Les causeries du docteur
XVI
L’homme n’est-il qu’un singe ?
La peine de mort. — Le pharmacien drogueur.
Le docteur Hénoque.
L’homme primitif n’était-il qu’un sous-officier d’avenir, dans l’armée des singes, ou faut-il admettre qu’il a toujours eu un compte courant spécial sur le grand-livre de la nature ?
Cette supposition vous semble peut-être impertinente en raison de la haute opinion que l’homme moderne professe pour ses mérites. Il se croit fabriqué d’une autre pâte que le reste des bêtes, et il semble ignorer que les éléments anatomiques, dont le groupement constitue son être, sont identiques chez le plus idiot des quadrupèdes et chez le plus illustre des humains.
Les fibres musculaires sont les mêmes, le système osseux est semblable, les vaisseaux ont la même texture, les éléments du sang sont identiques et non-seulement les fibres nerveuses ne diffèrent en rien, mais encore les dispositions des cellules cérébrales qui sécrètent la pensée sont exactement semblables. De plus, les propriétés physiologiques de tous ces tissus ne présentent aucune différence chez l’homme et les animaux.
Seulement, comme chacun a son rôle ici-bas, la disposition particulière de ces éléments diffère selon les aptitudes et l’emploi de chaque individu, ce qui produit la diversité des formes. Cette diversité permet au naturaliste de grouper les êtres en ordres, en familles et en tribus ; elle vous permet, à vous, de distinguer le gandin bien peigné, qui broute son blé en herbe, du baudet sans prétentions qui attend pour manger son avoine qu’elle soit mûre.
Lorsque des animaux diffèrent dans leurs parties essentielles, on les parque dans des catégories spéciales ; mais lorsque les points de contact qui les rapprochent sont nombreux, on les attache sous la même étiquette.
C’est ce qui a été tenté, en faveur de l’homme et du singe, par des savants d’un grand mérite.
Darwin et quelques philosophes naturalistes considèrent l’homme comme un singe perfectionné, ou le singe comme un homme ébauché. Si leur conviction est robuste, il lui manque pour s’imposer l’autorité de l’exemple. Aucun d’eux n’a encore voulu accepter pour gendre un gorille, fût-il prince en son pays. Et si quelque grand singe du Gabon venait, sous prétexte de parenté éloignée, réclamer une place à leur foyer domestique ou une part d’héritage, il serait très-probablement fort mal accueilli.
Si certains hommes font tous leurs efforts pour se rapprocher du singe, il n’en est pas moins vrai que leur espèce en diffère, et qu’il n’existe aucun lien de parenté entre nous et les quadrumanes.
Les animaux forment une chaîne non interrompue, mais la contiguïté de ses anneaux n’implique nullement l’identité de leur forme ou de leur composition ; et entre l’homme et le polypier, qui constituent les deux extrémités de la chaîne, les espèces sont reliées par des nuances, par des transitions parfois insensibles. Ces gradations qu’on peut observer, même dans les diverses tribus d’une seule famille (chez les quadrumanes, par exemple), mettent en présence des individus appartenant à des ordres différents. Ainsi le gorille, qui de tous les quadrumanes est celui qui se rapproche le plus de l’homme par sa stature et ses apparences physiques, lui est contigu sans intermédiaire dans la chaîne des êtres. Seulement ce n’est pas par l’homme blanc de la race caucasienne que ce singe anthropomorphe se soude à l’humanité, mais par le noir de l’Australie, le plus stupide, le plus inférieur, le moins civilisable de tous les sauvages.
Puis la gradation se continue par des familles nègres de plus en plus élevées dans l’échelle intellectuelle, pour arriver, en passant par le Mongol, au blanc européen, qui, pour le moment, est le roi de la création.
Je dis : pour le moment ; car rien n’indique d’une manière certaine que la nature ait édité en nous sa dernière série de dominateurs. Il se pourrait fort bien que l’ère des générations ne fût pas close, et qu’une nouvelle espèce très-supérieure à la nôtre en force, en puissance, en intelligence et fabriquée sur un autre modèle, surgît à son tour sur notre planète et vînt nous précipiter du trône que nous occupons. Alors, race déchue, dociles esclaves, nous serions peut-être condamnés à porter la farine au moulin.
Les différences les plus caractéristiques permettant d’établir nettement la ligne de démarcation qui sépare l’homme des animaux qui lui sont le plus semblables, ne sont point surtout tirées des aptitudes intellectuelles ; car, sous le rapport de l’intelligence, l’Australien se rapproche plus du singe que de nous. Mais les différences s’accusent nettement quand l’examen porte sur les caractères anatomiques.
Gratiolet, qui a étudié l’anatomie comparée du cerveau, avec cette supériorité de vues qui caractérise les travaux de ce regrettable et illustre savant, a montré que le cerveau du singe diffère assez complétement de celui de l’homme, pour qu’on ne puisse pas les confondre. Les circonvolutions cérébrales sont moins nombreuses, leurs plis moins profonds, et le cerveau recouvre entièrement le cervelet, ce qui ne s’observe que chez quelques idiots microcéphales de notre espèce. Chez les grands singes, le cerveau cesse de croître dans la période de la jeunesse, à l’époque où l’animal fait sa seconde dentition.
