← Retour

Les causeries du docteur

16px
100%

LES
CAUSERIES
DU DOCTEUR

I

La rentrée de la Faculté de Médecine.
La physiologie expérimentale à un point de vue spécial.
L’oculiste d’Azor.

Huissiers, ouvrez les portes, les vacances sont finies, la science désire rentrer chez elle. Et les massiers fourbissent leurs masses, et les huissiers se passent au cou leur chaîne d’argent des cérémonies ; et les Facultés se réunissent pour recevoir dignement les nouveaux venus et les anciens qui ont déjà mordu à la grappe du savoir : un fruit qui ne mûrit que sous les caresses de plusieurs soleils. Et les Arméniens montent sur leurs chameaux, les Chinois sur leurs jonques, les Grecs sur leurs tartanes, les Américains sur leurs paquebots ; les autres nations civilisées prennent le chemin de fer, et tous se dirigent vers Paris, la capitale de la science.

Il est probable que vous n’avez jamais assisté à la rentrée de la Faculté de médecine. C’est un spectacle qui a sa grandeur.

Cinquante professeurs ou agrégés, avec leurs longues robes rouges et noires, dont la forme se retrouve dans les archives de la tradition, se rendent au grand amphithéâtre, le doyen en tête précédé du massier et des huissiers de la Faculté. Cette réunion établit un premier contact entre les maîtres et les élèves. C’est une fête de famille où on initie les futurs docteurs aux travaux de la Faculté ; où on leur expose les choses importantes qui se sont accomplies dans le cours de l’année qui est morte. Là, on récompense les vainqueurs des concours, et on fait l’éloge des maîtres qui ont quitté la vie pour sonder les ténèbres de l’éternité.

La séance est publique, mais il est nécessaire d’être de la maison pour pénétrer dans le sanctuaire. Aussitôt que la grille de l’École est ouverte, un torrent se précipite à travers la cour, et il faut des jambes agiles et des coudes robustes pour ne pas être renversé par ce flot irrésistible qui s’engouffre dans les couloirs. Car il y a trois mille appelés, et l’amphithéâtre ne contient que douze cents élus bien empilés.

Vous pouvez facilement vous imaginer ce qui s’échappe de verve mal comprimée de cette cuve en ébullition qu’on appelle le grand amphithéâtre de la Faculté. La plaisanterie éclate sous toutes les formes et dans tous les idiomes. La jeunesse, en groupe, est partout la même, au paradis de l’Ambigu ou sous la coupole du grand amphithéâtre. Quelques nouveaux débarqués qui n’ont point encore eu le temps d’oublier les mélodies de la ferme paternelle, imitent le chien, l’âne ou le coq avec une perfection toute champêtre.

On entend de ces mots-étincelles qui mettent le feu à une traînée de rires.

La foule qui se presse dans les couloirs jette à la cantonade son contingent d’esprit à travers la muraille humaine ; et le vieux docteur Rabelais doit se mirer avec bonheur dans une descendance d’aussi gais compagnons. Ces émanations bruyantes, qui montent indécises vers la voûte, prennent les proportions d’une véritable tempête, lorsque, parmi les graves invités de la Faculté qui garnissent les premiers gradins, les étudiants reconnaissent une figure antipathique. Alors le tapage se discipline, la foule sent qu’un mot va partir ; elle fait silence ; et le chœur formidable ne mugit que lorsque le trait a frappé le but.

L’année passée, M. Husson, que sa situation de directeur des hôpitaux expose à toutes les rancunes de l’internat et de l’externat, a été la victime expiatoire. Les plaisanteries générales avaient fait relâche, et sur lui tombaient dru comme grêle les aménités des étudiants. M. Husson, qui a l’habitude de ces tempêtes, restait calme et immobile comme Cambronne à Waterloo ; seulement il gardait un silence plus décent.

Pour se donner une contenance, il puisait dans un drageoir quelques bonbons, probablement afin d’adoucir l’amertume de sa situation, lorsque tout à coup une voix du Midi s’élève comme un mistral, et s’écrie : « Messieurs, je vous prends à témoins ; voilà M. Husson qui mange le mercure des pauvres. »

A l’arrivée des professeurs, le calme se rétablit. M. Tardieu, le doyen, a ouvert la séance par un excellent discours interrompu à chaque instant par les applaudissements. Il retraçait les travaux importants accomplis dans le cours de l’année écoulée ; il comptait nos morts et nos blessés tombés au champ d’honneur ; il rappelait les décorations données aux internes, et qu’on peut comparer à ces croix attachées au drapeau d’un régiment qui a fait bravement son devoir. Le récit des actes qui honorent la profession trouve dans cet auditoire jeune et ardent une sympathie expansive. On sent qu’ils n’attendent qu’une occasion de suivre d’aussi nobles exemples.

