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Les causeries du docteur

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XIX

Séance annuelle de l’Institut.
La science vulgarisée. — Feu le marquis d’Argenteuil.
L’enfant gâté. — La fontaine Saint-Michel.

Hier lundi, l’Académie des sciences a tenu sa grande séance annuelle. C’était le jour des récompenses, la fête des lauriers.

Ces réunions solennelles ont lieu sous la coupole du palais Mazarin. Pour ce jour-là, le public ordinaire de la savante compagnie cède sa place aux gens du monde, qui profitent de cette circonstance pour voir de près la réunion des illustrations représentant la plus haute expression de la science moderne.

Les étrangers peuvent bâtir des palais plus somptueux que les nôtres, leur industrie peut égaler notre industrie, mais ils seront encore longtemps réduits à nous envier notre Institut. Une des grandes ambitions des savants exotiques est d’obtenir le titre de membres correspondants, et ils ne se plaignent pas de faire longtemps antichambre avant d’obtenir un fauteuil.

Le programme de ces séances est le même pour toutes les Académies : d’abord le rapport sur les prix ; ensuite l’éloge d’un académicien qui n’existe plus que dans le souvenir de ceux qui n’oublient pas les nobles découvertes.

Le rapport sur les prix, fort savamment rédigé, a été lu par M. Élie de Beaumont, d’une voix presque retentissante qui a surpris et charmé les auditeurs ordinaires de l’éminent secrétaire perpétuel. Parmi les lauréats, les médecins de la France et de l’étranger, étaient en grande majorité, j’en ai compté plus de quinze ; ce qui n’a rien de surprenant pour ceux qui savent que l’art de guérir emprunte un contingent à presque toutes les sciences que couronne l’Institut.

M. Élie de Beaumont a proclamé les noms des docteurs : Chenu, Poulet, Sistach, Saint-Pierre, Hollard, Bert, Réveille, Viennois, Meynet, Desormeaux, Suquet, Legrand de Saulle, Vanzetti, Davaine, Grimaud de Caux, Hellie, etc.


M. Coste a lu ensuite un excellent discours élégamment écrit et surtout parfaitement dit sur Dutrochet. L’orateur a exposé avec beaucoup d’art la vie laborieuse et modeste du célèbre auteur de la Théorie de l’endosmose. En rappelant ses remarquables travaux sur l’embryologie, M. Coste était sur son terrain, et j’énumérais en silence les découvertes que nous lui devons sur cette branche presque nouvelle de la science, elles effacent celles du savant dont il nous disait l’histoire.

L’accent méridional de M. Coste prête un certain charme à sa diction. C’est pour moi la gousse d’ail qui parfume et relève la saveur de l’excellent gigot de présalé.

Les applaudissements du public et les félicitations de ses collègues lui ont assuré le fauteuil de secrétaire perpétuel, qu’il n’occupe que par interim. Les comptes rendus et les journalistes ne pourront qu’y gagner.


Le cri des Romains était : du pain et des spectacles ! Sous leur beau ciel, le reste pouvait leur paraître accessoire. Notre civilisation se montre plus exigeante : nous aimons aussi les spectacles, mais ils sont insuffisants pour charmer les loisirs de notre imagination. L’école primaire, que les Romains fréquentaient peu, a fait naître un besoin général de lecture dans toutes les classes de la société, et tout ce qui s’imprime trouve des lecteurs, depuis le chef-d’œuvre de l’esprit humain jusqu’à ces romans au vert-de-gris qui couvent l’assassinat des marchandes à la toilette ; en passant par l’histoire des victoires et conquêtes des cocottes, ce macadam social, qui salit les chaussures des gens qui le traversent.

Permettez-moi de croire que vous ne trouvez guère de charme à lire l’apothéose des gredins, et que vous vous intéressez peu aux efforts gigantesques des héros de roman qui déracinent l’obélisque pour écraser une puce. Vous êtes certainement de mon avis, que cette littérature est aussi malsaine pour l’intelligence que les jouets peints à l’arsenic sont dangereux pour les enfants qui s’en amusent.

