Les causeries du docteur
XXIII
Le nouveau promontoire.
M. Baillon. — Anesthésie locale. — M. Duchartre. — M. Longet.
Qui donc oserait sur le berceau d’un nouveau-né prédire sa destinée ? Sait-on l’avenir de cette frêle créature ; l’enfant dépassera-t-il le niveau des grandes intelligences, ou traînera-t-il une vie obscure, au milieu de la cohue des petits et des bornés qui sont les simples soldats de la vie humaine ?
Nul n’est en mesure de le dire depuis que les fées ont perdu leurs ailes, depuis que les sorcières en sont réduites à faire le grand jeu, ou à s’endormir sous les mains crasseuses d’un magnétiseur.
Il est tout aussi hasardeux de prédire les destinées d’une île encore au berceau. Les Grecs n’ont pas encore eu le temps de se souvenir de la sagesse de leurs illustres aïeux, ils jugent des fruits de l’arbre en voyant pousser une graine nouvelle ; ils écrivent l’histoire du nouvel être sur l’œuf qui le contient.
Une végétation géologique surgit dans la rade de Santorin ; l’aréopage s’assemble et dit à la végétation : Tu seras une île, et tu porteras le nom du roi Georges.
Mais au milieu des tremblements de terre, des tonnerres et des flammes volcaniques, l’ouvrier souterrain qui fait mouvoir ce nouveau truc, n’a pas entendu l’arrêt de la science ; il continue à tourner sa manivelle ; le monstre rocailleux monte toujours, et sa croupe informe vient se souder à l’île de Néa Kammeni.
Depuis le récit de Théramène, le rivage grec n’avait rien vu d’aussi terrible.
Le roi Georges y perd son île qui s’est changée en promontoire. Franchement ce monarque aurait tort de beaucoup le regretter ; il est difficile d’imaginer rien de plus aridement sauvage, M. Sainte-Claire-Deville a présenté à l’Institut deux grandes photographies du nouveau promontoire. Examinez à travers un fort télescope, un de ces tas de cailloux en granit sombre, destinés à ressemeler le macadam, et vous aurez une idée très-exacte du nouveau promontoire. C’est le même entassement irrégulier de roches anguleuses, qui semblent n’avoir d’autre lien que l’engrènement de leurs aspérités.
Et le tas de pierres grossit toujours ; île hier, promontoire aujourd’hui, peut-être demain continent ; je commence à craindre la transformation de la Méditerranée en marais desséché, que j’avais indiquée comme possible par l’exhaussement du sol.
Cependant, comme compensation, certaines parties de l’île s’enfoncent. On voit, à gauche du promontoire, le sommet d’une maison qui surnage encore. Le propriétaire est très-favorisé, il lui reste au moins un toit pour… s’asseoir. Les autres, expropriés par les tritons et les néréides, ne pourraient habiter leurs immeubles que dans un appareil à plongeur.
Du reste, les maisons étaient devenues inutiles, la terreur ayant chassé tous les habitants. On n’y voit plus ni hommes ni femmes, il ne reste que des savants stoïques et fermes sous la pluie de rochers inintelligents qui les assomment. Car c’est là une nouvelle complication, l’île au début était assez inoffensive ; maintenant qu’elle s’est élevée au grade de promontoire, elle est devenue agressive, rageuse, et se défend avec ses armes naturelles comme si on en voulait faire le siége.
Le phénomène qui bouleverse la rade de Santorin n’est point isolé ; le cataclysme donne des représentations en province, en faveur des Grecs qui ne peuvent pas se déplacer. L’Arcadie et la Laconie ont eu leurs petits tremblements de terre, et les habitants de Patras, Chio et autres lieux, ont été réveillés par des bruits souterrains, et des secousses fertiles en lézardes et en démolitions. Un îlot nouveau a pointé dans la rade de Santorin, et un écueil a surgi près de l’île de Cérigo.
