaie sous-cutanée échappe ainsi au contact de l’air.

Cette méthode reçoit de nombreuses applications ; elle permet de pratiquer sans danger les sections tendineuses de l’orthopédie, de vider, en modifiant l’appareil instrumental, certains abcès profonds dont le foyer doit être soustrait au contact de l’air ; d’évacuer les collections purulentes des membranes séreuses, etc.

M. J. Guérin vient de donner une nouvelle extension à la méthode sous-cutanée, en communiquant il y a quelques jours à l’Académie de médecine, dont il est membre, un mémoire sur l’occlusion pneumatique des plaies exposées à l’air. Dans les blessures accidentelles, la méthode sous-cutanée semblait inapplicable ; le tégument est détruit, le chirurgien n’a plus à intervenir que pour régulariser la plaie et pour en écarter les complications au moyen d’un pansement méthodique. Il doit subir les conséquences défavorables résultant de l’action du projectile ou du corps vulnérant.

Les nouvelles recherches de M. J. Guérin ont pour but de créer un tégument artificiel, qui place la blessure à ciel ouvert dans des conditions sous-cutanées. Il enveloppe la région blessée d’un manchon de caoutchouc mince dans lequel il pratique le vide au moyen d’un appareil spécial.

Sous l’influence du vide, la membrane de caoutchouc se moule intimement sur les surfaces qu’elle enveloppe, et les place à l’abri du contact de l’air.

Les résultats favorables obtenus par le savant chirurgien, ont fait passer dans le domaine des faits les idées théoriques qui ont servi de point de départ à la nouvelle méthode.


Pour finir sans sortir de la chirurgie, je vais vous offrir le dernier calembour de M. Velpeau. Le célèbre professeur nous disait hier : « Je ne comprends plus rien à la politique, la Chambre veut l’amélioration de l’agriculture, et elle repousse tous les amendements. »

Voilà comment on les fait à la Faculté.


ASPERGES. Pendant la saison de ce légume, le Vase hygiénique, sourd et inodore, est indispensable. Dépôt rue du…, no 00.

Ce vase, d’après l’inventeur, est sourd comme un pot ; tant mieux pour lui, il n’aura pas à se préoccuper des bruits qui peuvent se produire dans son voisinage ; mais qu’est-ce que cela fait à son propriétaire ? et aux asperges ?… — Il y a des gens qui prennent de la pepsine ou de la diastase lorsqu’ils digèrent mal. Désormais, ils seront forcés de prendre au lieu de diastase ou de pepsine… le vase de ce monsieur pour manger leurs asperges ! — O béotisme industriel qui fourre l’hygiène jusque dans des vases sourds et inodores !


Les internes ne sont pas toujours au mieux avec la bureaucratie hospitalière, et les conflits qui surviennent sont des événements pour la salle de garde. Il y a quelques années, l’hôpital de la Pitié avait pour directeur un brave homme, très-jaloux de son autorité et fort disposé à faire courber sous sa plume de comptable le front audacieux de l’internat. Un beau matin, qu’il avait mal dormi, il proclama un ordre du jour par lequel il défendait aux internes de l’hôpital de recevoir d’urgence aucun malade à moins d’établir sur le bulletin d’entrée le diagnostic précis de la maladie.

Grand émoi dans la salle de garde : on tonne, on vocifère même contre cette grotesque prétention qui obligeait les internes à porter un diagnostic précis, lorsque les chefs de service, eux-mêmes, étaient souvent embarrassés pour le faire — quand ils en venaient à bout. On tint conseil, et un d’entre eux, P…, qui professe aujourd’hui avec succès la syphiliologie, émit l’avis de protester contre l’ordre directorial, en portant, dans tous les cas, un diagnostic extravagant et uniforme. — A partir de ce moment, tous les malades admis d’urgence furent déclarés anencéphales[5] !