Cependant vous aimez la lecture, et je vous en félicite de tout mon cœur. Permettez-moi donc d’attirer votre attention sur une série d’ouvrages scientifiques qui viennent frapper discrètement à la porte de votre bibliothèque.

Il y a dix ans, un livre scientifique était aussi amusant pour vous que la contemplation du tombeau d’un Pharaon. Il parlait une langue qui vous était inconnue, et son écorce hérissée vous empêchait d’en goûter les fruits.

Quelques jeunes auteurs, disciples fervents et éclairés des Académies, ont pris la peine, à votre intention, de faire descendre la science des hauts sommets où elle perche, et d’en vulgariser les questions les plus intéressantes. La cosmologie, la physique, la chimie, l’histoire naturelle et les progrès de la haute industrie forment la matière de ces volumes. Ils sont écrits d’une manière claire, élégante, précise et exacte, par des hommes du métier, dont l’ambition est d’être parfaitement compris de vous. Ces ouvrages sont déjà assez nombreux. Je me bornerai à vous signaler seulement ceux qui sont fraîchement éclos.


La science populaire, de P. Rambosson, qui en est à sa quatrième année. L’auteur a été chercher dans la mer des Indes les premières notions de la carte routière des orages, qui jouera désormais un si grand rôle dans la navigation. M. Rambosson doit être né dans le rez-de-chaussée d’un journal scientifique. Il paraît tout jeune encore, et il me semble que j’ai toujours lu ses articles. C’est un écrivain modeste et fort méritant.


Les Causeries scientifiques (5e année), de M. de Parville, vulgarisateur très-fin et très-élégant, qui fournit de la science à trois ou quatre journaux politiques.


Les Semaines scientifiques, d’A. Sanson, que les lecteurs de la Presse n’ont point encore oublié.

Écrivain oseur ne détestant ni la polémique ni la bataille, M. Sanson est un positiviste avancé ; il s’en défend, parce qu’il aime la contradiction ; mais je le connais bien, et je puis vous répondre qu’il l’est autant que moi.

Ces trois livres ont un grand air de famille, et cependant ils constituent des individualités différentes. Je vous assure que, lorsque vous les aurez lus, vous pourrez introduire dans la conversation des salons un élément qui fait là trop souvent défaut : l’intérêt.

Ceci dit, je ne veux pas laisser passer sans les arrêter au collet certains chapitres du livre de mon ami Sanson, où il est question de ces pauvres médecins, sur le compte desquels il aime assez à s’égayer. Comme si après Molière quelqu’un devait oser toucher à sa guitare ! M. Sanson poursuit partout le monopole avec l’ardeur d’un chasseur de chevelures.

S’il rencontre sur sa route un diplôme de docteur, il s’empresse de brandir son scalpel en s’écriant : A bas le monopole médical, vive l’exercice libre de la médecine que le premier venu doit pratiquer sans jamais l’avoir apprise. Il faut que le malade soit absolument libre d’appeler, pour le soigner, qui bon lui semble : tant pis s’il se trompe.

Cela me rappelle le mot d’un fameux massacreur de la Saint-Barthélemy qui frappait impartialement sur les huguenots et les catholiques en criant : — Tue ! tue tout ! Dieu saura bien reconnaître les siens. Il est certain que, dans cette circonstance, Dieu n’a pas commis d’erreur de répartition. Mais le public, qui n’a pas le même discernement, serait exposé à confier sa vie et celle des siens à un domestique sans place, à un déclassé de la société qui s’intitulerait médecin ; car rien n’est facile comme de faire tirer la langue du prochain, de lui tâter le pouls, et de prendre un air grave en signant, sous prétexte d’ordonnance, un passe-port pour l’éternité.

J’ajouterai que le public a toujours eu le droit, et il en use, de se faire estropier par les charlatans. Il peut faire mutiler ses doigts par le marchand de vin qui soigne les panaris ; graisser ses douleurs par la pommade Bossu ; traiter ses cancers par le Javanais au museau bronzé ; disloquer ses articulations par les rebouteurs et voler son argent par les somnambules. La justice trouve le malade assez puni de sa sottise et ne s’occupe pas de lui, elle se contente d’infliger aux charlatans une petite amende qu’ils savent habilement transformer en grosse réclame.