Toutes ces convulsions semblent avoir pour point de départ le mont Etna, qui est depuis la même époque en éruption. Les ondulations suivent un trajet déterminé, une ligne droite qui relie le vieux volcan aux parages de Santorin.
Je vous ai parlé, il y a quelques semaines, de M. Montagne, le vénérable et dernier survivant de la commission scientifique qui accompagna Bonaparte en Égypte ; quelques jours après cette causerie, le vieux savant s’éteignit doucement. L’Institut, dans sa dernière séance, a élu son remplaçant.
La section avait porté sur la liste de présentation en première ligne, M. Trécul, botaniste acharné, qui méritait d’être élu ; il a été, en effet, nommé à une belle majorité. En seconde ligne, M. Chatin, professeur à l’École de pharmacie. Les travaux de M. Chatin sont très-importants et fort estimés. Son dernier ouvrage est une monographie du cresson (la santé du corps !) dont je recommande la lecture à ceux qui veulent étudier cette crucifère autrement qu’en salade.
Enfin, en troisième ligne, M. Gris, poussé par le Muséum, et en quatrième, M. Baillon, professeur à la Faculté de médecine.
Ici, l’opinion publique n’était pas tout à fait d’accord avec la liste de présentation, et sans avoir l’intention d’amoindrir le mérite de M. Gris, je crois que s’il voulait placer ses titres dans une balance, il serait obligé de s’asseoir dessus, pour enlever ceux que son compétiteur déposerait dans l’autre plateau. Du reste, M. Baillon est encore jeune, et en se présentant il venait simplement attacher son mouchoir sur un des fauteuils et marquer une place qui ne saurait lui échapper.
Depuis la découverte des propriétés anesthésiques du chloroforme, les malades en font la condition préalable de toutes les opérations. Hélas : s’ils connaissaient les inconvénients de ce sommeil artificiel ! D’abord, on en a vu ne plus se réveiller ; c’est une chance infiniment rare, mais on peut mettre la main sur le mauvais numéro. Parfois le sommeil anesthésique délie les langues les plus discrètes. Les épanchements risqués, les confidences les plus compromettantes voltigent dans l’air et se trompent d’adresse. On vide le sac aux péchés, on raconte même les gros, qui ne sont confiés qu’à un confesseur bien sourd pour qu’il ne les entende pas.
Si le praticien était seul, l’inconvénient serait mince, l’homme de l’art est le tombeau des secrets. Mais il se trouve toujours là, à point, des oreilles intéressées à ne rien perdre. Je vous assure qu’il serait parfois prudent d’endormir les deux conjoints pour que l’opération n’ait aucune suite sérieuse.
M. M… qui connaissait les dangers des épanchements intempestifs, avait à pratiquer la section du nerf sous-orbitaire du côté gauche, chez une dame de Montrouge, pour une névralgie faciale horriblement douloureuse.
Cette affection ne laisse sur le visage aucun phénomène appréciable. Il expulse le mari, et opère la malade chloroformée.
— Eh bien ! dit-il au réveil, souffrez-vous encore ?
— Autant qu’avant, vous ne m’avez pas opérée… Ah ! mon Dieu ! mais si (avec explosion) vous vous êtes trompé de côté.
En effet, M. M… avait opéré le côté droit qui n’était pas malade. Il en fut quitte pour recommencer la besogne.
Il est évident que les inconvénients du chloroforme sont infiniment loin de compenser ses avantages. Cependant, pour les opérations légères ou superficielles, on a tenté différents moyens afin de déterminer l’insensibilité totale de la région qu’on doit entamer. Nous possédons pour cela un excellent moyen, qui consiste à employer la glace pilée additionnée d’un cinquième de gros sel. Le mélange réfrigérant, renfermé dans un nouet de mousseline, est appliqué sur la peau ; il produit une congélation superficielle, et au bout de quelques minutes, le bistouri peut labourer les tissus sans faire naître la douleur, à la condition, cependant, de ne pas pénétrer trop profondément.