[5] Ce qui signifie privé de cerveau et de moelle épinière. — Je n’ai pas besoin de dire que ce vice de conformation ne s’observe que chez des fœtus monstrueux, qui n’ont pas la prétention de continuer à vivre après leur naissance.

Le brave directeur, qui lisait avec soin tous les bulletins d’admission, se félicitait sincèrement et disait en se rengorgeant :

— Voilà ce que c’est que d’exiger de l’exactitude de ces messieurs ! ils recevaient des anencéphales, sans s’en douter ; ils étiquetaient leurs malades : fluxion de poitrine, rhumatisme, etc., et les malades entraient sans qu’on reconnût la maladie. Quel progrès j’imprime à la science !!!

Mais bientôt l’autocrate fut saisi d’effroi.

Toujours des anencéphales, c’est une épouvantable épidémie qui sévit avec rage sur la capitale.

Il convoqua ses plumitifs subalternes et leur ordonna de prendre les mesures hygiéniques les plus sévères afin d’échapper, eux et leurs petits, au fléau destructeur.

L’épidémie suivait son cours et les anencéphales continuaient à envahir les registres de l’hôpital, lorsqu’un statisticien eut besoin de les compulser pour établir les rapports qui existent entre l’anévrysme de l’artère centrale de la rétine et les fractures du péroné. Tout statisticien qu’il était, il fut frappé de lire sur les registres :

Philippe Courtois, tailleur de pierres, 65 ans, anencéphale.

Marie Pregnard, blanchisseuse, 42 ans, anencéphale.

Il en compta cent trente. Le statisticien effaré n’avait jamais vu une collection d’anencéphales aussi âgés ; il courut chez le directeur et eut avec lui une conférence qui plongea ce dernier dans une rage épouvantable, il se sentit mystifié et bondit jusqu’à la rue Neuve-Notre-Dame, d’où un orage administratif fondit sur la tête coupable de l’interne, qui s’en moqua.

A partir de ce moment, les internes purent, comme par le passé, poser des diagnostics ad libitum.


Le directeur, plein de rancune de ce tour pendable, voulut prendre sa revanche, et, par un nouvel ordre du jour, il interdit les autopsies à l’hôpital. — Nouveau conciliabule à la salle de garde, nouvelle décision : dès ce moment, tous les bulletins de décès portèrent : soupçons d’empoisonnement. Or, en pareil cas, l’autopsie est de rigueur et doit se faire en présence du directeur, d’un commissaire de police et d’un médecin étranger à l’hôpital.

L’infortuné directeur passait son existence dans la salle des morts. A peine l’aurore aux doigts de rose avait-elle ouvert les portes de l’Orient, qu’un interne se pendait à sa sonnette et lui criait : « Monsieur le directeur, nous avons à faire une autopsie avec soupçons d’empoisonnement. » A peine était-il dans sa salle à manger qu’un autre interne réclamait sa présence pour une nouvelle autopsie, toujours avec soupçons d’empoisonnement ; le commissaire, qui partageait ses tribulations, envoyait au diable l’hôpital et la direction, et ne voulait plus se déranger, car, bien entendu, on ne trouvait jamais aucune trace d’empoisonnement.

Encore un mois de ce régime et on aurait pu faire l’autopsie du directeur, mort des suites… de tous ces empoisonnements.

Il fit à sa santé le sacrifice de son entêtement bureaucratique, et les autopsies comme les diagnostics se firent désormais ad libitum.


