Les causeries du docteur
V
La correspondance de l’Institut.
M. Élie de Beaumont. — Les oculistes allemands.
Les candidats académiques.
Dans la dernière séance de l’Institut, M. E. de Beaumont a fait durer jusqu’à quatre heures la lecture de la correspondance. Il est vrai qu’absent depuis deux mois, il a laissé les courriers s’accumuler sur son bureau, sans léguer à un autre le soin de le remplacer. On aurait envoyé de la marée à l’Institut, que cela eût été la même chose : elle eût attendu à la porte jusqu’à ce que M. E. de Beaumont soit venu en faire l’autopsie en personne. La manière dont le savant secrétaire perpétuel remplit cette partie de ses fonctions, qui consiste, dans les séances hebdomadaires, à dépouiller la correspondance, est une des choses les plus curieuses et les moins explicables pour un homme de sens.
En général, quand on lit devant une académie, c’est pour se faire entendre. M. de Beaumont s’entoure, au contraire, des plus minutieuses précautions pour que personne ne puisse percevoir un seul mot de ses lectures. Il possède l’organe précieux de ces garde-malades, dont les voies aériennes semblent garnies de moelleux tapis destinés à amortir l’éclat des sons. Le mauvais état de sa vue l’oblige à rapprocher les manuscrits tellement près de son appendice nasal, qu’ils font l’office de bourrelets contre les courants d’air et ne laissent échapper aucune vibration. Quand par hasard le bruit de sa voix vient frapper son oreille, il s’arrête comme effrayé, puis il continue à remuer les lèvres en silence.
Au bout d’une demi-heure de cet exercice, le savant secrétaire est convaincu qu’il a répandu urbi et orbi les nouvelles scientifiques qu’on adresse à l’Institut des quatre coins du monde. On se demande quel profit peut tirer de ces fantômes de communications, le public si nombreux qui assiste aux séances. Ou la lecture de la correspondance présente de l’intérêt, ce qui n’est pas discutable, alors il n’en faut pas priver le public et surtout les journalistes qui en tireraient de précieux éléments pour leur compte rendu ; ou l’illustre assemblée les juge inutiles. Il serait préférable dans ce cas de les supprimer pour ne pas perdre d’une manière aussi stérile la meilleure partie des séances.
M. de Beaumont est un savant géologue, qui pourrait dire, à six semaines près, l’âge des montagnes du globe et des soulèvements terrestres ; tout le monde apprécie, comme elles le méritent, les grandes qualités qui lui ont valu sa juste réputation. Mais, comme secrétaire perpétuel, il laisse beaucoup à désirer.
Il devrait au moins, si son organe vocal ne peut dépasser les tons du pianissimo, se faire escorter d’un chantre au larynx éclatant ; il se contenterait de faire les gestes, l’autre parlerait pour lui.
Fâcheux ricochet des amours-propres égoïstes ! Arago a fait nommer M. Flourens secrétaire perpétuel pour lui servir de repoussoir. M. Flourens, dans le même but, a poussé M. E. de Beaumont. Si l’Institut veut poursuivre cette gamme de décadence vocale, je ne vois dans l’avenir qu’un candidat possible : c’est un sourd-muet.
Il arrive un moment où le professeur, blanchi sous le harnais, désire, sans prendre sa retraite définitive, confier son cours à un homme plus jeune et que les fatigues de l’enseignement n’effrayent pas. L’usage universitaire est que le suppléant touche la moitié des honoraires du titulaire. M. E. de Beaumont est professeur de géologie au Collége de France et à l’École des mines ; depuis trois ans qu’il se fait remplacer, il abandonne généreusement la totalité de son traitement, une quinzaine de mille francs, à ses suppléants. Ce noble exemple n’est pas épidémique et nullement contagieux, et je connais tel professeur qui laisse son cours en friche et sa chaire vide pour ne pas écorner ses traitements, qu’il touche intégralement.
Si M. de Beaumont ne fait plus son cours, il continue à diriger les excursions géologiques des élèves de l’École des mines. Un jour, son zèle l’avait entraîné, avec son troupeau studieux, dans un des déserts montagneux du Jura. Il cherchait le système du lias, un terrain secondaire qui présente un intérêt exclusivement scientifique. Il ne produit aucune denrée comestible, et la truffe le fuit avec terreur. Il est constitué par un grès compacte très-dur, contenant quelques minerais métalliques.
