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Les causeries du docteur

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III

Le professeur Jobert de Lamballe.
La transfusion. — Un phénomène adipeux. — Une carte comme on en voit peu.

Dans ma dernière causerie, j’ai évité de vous parler de l’accident survenu au professeur Jobert de Lamballe, une de nos célébrités chirurgicales, comme on évite de toucher à une douleur personnelle. L’éminent chirurgien était mon maître et mon ami, et vous comprenez les motifs de ma réserve. Maintenant que tous les journaux ont fait connaître la triste vérité, j’ai d’autant moins de raisons de me taire, que les nouvelles que je puis donner seront agréables aux nombreux amis du malade. Et un chirurgien d’hôpital, qui a déjà fourni une si longue carrière, doit avoir pour amis tous ceux qui lui doivent la vie.

Je n’ai pas besoin de dire qu’il est entouré des soins les plus empressés, et que ceux qu’il aime viennent lui faire oublier, dans la limite du possible, la tristesse de sa position. Il reçoit ses visiteurs avec la plus expansive sensibilité, sa raison est encore voilée, mais cependant, dans ses conversations, les idées s’enchaînent avec une certaine logique, et si l’amélioration se soutient, on a tout lieu d’espérer que l’éclipse de cette belle intelligence ne sera que momentanée.


Vous avez dû vous apercevoir que les jugements qu’on porte sur le caractère d’un homme sont trop souvent fondés sur les apparences ; personne n’a été, sous ce rapport, plus mal jugé que ce savant chirurgien. On avait pour lui la déférence qui s’attache aux rudes travailleurs qui arrivent au haut de l’échelle, après avoir commencé par le premier échelon. On lui reconnaissait volontiers, comme opérateur, une dextérité et une élégance incomparables. Mais il passait pour un bourru inabordable, quinteux et désagréable pour ses subordonnés. Aussi son service était la terreur des internes, et il fallait un certain courage pour l’affronter.

Comme les poltrons qui chantent pour cacher leur peur, il tempêtait pour cacher sa vive sensibilité. Son abord bourru effrayait les gens qui se tenaient à distance. On le jugeait sur l’écorce, et on le jugeait mal.

Je l’ai vu chez lui distribuer de larges aumônes du ton qu’on prend pour assommer les gens, mais ses pauvres y semblaient faits et ne s’en émouvaient guère. Il fallait, pour bien l’apprécier, ne pas le craindre, crier plus fort que lui et pénétrer pour ainsi dire de vive force dans son amitié ; alors on s’apercevait combien il était bon, serviable ; il dépouillait cette rude enveloppe que lui avaient faite les chagrins domestiques et montrait une âme aimante et expansive.

Un jour, un nouvel interne entre dans son service ; on fut obligé de l’appeler au moment de la visite.

— Monsieur, dit le chirurgien, j’exige que mes internes soient présents à huit heures dans les salles.

— C’est bien, monsieur, on y sera.

Quelques jours après, le chirurgien, qui avait à faire une opération en ville, arriva une demi-heure plus tôt, et fit appeler son interne. Celui-ci vient, tire sa montre et dit :

— Il est sept heures et demie, je vais me recoucher. Dans une demi-heure je serai à vos ordres. Vous avez fixé vous-même le service à huit heures.

On s’attendait à une bourrasque. Le chirurgien se prit à rire et ne fit aucune objection. Quelques jours après, dans un moment de colère, il tutoya son interne, qui ne dit mot. Le lendemain, il lui faisait une objection sur un point du service ; l’interne lui répondit :

— Je ne l’ai pas fait, parce que tu ne me l’as pas dit.

— Tu ! à qui croyez-vous donc parler ?

— A toi ; tu m’as tutoyé hier ; cela ne paraît pas te plaire aujourd’hui, j’en suis fâché, mais il faudra t’y habituer.

A partir de ce moment, le maître et l’élève se lièrent d’une vive amitié. Souvent ils faisaient ensemble les visites du maître, et l’élève, qui l’attendait dans la voiture, avait soin de lui dire : Tu sais, ne sois pas trop longtemps, sinon je file avec l’équipage. Et cela, en effet, lui arrivait parfois. Le savant chirurgien supportait, avec une bonhomie pleine d’indulgence, ces petites tyrannies de l’amitié. Il est vrai que l’interne était un homme capable, dont les services étaient fort appréciés dans les opérations délicates et minutieuses où le rôle des aides prend une véritable importance.