Il faut en prendre son parti, l’éducation envahit toutes les classes de la société ; elle monte, monte comme la marée, — pas la grande, — et bientôt, on cherchera en vain dans la nature entière un animal qui ne sache pas quelque chose. Le cirque annonçait l’exhibition d’un taureau savant, et je m’empressai d’aller constater son mérite. Jusqu’à présent, l’histoire des célébrités de l’espèce bovine était tout entière à faire ; on connaissait les chevaux savants, les chiens qui jouent au loto, les lapins perspicaces et signalant la personne la plus amoureuse de la société, les araignées mélomanes, les puces travailleuses, etc., etc. ; mais les taureaux qu’on rencontre dans l’histoire sacrée ou profane ne remplirent qu’un rôle tout à fait sacrifié ; ils jouent les personnages muets, les comparses, et appartiennent plutôt au décor qu’à l’action… Le bœuf Apis lui-même était bête comme son culte, et, à part le taureau qui enleva Europe, — ce qui n’était pas trop maladroit, car la fille d’Agénor était, dit-on, fort belle, — la race bovine n’a fourni aucun personnage notable, et il n’en était question qu’à propos de comparaisons déshonnêtes.

C’est à M. Mac-Ray qu’appartient la première illustration ; et la Société protectrice des animaux lui doit une médaille pour avoir tenté la réhabilitation scientifique et intellectuelle de la race bovine.

Le taureau savant de M. Mac-Ray se nomme Don-Juan. Mais ici je suis un peu embarrassé ; l’animal est-il véritablement savant ? Comme candidat à l’Institut, on le trouvera probablement insuffisant. Il ne sait peut-être pas beaucoup de grec ; au moins il n’en a rien fait paraître, et il est possible qu’il ne puisse faire une équation au deuxième degré à deux inconnues sans consulter le père Babinet. Ce n’est pas un savant à la manière d’Arago, mais il sait bien des petites choses que ses confrères privés d’éducation ignorent absolument. Et puis, il est le premier de la dynastie des taureaux savants, et l’histoire nous enseigne qu’il ne faut pas être trop exigeant pour les fondateurs de dynasties.

Don-Juan, mon ami, tu n’es pas fort, mais c’est toi le Pharamond des taureaux illustres. Saute en paix tes haies de balais, passe tranquillement dans tes cerceaux, rampe aux pieds de ton maître, je ne veux pas te taquiner de peur de dégoûter tes frères de la science. Seulement, brave taureau aux cornes dorées, au pelage blanc et noir, à l’échine un peu maigre, tu as eu tort de venir après Léotard ; c’est un peu tard.

Une petite dame très-décolletée, qui se trouvait près de moi, assurait que ce taureau n’était qu’un bœuf. Je lui demandai sur quoi elle basait cette opinion. Elle me répondit en me riant au nez. Si j’avais été moins blessé de son impertinente réponse, je me serais mieux renseigné sur la bête, car elle avait l’air de s’y connaître. C’était probablement une Pénélope normande qui avait beaucoup pratiqué les bêtes à cornes.

Décidément la petite dame avait tort : il s’appelle Don-Juan ; c’est le nom d’un coureur de ruelles ; il convient à un taureau, mais ne saurait s’appliquer à un bœuf.


M. le docteur Mallez est l’espoir des rétrécis et le refuge des vessies malades ; nonobstant, si sa réputation d’urologiste n’est pas arrivée encore à son apogée, elle a au moins franchi la frontière vers le nord-nord-est. Il y a quelques jours, M. Mallez revenait de la Belgique, où il avait été appelé pour sonder, non pas le canal de… Gand, qui est, je dois le dire, parfaitement navigable, mais celui d’un bourgeois de Bruxelles (en Brabant), lequel se plaignait que sa naïade vésicale ne vidait son urne que goutte à goutte… Notre confrère revenait donc de Bruxelles (en Brabant) lorsque son convoi se heurta aux environs de Douai contre un train de marchandises qui lui barrait la route. Ces terribles collisions sont trop fréquentes pour que j’aie besoin d’entrer dans de tristes détails ; elles se ressemblent toutes à peu près ; seulement, dans celle-ci, les contusions furent en majorité, et, très-heureusement, on n’eut à déplorer la mort d’aucun voyageur. Dans le train défoncé, on avait attelé un wagon d’alcool à un wagon de sucre, comme si le hasard avait voulu offrir aux voyageurs un punch de consolation. Cette attention délicate de la destinée eut un plein succès : le bol de punch flamboya sur une centaine de mètres d’étendue, et sa flamme monta assez haut pour boire quelques petits nuages qui flânaient dans les basses régions de l’atmosphère.