Depuis le matin, on marchait sous un soleil torride qui se préparait à se coucher. La faim décimait la troupe ; on en était arrivé à ce degré de famine où le chasseur songe à manger son chien ; les plus vigoureux se traînaient à la recherche d’un cabaret hospitalier. Le vieux maître, seul, soutenu par son zèle, sourd aux révoltes des estomacs, avançait toujours ; seulement, il continuait sa recherche les bras levés au ciel en s’écriant doucement avec désespoir : Hélas, mon Dieu ! je ne trouve pas le lias !
Trois Allemands aux yeux bleus, aux cheveux pâles, mauvais prophètes en leur pays, sans cela ils y seraient encore, sont venus envahir Paris, la ville hospitalière, en chantant :
L’instrument qui gisait sous leur bras n’était pas la clarinette traditionnelle des bardes de leur patrie, c’était un ophthalmoscope. Les trois fils de l’Allemagne étaient oculistes.
Je vais vous initier aux mystères de l’ophthalmoscope. Cet appareil très-ingénieux permet, au moyen d’un petit réflecteur, de projeter dans les profondeurs de l’œil malade un rayon lumineux emprunté à une lampe. Une lentille bi-convexe, à foyer mobile et renfermée dans un tube, grossit les objets qu’on examine, et rend ainsi très-apparentes les lésions de l’organe qui échappaient complétement à la vision ordinaire.
Cet instrument est devenu la source de progrès très-importants en ophthalmologie ; il a été inventé, en 1851, par M. Helmholtz, un autre Allemand que ceux dont je vous parle. Il a subi dans le pays de l’auteur, et surtout en France, de si nombreuses modifications, son emploi s’est tellement vulgarisé dans la pratique, qu’il devient puéril de s’en faire un porte-voix.
Nonobstant, les blonds fils de l’Allemagne ont joué de l’ophthalmoscope avec beaucoup de bonheur, et grâce à cette badauderie française qui accepte comme un phénomène l’étranger écorcheur de notre langue, ils ont fait une plantureuse moisson.
Jusque-là, tout est pour le mieux. Mais l’un d’eux, grisé par le succès, et sans être ni docteur, ni officier de santé, ni même herboriste d’aucune Faculté française, a voulu escalader les régions officielles et obtenir la création à son profit d’une chaire d’ophthalmologie à l’École de Paris. Notez qu’il en existe déjà une, occupée avec beaucoup de distinction par M. Foucher, lequel peut être suppléé par dix autres oculistes français possédant les conditions exigées par notre législation, et dont les titres scientifiques sont très-supérieurs à ceux du spécialiste d’outre-Rhin.
Que diraient les Allemands, si on nommait le juge de paix de la Ferté-aux-Oignons membre de la cour de cassation de Berlin. (Je dis Berlin, parce qu’on assure qu’il y a des juges.)
Un haut fonctionnaire de l’enseignement a fait comparaître devant lui l’audacieux compatriote de Méphistophélès.
— Quels services signalés avez-vous rendus à la science, pour qu’on méconnaisse en votre faveur les titres acquis et qu’on bouleverse les règles de notre droit scolastique ?
— J’ai affre piblié un atlas des maladies des yeux.
— Avez-vous découvert ces maladies ?
— Nein, monsir, ce être d’autres.
— Vous avez donc inventé l’instrument avec lequel on a fait ces découvertes ?
— Nein, monsir, ce être Helmholtz.
— Vous avez au moins exécuté vous-même les dessins de l’atlas ?
— Nein, monsir, ce être un dessinateur.
— Mais alors, vous n’avez rien fait pour la science !
— Ia, monsir, j’ai affre piblié un atlas des maladies des yeux.
Le blond fils de l’Allemagne, repoussé sur ce point, n’est pas homme à se tenir pour battu, et il est probable qu’il va frapper à la porte des hôpitaux ; mais, là encore, il va se trouver en face d’obstacles pour lui infranchissables. Il faut être docteur d’une Faculté française ; de plus, on doit passer par un chemin terriblement escarpé qui s’appelle : LE CONCOURS.
Les savants qui font la queue pour un fauteuil académique, peuvent être classés en plusieurs catégories.