On ouvre ainsi les anthrax, les abcès sous-cutanés, on arrache les ongles incarnés, etc.
Les Anglais essayent en ce moment de réhabiliter l’anesthésie locale par l’éther. Les liquides volatiles ont la propriété, lorsqu’ils subissent une évaporation rapide, de déterminer un froid intense et inférieur à zéro.
Ils projettent un courant vif d’éther au moyen d’un pulvérisateur, sur la région justiciable du bistouri, et ils opèrent quand la congélation est suffisante.
Ce procédé était déjà connu en France, seulement il était moins perfectionné. On laissait tomber l’éther goutte à goutte, et on obtenait sa vaporisation avec un courant d’air produit par un soufflet.
On a fait ces jours derniers l’application du procédé anglais, et M. D… qui l’employait, a obtenu un résultat assez imprévu. Tout en manœuvrant son appareil, il respirait l’éther volatilisé. Peu à peu il s’engourdit, puis tout à coup tombe profondément endormi sur son malade.
Heureusement que ce dernier n’a pas abusé de la situation et qu’il s’est abstenu d’opérer le chirurgien. Ce résultat n’est pas assez satisfaisant pour m’engager à renoncer à la glace pilée, dont l’action locale est plus constante et plus efficace.
M. Duchartre s’est voué à l’étude de la pousse des plantes. Il a voulu savoir au juste si elles grandissent plus vite pendant le jour que pendant la nuit.
Voilà un problème intéressant que je voudrais voir résoudre en faveur de l’espèce humaine. Cela n’aurait aucune espèce d’utilité, mais on n’est pas fâché de connaître les choses même inutiles.
M. Duchartre s’est donc constitué le gardien de la végétation, il l’a fait passer nuit et jour sous la toise, comme les jeunes conscrits destinés à sauver la patrie.
Le jour cela va encore, et on peut, en se livrant à ses petites occupations, promener le mètre et le compas sur les têtes végétales ; la nuit il n’en est pas de même, le service est pénible.
Pour la période nocturne, le savant botaniste a délégué ses facultés d’observation au fidèle Baptiste, qui monte la garde avec une lanterne au pied des espaliers. Mais Baptiste est un garçon consciencieux qui ne veut pas assumer tout seul une si grande responsabilité. Lorsque son attention est trop fortement surexcitée, il court réveiller son patron.
— Monsieur, monsieur ?
— Hein ! quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?
— Monsieur, je crois que, depuis minuit, l’humulus lupulus a poussé de trois millimètres.
— Pas possible, Baptiste, quelle heure est-il ?
— Deux heures trente-cinq.
— Trois millimètres en deux heures trente-cinq ! Allons voir cela, Baptiste. Diable, mais il pleut ?
— A verse, monsieur.
— Donne-moi mes socques articulés, Baptiste, mes pantoufles prennent l’eau.
Après avoir longuement examiné et constaté son phénomène végétal, le savant vient se recoucher. Une heure après Baptiste se pend de nouveau à la couverture de son maître.
— Monsieur, monsieur !
— Hein ! qu’est-ce qu’il y a, Baptiste ?
— J’ai entendu des craquements dans la tige du gladiolus gandavensis rubens, je crois qu’il va donner un coup de collier.
— Diable ! Tombe-t-il encore de l’eau, Baptiste ?
— Pas une goutte, monsieur.
— Ah ! tant mieux.
— Seulement il neige à plein temps.
Voilà l’existence nocturne de M. Duchartre ; quand il en est quitte pour deux fluxions de poitrine dans sa saison, il trouve qu’il est né sous une heureuse étoile. Son domestique a moins de chance, il ne dure jamais plus d’un an. On l’appelle toujours Baptiste, mais ce n’est pas le même. On voit sur les plates-bandes quatorze petites croix noires, indiquant que du haut des cieux (leur demeure dernière) quatorze domestiques de M. Duchartre surveillent encore sa végétation.