Le discours de rentrée a été prononcé par M. le professeur Laugier. Il avait pour sujet Jean-Louis Petit, une grande figure du siècle dernier. Les illustrations modernes ont fait oublier le vieux chirurgien, et les élèves sont plus sympathiques au récit de la vie d’un maître qu’ils ont connu et suivi qu’à l’histoire du passé. Cependant, le discours de M. Laugier, plein de qualités solides, a été bien accueilli en raison de l’affection qu’on lui porte. M. Laugier est froid comme orateur ; sa belle tête, qui rappelle les camées antiques, est pleine de finesse et de douceur. Malgré les travaux remarquables qui lui ont mérité sa haute position scientifique, il s’isole de la foule et n’aime pas à suivre le chemin des ovations. Nature artiste et contemplative, il préfère une voix qui chante, un instrument qui pleure, à tout le fracas qu’on pourrait faire autour de son nom. Son violon lui coûte tous les ans cent mille francs de clientèle.

La séance s’est terminée par la distribution des prix de la Faculté.


Une causerie médicale ne serait pas complète au temps où nous sommes, s’il n’était pas question du choléra.

Parlons donc un peu de ce croque-mitaine qui a donné tant de frissons. Paris, ce vieux sacripant narquois qui ne respecte rien, qui rit de tout, a enfin trouvé son maître. Le choléra lui a posé sur l’épaule sa main bleue, et Paris a mis une sourdine à sa gaieté, un crêpe à son sourire. Il a été saisi d’une de ces terreurs poignantes qui condensent toutes les pensées en une seule : la mort. Franchement cette terreur n’était pas suffisamment justifiée. Les médecins qui ont étudié la marche des épidémies antérieures pouvaient craindre pour l’avenir ; au début, le mode de progression de la maladie pouvait faire redouter de lui voir atteindre les chiffres néfastes de 1832 et 1849. Mais vous, Parisiens, qui n’aviez à compter qu’avec le présent, il faut avouer que vous avez un peu dépassé les limites permises à un peuple de braves.

Il est vrai que trop de deuils sont venus attrister les familles, que bien des veuves et des orphelins pleurent sur des tombes à peine fermées ; c’est un malheur public qu’il faut déplorer. On doit regretter les victimes, mais la douleur ne devait pas se transformer en panique. La proportion des morts relativement au chiffre de la population était trop faible pour frapper aussi vivement l’esprit des masses, et pour justifier une émigration qui a fait de Versailles le Coblentz de la peur. Je ne veux pas faire un crime aux émigrés de leur désertion, ils ont laissé leur ration d’air respirable à ceux qui sont restés.

Maintenant les plus timides peuvent se rassurer : il semble que le choléra, satisfait d’avoir fait trembler les Parisiens, dédaigne sa victoire ; il s’en va nonchalamment, et tout nous fait espérer que nous n’aurons pas à déplorer un capricieux retour. Dans ma prochaine Causerie, je reviendrai sur cette importante question. Rassurez-vous, il y en aura encore, et ce ne sera pas tout à fait un hors-d’œuvre.


Dans le monde, on n’a aucune idée de la manière dont la physiologie fait des progrès à notre époque ; on s’imagine que les luttes scientifiques les plus acharnées font couler, tout au plus, quelques bouteilles d’encre, et que le triste privilége de répandre des flots de sang est réservé aux héros des batailles et à quelques médecins trop amis de la saignée. Hélas ! funeste erreur !!! la science physiologique ne marche que les manches retroussées et le couteau à la main. Le paisible rentier qui applaudit de confiance aux progrès de la physiologie que son journal politique lui signale, en lui parlant de temps à autre de l’Académie des sciences ; ce digne rentier, dis-je, frémirait d’horreur s’il pouvait supposer que la question de la glycogénie, a fait couler plus de sang que la guerre de Troie, sans compter qu’on n’a aucun motif de croire qu’elle sera résolue en dix ans. L’illustre Achille, pour prouver que le glycose se forme dans le foie, a dépensé deux cents chiens ; le bouillant Hector en sacrifia deux cent cinquante pour prouver que le foie n’avait rien à voir dans l’affaire de la glycogénie ; alors survient l’intrépide Ajax, qui pense avec raison que la victoire finit toujours par se déclarer en faveur des gros bataillons, et qui s’avance à la tête de quatre cents victimes pour prouver que la saccharo-génie est une fonction de la glande pinéale… On attend le sage Ulysse et son cheval.