Ici, j’ouvre une grande parenthèse pour examiner un peu la signification du mot SAVANT : D’après le dictionnaire, ce mot signifie qui a beaucoup de science ; je cherche le mot SCIENCE, et je trouve : connaissance d’une chose ; de sorte qu’un homme qui a des connaissances quelconques, même de mauvaises connaissances, peut se flatter d’être un savant. Ainsi, un cordonnier ambulant qui restaure une empeigne avec art, ou pose adroitement un béquet, a le droit de se dire un savant ; il peut même supprimer savetier, qui devrait se lier intimement à cette qualification. L’épicier qui connaît à fond l’art des falsifications et des sophistications, est un savant épicier, à moins qu’il ne s’intitule un savant chimiste. L’escamoteur, qui pulvérise votre montre dans un mortier et vous la rend ensuite parfaitement réglée, qui fait sortir de votre chapeau tout un parterre de fleurs, est un savant physicien. Ah ! mon Dieu, oui ! il faut que MM. Pouillet, Desprets et Gavarret en prennent leur parti, les Robert-Houdin sont maintenant des physiciens ; seulement, ils appellent leur physique amusante, pour la distinguer de l’autre qui, paraîtrait-il, est fort peu récréative. Il faut convenir cependant que ces savants-là ne manifestent, en général, aucune ambition académique.
Comme on le voit, le mot SAVANT est élastique dans ses applications. Je dois ajouter que, de plus, il ne jouit pas d’un sens absolu, et qu’en sa qualité d’adjectif, il tire toute sa valeur de la comparaison. Par exemple, si je compare M. Valenciennes avec un lourd Auvergnat arrivant de Saint-Flour, où il n’a jamais appris même à lire, évidemment M. Valenciennes sera un savant, même transcendant, et l’Auvergnat, un âne bâté, un crétin, propre uniquement à rétamer les casseroles et à raccommoder la faïence. Mais si je compare M. Valenciennes à Cuvier, il est évident que cette fois, c’est Cuvier qui sera le savant.
Maintenant que, grâce aux définitions, je ne sais plus au juste ce que c’est qu’un savant, je ferme mon dictionnaire et ma parenthèse, et j’en reviens à mes catégories.
Donc, il y en a plusieurs. Je pense qu’en écartant les sous-genres et variétés, on peut en admettre trois. La troisième, pour commencer comme dans l’Évangile, est composée de savants qui ne savent absolument rien, ou du moins si peu que rien, qui n’ont même pas eu l’intelligence de découvrir une planète, qui n’ont pas même découvert le moyen de se faire des protecteurs, qui ne sont ni intrigants ni capables de commettre toutes sortes de bassesses pour parvenir, qui n’oseraient point jeter de la fange à ceux qui leur ont fait du bien, ni passer un bourbier à la nage en cas de besoin. On comprend qu’un homme qui est à ce point ignorant des petits moyens qu’à défaut de talents on emploie pour se tirer de la foule, n’a aucune chance de parvenir. Il ne se fait, en effet, aucune illusion sur ce point, et continue à se porter perpétuellement candidat à toutes les places vacantes. — Mais pourquoi ? — C’est pour lui une position sociale, c’est un titre qui fait beaucoup d’impression sur la foule ; on se dit : Tiens ! mais X… est moins inepte que je le supposais ! il se présente pour occuper un fauteuil à l’Institut ou à l’Académie de médecine. (Quand c’est à l’Académie de médecine, cela s’écrit toujours fauteuil, mais on prononce banquette.) Il paraît que c’est un homme de mérite ; mais alors, il doit être beaucoup plus savant que notre médecin, qui n’est de rien du tout ; quand je serai malade, c’est lui qui maintenant nous soignera.
Le public croit généralement qu’un candidat est une moitié d’académicien, qu’il a déjà une… partie de sa personne sur le fauteuil, et que l’autre ne tardera pas à le remplir complétement. Ce candidat amateur ne gêne personne ; il fait queue pour être vu des passants ; il est vu, cela lui suffit.
La seconde catégorie se compose de savants qui savent quelques petites choses, qui ont fait quelques petits ouvrages, écrits avec une paire de ciseaux ; ils savent admirablement découper un très-mauvais petit manuel sur l’anatomie pathologique ou sur tout autre point de la médecine, dans dix volumes de véritable science ; ils savent faire des traités pleins d’aphorismes coccigruéliques et d’aperçus lapalissiques. C’est peu, mais, enfin, cela leur suffit pour s’intituler candidats, et, de plus, pour leur permettre de découvrir dans le lointain, avec la longue vue de l’espoir, un fauteuil académique.