M. Sanson, pour être conséquent avec ses principes, devrait également demander la suppression des lampions qui éclairent les gouffres béants sous les pieds des passants attardés : chacun doit être libre de se tuer dans les ornières de la voie publique. Tant pis pour ceux qui ont la vue basse.

Il doit demander la démolition des parapets et des garde-fous : chacun doit être libre de prendre la rivière pour une grande route, tant pis pour ceux qui ne savent pas nager. Il doit solliciter aussi la suppression des gendarmes qui gênent l’industrie des fabricants artificiels de billets de banque ; les gens qui les reçoivent doivent savoir distinguer les faux de ceux-là qui sont authentiques.

Il y a trois ans, un de mes amis, homme intelligent, était, ainsi que son fils, jeune enfant d’avenir, cloué sur le lit par une fièvre typhoïde d’une méchante espèce. Les ordonnances de son médecin ordinaire étaient suivies avec une religieuse exactitude, et il remerciait avec effusion la science qui lui rendait la santé, qui lui conservait son fils.

Il se gardait bien d’évoquer les souvenirs de Molière, et si quelque athée eût dit devant lui qu’il n’y a point de science médicale, il eût rassemblé le peu de forces que la maladie lui avait laissées pour assommer le blasphémateur.

Puis la santé est revenue, et avec la santé le souvenir des railleries de Molière. Car cet ingrat se nomme… A. Sanson.

Admettons que l’exercice de la médecine ait été aussi complétement libre que le commerce des pommes de terre frites. Admettons aussi que M. Sanson, entièrement isolé du mouvement scientifique, et simplement guidé par la plaque professionnelle qui indique la demeure d’un médecin, ait réclamé les soins d’un sonneur de cloches ou d’un clerc d’huissier, subitement convertis au culte d’Esculape.

Admettons enfin, ce qui n’a rien d’improbable, que, le guérisseur improvisé, aidant la maladie, ait laissé mourir le fils de mon ami. Je me demande si M. Sanson serait aussi partisan de la suppression du diplôme.

J’avoue que personnellement il m’est absolument indifférent qu’on fasse disparaître les garanties qui protégent la santé publique ; et si vous, qui avez des enfants ou des êtres chéris que la maladie peut atteindre, vous êtes de cet avis, je suis prêt à me faire l’écho de vos vœux. Cependant, je vous ferai remarquer qu’en Angleterre, où la vente des poisons n’est soumise à aucun contrôle, on a jugé que la médecine libre était plus dangereuse encore, car on l’a supprimée déjà depuis plusieurs années.


Je fus appelé, il y a quelques jours, pour donner des soins à un jeune enfant volontaire et gâté, atteint d’une maladie grave.

J’ordonnai une potion sur laquelle je fondais un légitime espoir.

Le lendemain, je trouvai la potion intacte et l’enfant plus malade.

— Pourquoi n’avez-vous pas fait prendre à l’enfant le médicament que j’ai prescrit ?

— Il n’en a pas voulu, répondit la mère désolée.

— Votre faiblesse aura un triste résultat.

— Comment ! c’est aussi grave ! Il le prendra, monsieur, je vous en réponds, je l’assommerai plutôt.


Le 11 décembre, jour de la distribution des prix académiques, l’ombre du marquis d’Argenteuil, tourmentée par cet éternel besoin de vider sa vessie, qui fit le désespoir de son existence, sortit de la froide demeure où elle repose, et vint, naturellement, soulager ses douleurs vers les murs de l’Académie de médecine. Elle espérait, en ce jour solennel, être débarrassée de son infirmité par le lauréat, gratifié du prix de 12,000 fr. que lui, feu marquis, légua ad hoc à cette illustre société… L’ombre rôdait donc entre chien et loup, attendant son lauréat, prêt à le saisir au passage. Quantité de silhouettes médicales défilèrent à travers une pluie fine et glaciale ; de jeunes savants au front chauve, de vieux professeurs au front couronné d’une noire chevelure, de petits lauréats ayant à la main quelques bourgeons de lauriers ; enfin, des femmes jeunes et belles, formant la plus belle moitié des académiciens, défilèrent devant elle. L’ombre demeura, vu ses douleurs, insensible à la majesté du spectacle ; c’est que pas une de ces silhouettes n’avait l’air de jubilation qui éclaire comme un lampion le faciès d’un triomphateur ; la foule défilait toujours.