Les sections complètes ou incomplètes, les piqûres, les divisions en long ou en travers de la moelle épinière n’ont pas été moins funestes aux infortunés quadrupèdes, sans compter la ligature de l’œsophage et surtout l’ablation des capsules surrénales, question grosse de sang, qui menace de rester pendante faute de victimes. Heureusement pour la science que les physiologistes se sont contentés d’expérimenter sur des tiers, et qu’ils n’ont pas, jusqu’à présent, tenté de se prendre mutuellement pour sujets de leurs expériences. D’aucuns disent que ce n’est pas l’envie qui leur en a manqué.

Je tiens d’un statisticien, qui depuis quelques années faisait de puissants efforts pour découvrir la cause (hélas ! toute physiologique) de la diminution progressive de certaines races animales, des renseignements pleins d’intérêt sur la manière dont les expérimentateurs se procurent leurs sujets. Les uns sont en relations suivies avec ces négociants nocturnes qui approvisionnent les petits restaurateurs de lapins apocryphes ; les autres, à l’aide d’un perfide morceau de sucre, se font suivre par d’innocentes bêtes, qui ont le tort de se fier à leur mine doucereuse et à leurs façons de gentlemen ; d’autres, enfin, trahissant tous les devoirs de l’hospitalité, ne craignent point de séduire les animaux domestiques de leurs amis, et même de leurs clients ! L’impôt sur les chiens les oblige à avoir recours à toutes sortes de moyens pour éviter de subir une augmentation personnelle de 10 francs par sujet. Jugez sans cela du prix de revient d’une expérience qui nécessite le sacrifice de quatre ou cinq cents victimes, dont on ne pourra tirer parti après leur mort, que lorsqu’un Geoffroy Saint-Hilaire nous aura prouvé que le chien est un animal essentiellement comestible et préférable même au cheval.

Les lapins ont été très-recherchés pendant un certain temps, à cause justement de la manière dont on utilise leur dépouille mortelle ; mais le régime de la gibelotte continue a, par sa persistance, rendu le lapin (même vivant !) un objet d’horreur pour leurs bourreaux. De sorte qu’on peut espérer que le lapin ne disparaîtra pas de la surface du globe.

On a essayé de remplacer le lapin par le chat, qui, au point de vue culinaire, pouvait rendre à peu près les mêmes services ; mais le chat se prête de très-mauvaise grâce aux expériences, et pour des motifs de prudence que nous approuvons complétement, les physiologistes ont dû tourner leurs regards vers d’autres mammifères. A défaut d’autre chose, on s’est emparé du cabiai, vulgairement appelé cochon d’Inde. Cet animal est doux, mord très-peu, et se prête, sinon avec complaisance, du moins avec résignation, à ce qu’on peut attendre de lui ; de plus, il est d’un transport facile, et si l’expérimentateur, dans ses voyages aux académies, craint d’être pris pour un enfant de la Savoie adonné au commerce des marmottes, il peut, au lieu de porter leur cage sous son bras (comme j’ai eu l’occasion de l’observer), placer une douzaine de ses petits pensionnaires dans ses poches, où ils resteront calmes jusqu’au moment de leur extraction et de leur exhibition devant les corps savants, en présence desquels ils auront l’honneur, comme disait feu Thénard, de répéter leurs petits exercices.

Comme il faut, autant que possible, tirer une moralité de chaque chose, quelle est celle qui découle de ce massacre des innocents ? Elle est très-claire, c’est que :

Si on n’a pas précisément retiré beaucoup de lumières de toutes ces belles expériences jusqu’à présent, il faut espérer que, dans la suite, on sera plus heureux, et que chaque victime sera le salut d’une vie humaine ; alors nous nous réjouirons ; nous serons tous immortels sans être de l’Académie ; nous entrerons d’emblée dans l’âge d’or découvert par M. Flourens ; chacun de nous aura le bonheur de survivre à la disparition complète de toutes ses facultés ; nous arriverons à cet âge heureux, mais avancé, où l’homme, complétement crétinisé, jouit sans trouble de l’existence végétative d’un mollusque. Cela sera vraiment délicieux !

Quant à MM. les expérimentateurs, si l’envie leur prenait de visiter les bords du Gange ou de l’Indus, je leur conseillerais fort de dissimuler avec le plus grand soin leurs titres scientifiques, car, dans la patrie de Vichnou, on ne plaisante pas avec la vie des bêtes, et nos savants pourraient bien courir les chances de subir la peine du talion.