D’autres ont moins de titres encore, mais ils assiégent les tribunes académiques pour que leurs noms soient répétés par les journaux scientifiques ; ils viennent lire, d’un air magistral, des mémoires sur l’action thérapeutique du mouron ou de l’escargot, ou sur l’analyse chimique de la sueur du hanneton. Aussitôt qu’une découverte surgit à l’horizon scientifique, ils en réclament la priorité, ils crient au plagiat, se lamentent et font tant de bruit autour d’eux, que le véritable auteur, intimidé, est presque disposé à leur abandonner la moitié de la découverte pour sauver le reste. Ajoutez à cela que ce candidat est le très-humble serviteur des gros bonnets et de tout individu ayant un pouvoir quelconque ; il flatte leurs rancunes et frappe sur plus faible que lui avec un courage indomptable. Il se dédommage de cette pénible contrainte en disant tout bas pis que pendre de ses nobles suzerains, quand ils tournent le dos, et en leur jouant, sous le masque prudent de l’anonyme, tous les mauvais tours qu’il peut machiner sans trop s’exposer. Quand le maître se retourne, ils essuient humblement avec leur mouchoir la boue qui macule ses bottes, pour ne point être trop salis par le coup de pied qu’on leur administre souvent dans un moment d’humeur, mais qu’ils reçoivent toujours en souriant et dans la pose gracieuse du gladiateur romain qui tombait dans le cirque. Leur flair est plus fin que celui du corbeau, ils sentent la mort d’un académicien six mois à l’avance.
Aussitôt qu’une succession est ouverte, ils se précipitent, se bousculent, se déchirent entre eux, se prennent réciproquement au collet pour se barrer la route. Dans cette ardente poursuite, dans cette curée délectable d’une place académique, ceux qui ont le moins de titres ont les meilleures jambes et les meilleurs coudes ; il faut bien que par leur ardeur ils compensent ce qui leur manque du côté du fond. Ils savent à propos donner des poignées de main au portier, saluer profondément le garçon de bureau, qu’ils appellent : mon cher monsieur, et inviter les huissiers à dîner. Ils possèdent au suprême degré le talent de se glisser dans les familles académiques, et trouvent le moyen de séduire jusqu’au chien de la maison.
Il en est un qui a sollicité la protection du titulaire lui-même pendant sa dernière maladie.
Un autre s’est glissé au chevet d’un académicien moribond, s’est fait son infirmier, a préparé ses tisanes, ses cataplasmes et son bassin jusqu’au dernier moment, puis s’est gravement présenté pour le remplacer comme son élève unique et chéri, comme le seul héritier de ses doctrines et le seul dépositaire de ses secrets scientifiques.
Un autre — leur maître à tous — choisit le moment propice pour imaginer une grande découverte qui stupéfia, étourdit, bouleversa les savants et les tint le nez en l’air le temps qu’il fît ses petites affaires. On reconnut bientôt que cette grande découverte était une mystification aussi complète que celle de la découverte des hommes dans la lune, mais le tour était joué et l’inventeur, membre de l’Institut.
Voilà comme on parvient, un peu crotté peut-être, mais pas plus que le cheval vainqueur d’un steeple-chase ; on en a jusqu’aux oreilles, pas davantage. Le candidat qui a de pareilles ressources dans l’esprit peut arriver à tout, et il n’est pas nécessaire de regarder à travers le grand télescope de l’Observatoire, pour en reconnaître qui sont perchés sur les plus hautes places scientifiques, où ils gloussent et font la roue de manière à faire illusion au vulgaire qui les regarde d’en bas. Les médiocrités de cette catégorie parviennent ordinairement avec moins d’éclat, mais cependant le plus grand nombre arrive, et finit par former, dans les académies, une minorité imposante.
La première catégorie se compose de vrais savants, modestes ou non, intrigants ou non, ayant des titres sérieux, et qui, généralement, finissent par obtenir le fauteuil. Évidemment, les titres ne sont pas égaux, ni les chances non plus ; si le candidat enfourche l’intrigue, il arrive plus vite, car, malheureusement, le savant modeste qui persisterait à rester dans son coin serait bientôt oublié. En ce bas monde, un peu d’intrigue ne nuit pas, on peut même dire qu’un peu n’est pas toujours assez. Il faut avoir à un haut degré la conscience de sa force pour attacher son mouchoir à un fauteuil académique, comme on marque sa place au parterre d’un théâtre, et pour dire : un jour je m’assiérai là, je ne sais pas quand, mais enfin, c’est ma place ; il est possible que j’en sois séparé par l’épaisseur de trois ou quatre nullités ; j’attends mon heure avec confiance.
Quelquefois, l’heure qui sonne est celle de l’éternité, et le savant meurt sans être immortel.