Enfin, M. Mercier parut, il portait écrit sur son chapeau : J’ai le gros lot. Un instant l’ombre émue voulut s’élancer vers lui, mais elle s’arrêta bientôt triste et morne en murmurant : « Non, non, ce n’est pas encore celui-là qui doit me guérir ; il n’a pas pour 12,000 fr. de jubilation dans l’œil, attendons, attendons encore. » Et son regard aigu se replongea dans la foule, à la recherche du lauréat, comme la sonde du gabelou impassible se plonge dans les bottes de paille à la recherche de la contrebande.

La brise glaciale vibrait en folâtrant à travers les côtes de la cage thoracique du feu marquis, les faisait résonner comme les cordes d’une harpe éolienne, et lui murmurait des noms de lauréats que l’écho ne répéta jamais, de ces noms illustrés pour un instant par l’Académie que oncques n’entendit plus prononcer. Elle vit même passer M. Charrière, portant sous son bras un sac d’écus estampillé au timbre de l’Académie ; puis les bruits s’éteignirent un à un, les bougies de la fête passèrent une à une de vie à trépas, et l’obscurité étendit de nouveau son sceptre sur la docte enceinte de l’Académie.

L’ombre du marquis poussa un de ces lugubres soupirs d’âme en peine qui passent dans l’air comme une rafale, qui font mugir les cheminées comme des tuyaux d’un orgue gigantesque, et glacent d’effroi les gens simples et frileux accroupis autour du foyer ; elle s’apprêtait à regagner sa froide demeure en grommelant : me voilà encore condamné à six ans de rétrécissement forcé. Ah ! si c’était à refaire, je sais bien qui n’aurait pas mes 30,000 fr. J’aurais mieux fait de les donner au curé de ma paroisse : il aurait peut-être obtenu quelque chose pour moi.

Comme il allait partir, un pas lourd retentit sous les doctes voûtes, puis un homme apparut. A son encolure, l’ombre du marquis le prit tout d’abord pour le porteur d’eau de l’Académie ; mais un examen plus attentif lui fit reconnaître un fabricant de lauréats.

L’ombre s’avança digne et froide, et posa sur l’homme au pas lourd une main décharnée, qui le glaça d’horreur. Ses cheveux se hérissèrent, une sueur froide inonda son front, son œil rond s’agrandit plein de terreur, et un fouchtra étouffé s’éteignit dans son gosier, paralysé par la peur.

L’homme voulut fuir, mais la main du spectre s’allongea, s’allongea à sa poursuite, et le ramena titubant aux lieux qu’il venait de quitter.

L’OMBRE. — Bonjour, compère.

L’HOMME, claquant des dents. — Bonjour, monsieur le marquis.

L’OMBRE. — Où courez-vous donc si fort, compère ?

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, j’allais voir si Catherine a préparé le dîner pour les membres d’une commission que je reçois ce soir.

L’OMBRE, avec amertume. — La cuiller à pot est donc toujours le drapeau qui guide les savants dans le sentier de la camaraderie. Dites-moi, compère, qu’avez-vous fait de mes 12,000 fr. ?

L’HOMME. — Je l’ignore, monsieur le marquis, je ne m’en suis pas du tout occupé.

L’OMBRE. — Vous êtes un finot, compère, holà ! dépêchons, qu’avez-vous fait de mes 12,000 fr. ?

L’HOMME. — Mais, monsieur le marquis, on les a donnés aujourd’hui même à six lauréats.

L’OMBRE. — Eh ! qui donc s’est permis de substituer sa volonté à ma volonté de mourant ? Quoi ! j’ai voulu donner à un savant une récompense qui n’eût pas l’air d’une aumône, et on se permet de briser mon offrande pour en répandre les miettes autour de soi ! Quel est donc ce dépositaire infidèle que j’aille le tirer la nuit par les pieds ?