MM. Eulenburg et Landois viennent de communiquer à l’Institut des expériences intéressantes sur la transfusion du sang, opération qui consiste à introduire dans les veines d’un malade épuisé par une hémorrhagie, du sang emprunté à un homme sain. Le succès de cette opération, déjà grave par elle-même, était compromis par les altérations rapides que subit ce liquide immédiatement après sa sortie du vaisseau, et les différents appareils imaginés pour opérer la transfusion directe ne remplissaient qu’incomplétement le but qu’on se proposait.


Déjà Brown-Séquard avait reconnu que le principal obstacle résidait dans la coagulation de la fibrine qui produit le caillot des saignées, et il l’avait évité en défibrinant le sang, c’est-à-dire en enlevant la fibrine au moyen du battage. Il avait de plus établi que le sang employé devait provenir des artères et non des veines, en raison de l’acide carbonique que ce dernier contient.

Les expériences d’Eulenburg et Landois sont divisées en trois groupes. Celles du premier confirment ce qu’on pouvait déjà prévoir, c’est qu’on ne peut substituer dans la transfusion, au sang complet, quelques-uns de ses éléments isolés, tels que le sérum ou l’albumine, de plus, que le sang chargé d’acide carbonique fait périr l’animal dans les convulsions.

Les résultats des expériences du second groupe sont plus intéressants. Les auteurs ont combattu avec succès les phénomènes d’empoisonnement déterminés par l’ingestion de substances toxiques, solides comme l’opium, ou gazeuses comme l’oxyde de carbone ; et cela au moyen de la transfusion répétée. On soustrait ainsi à l’animal empoisonné le sang qui sert de véhicule au poison, et on lui injecte un sang normal nouveau qui lui donne une nouvelle vie. Si le moment d’appliquer à l’homme ces expériences n’est pas encore venu, elles n’en sont pas moins dignes d’une sérieuse attention.

Les expériences du troisième groupe sont destinées à prouver que la vie peut être prolongée chez les animaux absolument privés d’aliments par la transfusion du sang d’un animal de même espèce, bien nourri. Ils ont fait vivre pendant vingt-quatre jours un chien dans ces conditions, chez lequel les injections étaient pratiquées tous les deux jours.

Jusqu’ici ces intéressantes expériences ont été faites seulement sur les animaux. Malgré leurs résultats remarquables, si on vous proposait de vous y soumettre, je vous engage à faire, avant d’accepter, de sérieuses réflexions.


J’ai lu dans un journal, l’Événement peut-être, que la Faculté de médecine avait acheté 1,200 fr. le corps d’un brave homme doué d’une circonférence prodigieuse et pesant 250 kilogrammes. Ce qui met le phénomène au prix modeste de 1 fr. 50 centimes le kilo. Elle lui en laissait, bien entendu, l’usufruit et la jouissance jusqu’à son trépas, voulant bien consentir à remettre l’examen de ses organes au lendemain de son dernier jour.

C’est une erreur assez généralement accréditée, que ces anomalies sont le résultat d’une conformation organique particulière dont l’examen intéresse la science. L’embonpoint monstrueux résulte simplement d’un défaut d’équilibre entre l’absorption et la résorption. C’est un phénomène qui cesse avec la vie et sur lequel l’autopsie ne peut fournir aucun renseignement. Tous les éléments de l’organisme sont soumis à cette loi de rénovation qui s’accomplit avec plus ou moins de rapidité selon la nature des tissus. Il suffit que l’absorption des molécules graisseuses soit plus active que leur résorption pour que l’embonpoint vous envahisse.

Je profiterai de cette circonstance pour vous dire que tous les spécifiques vantés contre l’obésité ne sont que des piéges tendus à la crédulité. La diète sévère qu’on impose aux malades les fait maigrir, et c’est là seulement ce qui agit ; mais ils engraissent de nouveau quand ils sont fatigués de ce régime. Le seul remède à l’embonpoint est la sobriété et un exercice corporel violent et journalier.

La Faculté n’avait donc aucune raison pour acheter le corps de ce gros homme ; elle connaissait, sans avoir besoin d’y regarder, les petits mystères de son organisme. De plus, elle se garderait bien de gâter ses élèves en leur fournissant des curiosités ; ils ne voudraient bientôt plus disséquer que des phénomènes.


Chacun profite du nouvel an pour adresser sa carte à ses amis, c’est une occasion bien naturelle de se rappeler au souvenir des gens. Tout homme un peu répandu en reçoit de toute espèce, le commerce n’oublie pas de glisser sa petite réclame parmi les noms des amis de la maison. C’est M. Pique-oiseau, épicier, certifiant sur sa carte qu’il est fidèle à ses traditions commerciales, ce qui veut dire qu’il continue à faire son vinaigre avec l’acide pyro-ligneux, sa chicorée avec de la brique pilée, et son moka avec sa chicorée ; à mettre de l’eau dans son vin et à tromper sur le poids de toutes ses marchandises, etc., etc., et ainsi de suite pour tous les fournisseurs de la consommation journalière.