De sorte que si l’on compare le cerveau de trois gorilles, l’un jeune, l’autre adulte, et le troisième déjà vieux, ces organes sont d’un volume égal. Les os du crâne qui continuent à se développer s’adossent par leur face profonde, et s’élèvent sur le sommet de la tête en formant une crête haute et épaisse, au lieu de s’étendre, comme chez l’homme, pour protéger un organe dont le volume ne cesse de croître que lorsque les autres parties du corps ont atteint tout leur développement.
J’ai démontré[3] que le bassin de la femme diffère essentiellement de celui des singes, et, que, dans les deux espèces, la parturition s’accomplit d’une manière spéciale, qui ne permet pas d’établir entre elles la moindre analogie.
[3] Anatomie et physiologie comparée du bassin des mammifères, in-8. Paris, 1864. — Mémoire sur le bassin des races humaines, in-8. Paris, 1864.
M. le docteur Alix a mis en évidence des différences extrêmement importantes dans la disposition des muscles de la main de l’homme et du gorille ; enfin le docteur Auzoux, dans la reproduction plastique, si exacte, qu’il a faite de ce singe, en révèle qui sont encore bien plus considérables.
Les muscles de la région postérieure et inférieure du tronc sont extrêmement faibles, comparés à ceux de notre espèce ; les mollets sont rudimentaires, et il serait fort mal à son aise s’il devait faire un long voyage assis sur les banquettes de bois de nos chemins de fer. L’animal n’est pas fait pour la station bipède ; l’appareil destiné à porter le corps dans la rectitude normale est insuffisant. Lorsqu’au contraire on examine les muscles destinés à mouvoir le corps dans l’action de grimper, on les trouve d’une puissance immense, et il devient évident que le gorille est un grimpeur et non un marcheur. Dépourvu d’armes naturelles pour la défense, il trouve sur les arbres qu’il escalade un refuge contre le tigre et les autres carnassiers qui lui donnent la chasse.
Je passe sous silence quelques caractères également importants. Ceux que je viens de signaler me suffisent pour prouver que nous ne sommes point des quadrumanes, et si quelque philosophe vous soutenait le contraire, vous pourriez lui répondre : Soyez singe si telle est votre ambition ; moi, je suis plus modeste, et me contente d’appartenir à l’humanité.
Puisque j’ai prononcé le nom du docteur Auzoux, je veux vous faire connaître les efforts qu’il fait depuis quarante ans, pour imiter la nature au profit de la science ; non pas la nature vivante et frétillante que l’étudiant poursuit à la Closerie des Lilas, mais celle qu’il rencontre sur la table de l’amphithéâtre. Ses sujets peuvent être disséqués sans l’aide du scalpel ; ils représentent aussi exactement que possible tous les organes de l’économie. L’auteur a mis à contribution les substances les plus diverses pour donner une étonnante vérité d’aspect à ses fantômes. Toutes les parties s’ajustent exactement et s’enlèvent par pièces et par morceaux jusqu’aux os en carton durci qui forment la charpente de ses sujets.
Il est évident que les pièces artificielles du docteur Auzoux sont insuffisantes pour des études sérieuses, mais elles fournissent une excellente introduction à l’anatomie réelle, et dans beaucoup d’universités étrangères, car il en expédie jusqu’en Chine ; les élèves (hélas !) trouvent que l’art a moins d’inconvénients, à ce point de vue, que la nature, et ils respectent religieusement les secrets de la tombe.
Indépendamment de ses préparations d’anatomie humaine, M. Auzoux a reproduit, de grandeur naturelle, le cheval et le gorille.
Il a choisi dans chaque ordre d’animaux : oiseaux, poissons, reptiles, insectes, un sujet comme type de l’espèce ; tout cela se démonte en morceaux, pour qu’on puisse interroger les détails de l’organisation. Son hanneton considérablement amplifié est un véritable chef-d’œuvre ; les végétaux ont fourni leur contingent à ce musée de l’histoire des êtres organisés.
Depuis de longues années M. Auzoux fait le dimanche un cours gratuit destiné aux gens du monde. Là il expose les phénomènes de la vie animale et végétale. Cette science vulgarisée est autrement intéressante que les conférences où vous allez parfois vous endormir.
Chaque fois que la justice humaine applique la peine du talion à un meurtrier, on entend de plaintives élégies contre la peine de mort. Et cependant, on applaudit à un brillant fait d’armes, qui coûte la vie à quelques milliers de braves gens. La fumée de la gloire cache les morts, et la douleur des familles qui pleurent un fils ou un frère, n’a qu’un bien faible écho dans l’allégresse générale.
Singulier caractère que le nôtre ! il faut avoir un grand fond de sensibilité à gaspiller pour s’attendrir sur les quelques secondes de souffrance que subissent des gredins qui n’ont pas l’habitude de ménager les tortures à leurs victimes.