L’HOMME, claquant des dents. — Ah ! monsieur le marquis, pardonnez à notre zèle, on a cru que vous seriez heureux de voir l’esprit supérieur de l’Académie se substituer à votre intelligence un peu obtuse.

L’OMBRE. — Assez, compère, j’ai ouï dire que l’Académie s’était fort peu mêlée de l’affaire et qu’elle avait laissé commettre cette ingratitude aussi noire qu’incroyable à quelques mains habiles en intrigues qui ont déjà forcé mes héritiers à faire un procès à l’Académie.

L’HOMME. — Je vous jure, monsieur le marquis, qu’on a fait pour le mieux.

L’OMBRE. — Dites-moi, compère, je suppose que vous donniez à votre tailleur du drap pour vous faire un pantalon, je suppose aussi que votre tailleur, voulant substituer son intelligence supérieure à votre lourde raison, sous prétexte de faire pour le mieux, vous rapporte une dizaine de petits pantalons très-propres à habiller des poupées, que feriez-vous, compère ?

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, si le gredin me jouait un pareil tour, je lui ferais payer mon drap.

L’OMBRE. — Que diriez-vous, compère, si, moi, je faisais rendre l’argent ? Que diriez-vous, si M. Mercier, mon testament à la main, forçait l’Académie, qui l’a reconnu comme auteur du plus grand perfectionnement, à lui donner à lui tout seul le prix de 12,000 fr. ?

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, ne me parlez pas de ces affreuses choses, vous allez me couper l’appétit. M. Mercier a inventé si peu que ce serait de sa part une bien noire ingratitude.

L’OMBRE. — Savez-vous, compère, qu’il court de vilains bruits à propos de mon prix ? On dit que vous ne le donnerez jamais tout entier à un seul médecin, de peur que sa boutique ne devienne mieux achalandée que la vôtre.

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, quelle horrible calomnie ! N’a-t-on pas donné déjà 12,000 francs à M. Reybard ?

L’OMBRE. — Compère, je vous le répète, vous êtes un finot. Vous savez que M. Reybard, qui a inventé un instrument capable de fendre du bois avec autant de facilité qu’un canal de l’urètre, demeure à Lyon, et que vos malades n’iront pas le chercher là. Si M. Mercier habitait Pékin, vous lui auriez décerné le prix avec enthousiasme. Mais, à propos, n’est-ce pas un certain docteur Guillon qui a inventé l’urétrotomie ?

L’homme lourd fait la grimace et ne répond pas.

L’OMBRE. — Je ne l’ai pas vu parmi les lauréats ; aurait-il refusé de se présenter au concours ?

L’homme lourd devient rouge et reste muet.

L’OMBRE. — J’ai ouï dire que vous aviez trouvé le moyen de le ballotter de commissions en commissions et de l’exclure à perpétuité de la liste des prix.

Les larges oreilles de l’homme lourd deviennent écarlates, mais il reste toujours muet.

L’OMBRE. — Allez, allez, compère, tremper votre soupe, je vois que vous êtes de ceux qui font de la science un pressoir à gros sous ; l’Académie, qui renferme tant d’hommes honnêtes et véritablement savants, a bien tort de vous laisser faire ses affaires. Et les gens étrangers à la science sont bien fous lorsqu’ils croient récompenser les travailleurs par les mains des sociétés savantes. Leur argent devient trop souvent la proie des coteries, et les vrais travailleurs qui devraient en profiter mangent leur pain à la fumée. Dites-moi, savez-vous maintenant signer votre nom ?

L’HOMME, avec un sourire de satisfaction. — Ah ! monsieur le marquis, depuis mon dernier ouvrage, je commence à l’écrire d’une manière assez lisible.

L’OMBRE. — Allez tremper votre soupe. J’entends la cloche des trépassés ; il faut que je rentre.

(Bruit lugubre de cloches dans le lointain. L’ombre s’évanouit et l’homme lourd s’enfuit d’un pas léger.)