On reçoit donc des cartes bien singulières ; mais je doute, chers lecteurs, qu’aucun de vous en possède une aussi curieuse que celle que je vais vous lire, et que je copie avec une scrupuleuse exactitude sans y changer une simple virgule. Seulement, pour des motifs que vous comprendrez facilement, le numéro et le nom seront supprimés. Je dois avouer du reste, que si j’ai reçu cette carte, elle ne m’était point destinée.

La voici :

MAISON DE CONFIANCE
RUE ST-HONORÉ No
entre l’Assomption et la Rue St-Florentin.
S’adresser directement au 3e où c’est indiqué.
On ne me trouve que chez moi.

Mme… MAITRESSE SAGE FEMME, reçue à la Maternité, Membre de plusieurs sociétés savantes, la Maternelle du Dispensaire, et les Dames réunies Saigne, Vaccine et reçoit des Pensionnaires, reconnais la grossesse à six semaines ou deux mois, Consultations Gratuites et Payantes tous les jours, pour les Maladies de l’Utérius, Antéversion, Retroversion, Engorgement linfatique, indication pour ramener le Flux et le Reflux sanguin, et pour toutes les maladies des Dames.

LISEZ L’AUTRE COTÉ DE LA CARTE.

Vous pensez que c’est là tout ! Erreur, comme dit cette bonne dame, lisez l’autre face ; cette carte a été plongée dans un charlatanisme si épais, qu’elle en est couverte des deux côtés.

AVIS
Important et Indispensable.

Montez au 3e sans parler à personne, n’écoutez pas si l’on indique ailleurs, ce ne serait que pour vous tromper, savoir ou mentir, je suis presque toujours chez moi excepté le Vendredi, personne n’est en relation avec moi, la discrétion étant nécessaire. Lisez les Plaques dans l’allée, pour la nuit et même le jour, tirez l’anneau en fer plusieurs fois ou frappez trois coups, quand on ne Sonne qu’une fois je regarde par la Fenêtre du 3e, si l’on vous indiquait mal je vous prierais de m’en avertir.

La profession est indiquée sur la porte, tournez le bouton.
Rue St… no entre l’A… et la Rue St…
PARIS.

Cette carte est estampillée par le timbre qui lui sert de passe-port pour circuler sur la voie publique, elle a le même droit que l’animal dangereux qui porte sa muselière, conformément aux ordonnances de police, seulement elle n’en a pas, elle, de muselière, qui l’empêche de contaminer les gens. Elle peut s’introduire dans la main de la jeune fille innocente qui ne connaît pas encore toutes les infamies qu’on rencontre dans les égouts de la civilisation ; malgré son innocence, elle est femme, elle questionne, et sait enfin que péché caché est à moitié pardonné, et qu’on peut se faire assurer contre les résultats trop visibles de l’amour.

Elle se glisse aussi dans la main de celle qui n’a plus rien à perdre que la crainte d’avoir des héritiers. Celle-là comprend de suite l’invitation qu’on lui adresse.

Il faut vraiment examiner à la loupe ce petit chef-d’œuvre d’impudeur, pour en bien apprécier toutes les beautés. Je le comparerais volontiers à ces vins vieillis derrière les fagots, dont il faut analyser tous les parfums, toutes les saveurs pour bien en juger le mérite. L’ignoble a ses nuances et son fumet ; analysons donc, malgré la révolte de nos sens, ce que contient cette carte, c’est une œuvre de chimiste et non pas de gourmet, mais je l’ai dit ailleurs, les sens du médecin ne sont point ceux d’une petite-maîtresse. D’abord, remarquons cette observation : On ne me trouve que chez moi. Une sage-femme qui n’exerce qu’à domicile, cela me fait l’effet d’un paveur qui ne voudrait travailler qu’en chambre. Je laisse deviner ce qu’une matrone membresse de plusieurs Sociétés savantes qui ne va pas en ville peut faire chez elle.

Notez qu’elle reconnais la grossesse à six semaines ou deux mois. Mais je suis persuadé que c’est uniquement aux consultations payantes, et que ses consultations gratuites, comme la caisse de Robert-Macaire, ouvrent à trois heures juste, et ferment à trois heures très-précises.

Elle traite et naturellement guérit toutes les maladies de l’utérius (en vertu de quel droit ? — Cela ne vous regarde pas) ; mais elle n’explique point si elle considère la grossesse comme une maladie de l’utérius. J’avoue que j’aurais voulu lui voir couronner son chef-d’œuvre par une explication sur ce point : quant à moi, je suis convaincu qu’elle considère la grossesse comme une maladie des plus graves ; comme celle qui se traite avec le plus de succès dans sa maison de confiance, et surtout comme celle qui rapporte le plus d’argent.