Le savant botaniste parcourant la nuit son jardin de Meudon en robe de chambre et un bougeoir à la main effrayait un peu le voisinage dans les commencements.
On ne savait trop à quelle maladie attribuer ce noctambulisme aux bougies. Un vieux mythologue prétendit que M. Duchartre était un amant de Flore, jaloux, et qu’il s’assurait simplement que la déesse n’avait pas découché.
Les pénibles recherches de M. Duchartre sont pour le moment terminées, et il en a communiqué le résultat à l’Institut. Après avoir suivi pas à pas le développement des six plantes : Fragaria, Humulus lupulus, Althæa rosea, Vitis, Gladiolus gandavensis rubens, et Rabourdin (noms de cérémonie du fraisier, du houblon, du passerose, de la vigne et des glaïeuls), il a constaté que l’accroissement nocturne est plus rapide que celui qui se manifeste pendant le jour.
Mais, hélas ! des recherches semblables accomplies par d’autres botanistes ont donné des résultats différents. Ventenat, sur le Fourcroya gigantea ; Meyer, sur l’Amaryllis belladone ; Meyen, sur le Cannabis ; Harting, sur le houblon, ont constaté que l’accroissement pendant le jour était, au contraire, plus rapide que pendant la nuit.
On ne peut donc formuler sur ce point de règles générales.
M. Duchartre aurait-il perdu son bel âge mûr et ses quatorze domestiques à des recherches vaines ? Le voilà contraint à mesurer individuellement toutes les plantes de la création, ce qui va lui prendre un certain temps, surtout pour celles qui ont besoin de pousser pendant une quarantaine d’années avant d’atteindre leur entier développement.
Il y a quelques jours j’entrais par hasard à la Faculté de médecine à l’heure du cours de physiologie. Le grand amphithéâtre, trop souvent vide, était rempli par une foule studieuse qui suit avec assiduité les leçons de l’éloquent professeur.
A quoi tiennent les destinées humaines ! il s’en est fallu de bien peu que M. Longet ne se démît de cette chaire avant de l’avoir occupée. Elle était devenue vacante par la mort de M. Bérard. M. Longet, que ses travaux placent au rang des premiers physiologistes de notre époque, fut appelé à le remplacer par l’unanimité des autres professeurs.
Quelques gens que le succès de M. Longet empêchait de dormir, répandirent dans le public médical le bruit que M. Longet ne se souciait probablement pas d’être professeur, car l’époque de son cours était reculée ; on murmurait : qu’on n’aurait pas cru qu’il se serait présenté ; qu’il avait dit autrefois à M. Béclard, son compétiteur, que son intention n’était pas de le faire. On transforma enfin cette assertion en une parole formelle.
Je n’ai pas besoin de déclarer que M. Béclard, dont la délicatesse est bien connue, était étranger à ces rumeurs.
Tous ces bruits grouillaient autour du nouveau professeur, qui les sentait monter vers lui sans en connaître l’origine. Il s’en affligeait ; on y comptait bien.
On espérait exploiter la loyauté chevaleresque d’un homme qui n’admet pas de composition avec l’honneur.
M. Longet n’avait pas donné sa parole ; mais dans la crainte qu’on le soupçonnât d’y avoir manqué, il envoya à la Faculté sa démission de professeur, et disparut pour échapper aux reproches et aux sollicitations de ses amis. Mais, ni la Faculté, ni le ministre ne voulurent accepter la démission, et M. Longet a repris la place qu’il était si digne d’occuper.
Conclusion et morale : la chaire de professeur est inamovible et rapporte à son titulaire plus de 10,000 fr. par an ; de plus, M. Longet est sans fortune personnelle. Cherchez, parmi les raffinés d’honneur, si vous rencontrez beaucoup de gens qui jettent une place de 10,000 fr. par la fenêtre parce qu’on a douté de leur parole.