Au premier bruit de l’accident, on s’est dit à l’oreille que des lithotriteurs jaloux avaient placé sur la voie un gros calcul qu’ils n’avaient pu broyer, de manière à terminer par un déraillement l’histoire des succès de M. Mallez avant la fin du premier volume (l’ouvrage doit en avoir plusieurs). Quant à moi, j’ai refusé de croire à un si horrible calcul.

Notre confrère avait attrapé sa part de contusions, et il était en droit de se renfermer dans cet égoïste adage : chacun panse pour soi ; mais lui, plein de ce feu sacré qui fait le plus bel ornement du praticien, ne songea qu’à secourir ses compagnons d’infortune ; c’est tout simplement sublime (il est vrai que M. Mallez n’avait qu’une égratignure à la jambe).

L’aiguille des minutes avait déjà fait une fois et demie le tour du cadran depuis l’accident, lorsque survint le docteur T…, médecin de la compagnie. Ne trouvant plus de blessés à panser, et désireux de montrer la science qu’il aurait mise à leur service, désireux de leur faire regretter de ne pas l’avoir attendu, le confrère n’ayant pas d’autre moyen à sa disposition, se mit à faire subir à notre confrère de Paris un petit examen médico-chirurgical.

M. Mallez prenait déjà, pour répondre, l’air olympien qu’il réserve pour les cas où il aura de grands seigneurs à sonder, lorsque la foule reconnaissante et indignée se rua sur le docteur T…, en l’accablant des qualifications les plus désagréables, pour venger celui qu’elle appelait son sauveur ; des mots on allait passer aux gestes ; le docteur T… devint pâle, il se sentit perdu ; la triste destinée d’Orphée, mis en pièces par les dames de Thrace, lui revint à la mémoire. Il ferma les yeux pour ne pas se voir mourir.

En cet instant critique, on vit M. Mallez s’élancer pour protéger son infortuné rival.

« Messieurs et dames, s’écria-t-il, si je suis votre sauveur, si vous êtes reconnaissants de mes soins, je vous en prie, n’abîmez pas monsieur ; ne m’obligez pas à faire encore un pansement. »

La foule, docile et reconnaissante, s’éloigna en silence et sans murmurer.

Voilà donc, enfin, des malades reconnaissants et disposés à assommer quelqu’un pour venger leur sauveur ; il est vrai que c’était un médecin qu’ils voulaient assommer. Si M. Mallez avait eu pour adversaire un épicier ou un marchand de mort-aux-rats, peut-être personne n’eût pris son parti. Mais n’allons point gâter par des peut-être le mouvement si beau, si rare de ces bons voyageurs : éternisons-le, au contraire ; ouvrons une souscription pour élever sur le lieu de l’accident une pyramide sur laquelle on gravera en lettres d’or :

ICI DES MALADES
FURENT RECONNAISSANTS.

Quelques jours après, le journal de Douai publiait un récit de l’événement, avec des détails médicaux assez circonstanciés, se terminant ainsi : « Les premiers soins ont été donnés par le docteur T…, médecin de la compagnie. »

Qu’un médecin choisisse un train qui culbute, afin de donner des secours aux blessés, et de se faire faire une petite réclame, c’est très-ingénieux. Mais il est bien plus ingénieux encore de ne pas se faire écraser, de ne pas se fatiguer à panser des blessés, et, nonobstant, de souffler au confrère la petite réclame.

C’est égal, si on élève la pyramide, je demande qu’on mette au bas de l’inscription :

ET LE DOCTEUR T…
N’A PAS SOIGNÉ LES BLESSÉS.

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