Je ne dirai rien de sa prétention de ramener le flux sanguin, je comprends que lorsqu’une femme est en retard de quatre mois, plus ou moins, elle possède des petits moyens pour faire passer cela ; même probablement quand l’affection s’accompagne d’une certaine enflure de l’abdomen. Quant au reflux, je suis un peu embarrassé, je ne connais en fait de reflux que celui de l’Océan, et à moins d’admettre que cette femme, si savante, n’ait inventé une pommade ou un onguent dont la puissance merveilleuse et universelle se fait sentir jusque sur les vagues de l’Océan, j’avoue que je ne trouve point d’explication vraisemblable.

Passons à l’autre côté, et ne négligeons pas cet AVIS IMPORTANT ET INDISPENSABLE : ne parlez à personne, n’écoutez pas ; est-ce que par hasard on entendrait autour de cette honnête maison, comme dans le conte de l’Oiseau bleu, les voix menaçantes d’ombres et de fantômes qui crient aux malheureuses pratiques : Fuyez ! fuyez !! imprudentes, si vous tenez à la vie, n’approchez pas de cette maison, n’imitez pas nos coupables folies, si vous voulez éviter notre sort. Je ne voudrais pas l’interroger sur ce point, car elle le dit, la discrétion lui est très-nécessaire. Je suis du reste complétement de son avis à ce sujet ; si elle allait raconter toutes ses petites affaires au premier venu, cela pourrait avoir de grands inconvénients pour elle.

Je me permettrai cependant d’émettre un léger doute, quand elle affirme que personne n’est en relation avec elle. Alors, que devient-elle le vendredi ? Moi, je suppose qu’elle est en relation directe avec le club des sorcières, et que c’est le vendredi qu’elle enfourche le manche à balai du Sabbat. Car, enfin, comment, malgré toute sa science, pourrait-elle diagnostiquer la grossesse à six semaines, quand les médecins ne le peuvent faire que vers quatre mois ? Évidemment, sa science lui vient d’une source qui ne coule pas rue de l’École-de-Médecine.

Maintenant, passons au post-scriptum, car on dit que c’est là qu’il faut toujours chercher le point important d’une lettre. Il n’y en a pas à cette carte, mais c’est pure politesse pour le lecteur, on compte sur son intelligence ; ceux qui auront besoin du post-scriptum sauront bien le deviner.

Ce qui est sur la carte n’est que le boniment du paillasse qui rassemble la foule autour de lui ; il conte des histoires bêtes, reçoit avec philosophie les coups et les injures du patron, puis, quand le cercle est compacte, il exhibe son post-scriptum, sa chose importante, qui est une pommade remplie de vertus, ou simplement du poil à gratter.

Je ne pense pas, cependant, qu’il s’agisse ici d’une invention pleine de vertus, mais je voudrais bien connaître le post-scriptum, l’industrie qui se commet dans cette maison de confiance.

Est-ce une fabrique de philtres pour rendre amoureux ?

Pratique-t-on le nœud de l’aiguillette ?

Est-ce pour les amours un refuge hospitalier (qui n’a rien de commun avec celui des montagnards écossais) ? Explique-t-on les mystères du grand et du petit Albert, ou simplement de Charles Albert ?

Fait-on le grand jeu, les cartes, les tarots, la consultation somnambulique ou homœopathique ?

Fait-on bouillir des herbes propres à réparer les défaillances de la vieillesse épuisée ?

A-t-on le secret de faire procréer des sexes à volonté ?

Mon esprit hésite à se prononcer pour l’une ou l’autre de ces merveilles.

Ah ! si je pouvais interroger la chauve-souris qui applique son œil glauque à la vitre fêlée de ce troisième étage, peut-être me raconterait-elle d’étranges choses ; peut-être a-t-elle vu quelques-uns de ces drames auprès desquels la scène des sorcières, de Macbeth, n’est qu’un jeu innocent.

O Paris ! comme on te calomnie ! on dit que tu laisses parfois mourir de faim tes enfants ; quand de pareilles industries peuvent s’étaler impunément à ton soleil, il faut être furieusement honnête, ou bien dépourvu d’imaginative, pour ne pas trouver dans tes boues, ô Paris ! une ceinture dorée, sinon une bonne renommée.

Nota. L’adresse est tenue à la disposition des confrères dans l’embarras qui voudraient avoir recours aux lumières de cette praticienne.

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