Si le remords n’est pas un vain mot, quel terrible cauchemar doit peser sur leurs nuits ! Quelle danse Macabre d’animaux mutilés doit trépigner sur leurs poitrines de savants !!! Mais non, le remords n’est point fait pour les triomphateurs, et chacun d’eux s’endort en rêvant lauriers et couronnes, avec la douce conviction que sa découverte le rend au moins l’égal d’Harvey, et qu’elle permet aux humains de fermer le grand livre de la science[1].

[1] J’ai besoin de déclarer que cette manière d’envisager la physiologie n’est qu’une simple plaisanterie, que j’ai écrite pour taquiner un peu d’illustres savants dont j’aime autant la personne que le talent. Les magnifiques découvertes physiologiques qui ont eu lieu dans ces dernières années sont dues à l’expérimentation ; c’est le seul moyen d’éclairer les mystères des fonctions organiques, et les bonnes gens qui ont cité cet article pour prouver que j’étais l’adversaire de la physiologie expérimentale se sont complétement abusés.


Les petites causes produisent souvent de grands effets, et l’avenir d’un homme tient parfois à une circonstance futile en apparence. Un oculiste, qui maintenant mène la clientèle à grandes guides, a dû sa fortune médicale à un modeste roquet. C’était, du reste, un chien de bonne maison, ce qui diminue de beaucoup l’humiliation qu’une notabilité spécialiste doit éprouver à avouer un pareil client.

Le docteur Furnari fut appelé un jour par une femme de chambre de la rue de l’Université. Il s’agissait de sécher ses beaux yeux pleins de larmes, qui n’avaient point leur source dans des peines de cœur, mais dans une simple conjonctive. Inutile de dire que la guérison ne se fit pas attendre.

Marton reconnaissante introduisit le docteur près de sa noble maîtresse, qui lui accorda sa confiance, — non pour son propre compte, — un jeune praticien n’est point fait pour toucher à des yeux portant quatre martels de sable sur champ de gueule, au chef casqué avec couronne fermée pour cimier, — mais bien pour son vieux chien, aussi infirme que malpropre. — Ce roquet blasonné avait, dit-on, brûlé la vie par les deux bouts ; il possédait tous les vices d’un chien du grand monde ; mais cette existence, bouleversée par l’orage des passions, était devenue singulièrement monotone, par suite d’une double cataracte, accompagnée d’une ophthalmie chronique. Cette cécité faisait le désespoir de sa noble maîtresse, qui s’était constituée l’Antigone de ce nouvel Œdipe.

Le docteur Furnari fut donc attaché à la noble personne de Zozore, et quand il eut donné des preuves suffisantes de dévouement pour son malade, on lui permit de tenter l’opération de la cataracte, qui fut pratiquée avec succès. O bonheur ! Zozore pourra désormais, sans lunettes, sauter exclusivement aux mollets des intimes de la maison, au lieu de prodiguer, comme il le faisait avant, cette faveur à tous les pantalons indistinctement.

Mais, hélas ! un jour Zozore mourut ! Si jamais chien mérita de parvenir à la vieillesse la plus Flourenesque, c’est bien certainement celui-là, car il rendit un service réel à la science, — il nourrit pendant trois ans un futur savant. — Notre oculiste pleura sincèrement son client, qui lui avait rapporté plus de 4,000 fr. en trois années. Il s’était tellement habitué à son malade, qu’il proposa de continuer à soigner, — pour le même prix, — les yeux de verre de Zozore empaillé. Sa proposition ne fut pas acceptée, mais pour calmer son désespoir, on lui ouvrit quelques maisons du faubourg Saint-Germain ; notre confrère fit fortune, et plus d’une fois il répéta, avec un philosophe moderne : ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est le chien.

Le docteur Furnari porte au doigt une bague en cheveux d’une couleur douteuse. C’est un gage de reconnaissance. Ces cheveux ont été empruntés à la queue de Zozore.


Cette histoire de chien m’en rappelle une autre, dans laquelle le rôle le plus lucratif ne fut pas joué par un confrère :

Une bonne dame avait un chien malade, elle fit appeler un vétérinaire qui habite les environs de l’Académie de médecine. Ce praticien venait chaque matin, et se faisait payer cinq francs par visite. Quelques jours après, la bonne dame tomba malade à son tour, peut-être par suite des nuits passées sans sommeil au chevet de son cher Love. Elle fit appeler un médecin, auquel elle signifia tout d’abord qu’elle ne pouvait pas donner plus de deux francs par visite. Le docteur, qui n’était pas fort avancé, accepta sans mot dire ; mais quand il voyait le matin son confrère le vétérinaire si favorablement partagé, il eût volontiers changé de client avec lui pour changer en même temps d’honoraires.

Chargement de la publicité...