On a déposé au coin du boulevard de Sébastopol (rive gauche), sous prétexte de monument public, une espèce de bâtisse hydraulique portant à un haut degré le cachet de ce mauvais goût bourgeois qui remplace chez nous l’art architectural, tombé en complète décadence. Cette fontaine a dû être inventée et dessinée par l’illustre Joseph Prudhomme, — élève de Brard et Saint-Omere — et exécutée par un marbrier. Elle peut prendre place à côté du fort de la halle, de l’hôtel du timbre, du nouveau Louvre, de la mairie du 1er arrondissement, qu’on a placé comme pendant de Saint-Germain-l’Auxerrois, comme si le bloc informe pouvait servir de pendant aux guipures de l’ogive. Je n’ai point à m’occuper de toutes ces constructions que Joseph Prudhomme, dans sa mâle candeur, appelle des monuments, et je ne m’indigne guère lorsque le chien mingens ad parietem s’abrite un instant sous leur ombre ; mais la fontaine Saint-Michel appartient au pays latin, appartient presque aux choses médicales, et il est de mon devoir de rectifier les idées que les étudiants de première année pourraient puiser, en la voyant sur la manière dont on peut utiliser les pierres de taille.

Le sujet principal de l’œuvre représente l’archange saint Michel terrassant Satan. Cette touchante légende — ou plutôt cette aspiration, car jusqu’à présent le principe du bien n’a pas encore définitivement terrassé le principe du mal — appartient à presque toutes les anciennes théogonies, et, qu’on emprunte le sujet à la religion chrétienne ou aux cultes païens, que le bon principe se nomme saint Michel ou Osiris, Emoun, Tamagisanoch, Ormuzd, Opoiam ; que le mauvais esprit se nomme Satan ou Typhon, Moloch, Sariafing, Ahriman ou Maboïa, l’artiste se trouvera aux prises avec des personnalités puissantes qui ne peuvent être animées que par le souffle du génie, et Joseph Prudhomme ne tient pas cet article-là.

Le principe du bien doit terrasser son ennemi, non pas par la force brutale de son glaive, mais par la splendide majesté de son regard. Son front doit rayonner ; c’est la vertu, la force morale qui lui fournit ses armes.

Au lieu de cela, M. Duret — ici Joseph Prudhomme se nomme M. Duret — a fait comme bon principe, un bonhomme ailé. A la place du génie du mal, une espèce d’Hercule à plat ventre qui fait la grimace.

Le bonhomme ailé, une serviette sur l’épaule, lève les bras en l’air en tenant son sabre d’une manière si malheureuse qu’il se pratiquera, s’il n’y prend garde, une amputation du bras, qu’on pourrait bien trouver un beau matin dans la fontaine ; du bout de son aile il chatouille la plante du pied droit de Satan, qui a l’air de dire : je m’en fiche pas mal, je ne suis pas chatouilleux. Cependant, au fond, on voit bien à sa grimace qu’il éprouve une sensation désagréable. — Je préfère la pause de M. Fauvel dans la peinture murale de la salle de garde à la Charité. En voilà un gaillard qui terrasse bien, le cheveu au vent, l’œil arrondi, le bras armé d’un terrible fouet vengeur ; il est superbe d’audace et de fougue ; seulement je n’aime pas le costume romain dont il se drape ; il me semble que si on l’avait fourré sous — la peau du lion, — il eût été beaucoup mieux dans son rôle. Mais revenons à la fontaine.

Messire Satan pose dans la situation de feu Boswel, le clown du Cirque, faisant la perche ; seulement, au lieu d’avoir le ventre soutenu par une perche, il est appuyé sur un de ces petits rochers que les bergers suisses taillent avec leur couteau dans un morceau de bois blanc. En bas, deux grosses bêtes, d’une espèce inconnue, vomissent de l’eau qui pourrait bien être une solution de tartre stibié, si l’on s’en rapporte aux efforts qu’ils font pour la rendre. Tout cela est accompagné de statues, de colonnes, d’écussons, d’incrustations de trente-six couleurs qui font ressembler cette bâtisse plutôt à une carte d’échantillons géologiques qu’à une œuvre d’art.

MM. les porteurs d’eau enthousiastes proclament peut-être M. Duret un grand homme ; moi je le voue à la postérité.

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