Si un honnête homme, qu’on ne connaît pas, succombe dans son lit à une fluxion de poitrine, on en accueille la nouvelle avec une parfaite indifférence ; on semble dire :
— Qu’est-ce que cela me fait ?
S’il est écrasé sous une voiture, on le plaint très-sincèrement.
— Ah ! quel malheur ; c’est affreux !
Quand il s’agit d’un scélérat frappé par la justice, l’émotion est complète : on pétitionnerait volontiers pour lui fournir du chloroforme.
C’est donc plutôt la mise en scène de la mort que la mort elle-même qui fait gémir la fibre sensible.
Pour adoucir les regrets des âmes tendres, je puis les rassurer sur la durée de la souffrance des suppliciés. A défaut des renseignements personnels que je ne suis pas en mesure de fournir, je m’appuierai sur des lois physiologiques qui ont la valeur d’une certitude.
Il est absolument nécessaire, pour que le cerveau reçoive l’impression douleur, qu’il soit animé d’une quantité de sang suffisante. Or, après la section de la tête, ce liquide s’écoule immédiatement par tous les vaisseaux béants. En quelques secondes, une minute au plus, la circulation cérébrale est anéantie et le cerveau meurt par syncope.
La douleur dure donc une minute, en admettant que la commotion ne l’ait pas supprimée entièrement.
En 1851, j’assistais le professeur Gerdy dans une double amputation de cuisse chez un blessé par arme à feu, qui avait perdu beaucoup de sang avant l’opération. — Cet homme est exsangue, nous disait le professeur ; si vous ne le maintenez pas dans une position rigoureusement horizontale, il perdra de suite connaissance, car la masse de sang qui lui reste est insuffisante pour animer le cerveau.
En effet, lorsque nous soulevions le haut du corps du blessé, qui avait toute sa présence d’esprit, il était pris immédiatement de syncope, sa phrase restait inachevée. Quand on le recouchait sur la table d’opération, la vie revenait de suite, et il répondait avec beaucoup de précision aux questions qui lui étaient adressées.
Le fait si souvent cité et relatif à Charlotte Corday, dont la face rougit d’indignation sous le soufflet du bourreau, est un conte, et ceux qui l’ont imaginé ignoraient que la rougeur de la face causée par une émotion se trouve sous la dépendance de l’action des nerfs vasculomoteurs, qui sont détruits par la section du cou. Le phénomène est donc physiologiquement impossible, même en admettant l’arrêt de l’hémorrhagie.
Les mouvements qu’on observe sur la face des suppliciés ne sont nullement des manifestations de sensations perçues. Ils sont dus à des actions réflexes absolument indépendantes de la volonté du sujet. Et on peut les faire naître artificiellement pendant un certain temps après la mort.
J’ose espérer que cet éclaircissement ne fera pas naître en vous le désir de tenter l’aventure, car il lui reste encore assez de vilains côtés pour vous en dégoûter.
LE PHARMACIEN DROGUEUR
APOTHICARIUS VENENOSUS SEU TORMINOSUS (Lacépède).
APOTHICARIUS CLYSOFERRENS (Buffon).
The death dwels in your jugs.
(W. Arden, the Gift.)
La mort habite dans vos bocaux.
Nota. — Ne pas confondre avec le pharmaceuticus honorabilis de Linné. Ces deux espèces, quoique également de la famille des Apothicariées, forment deux genres complétement distincts dont les propriétés sont très-différentes. Cependant, je dois avouer que certains individus de la première espèce se rapprochent assez de la seconde pour donner un moment d’hésitation à l’amateur qui n’est point familiarisé avec cette étude. C’est exclusivement de l’apothicarius torminosus que nous traitons ici. Ce qui pourrait sembler des généralités sur la famille des Apothicariées ne concerne que ce dernier genre. Nous consacrerons un article spécial au genre Pharmaceuticus honorabilis. Cependant, afin d’éviter toute erreur fâcheuse pour la santé publique, nous donnerons sommairement les caractères différentiels les plus tranchés des deux espèces.
APOTHICARIUS CLYSOFERRENS,
SEU VENENOSUS, SEU TORMINOSUS. |
PHARMACEUTICUS HONORABILIS.
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| Boutique mal tenue ; maître mal peigné ; bocaux malpropres, quelques-uns raccommodés avec des bandes de papier ; odeur vireuse ; peu de laboratoire ; point de science ; produits altérés. — Il donne des consultations Raspail, vend des médicaments Raspail, des liqueurs Raspail, et se ferait passer pour Raspail lui-même, n’était le respect qu’il lui porte. Son instinct dominant est d’amasser de l’or à tout prix. — Mauvais citoyen, il monte sa garde en rechignant (quand il la monte) et cabale pour obtenir les galons de sergent-major (on verra pourquoi). — Cette espèce s’épanouit de préférence dans les lieux froids et humides, dans les rues borgnes et malsaines, où le soleil pénètre peu ; à Paris, on la trouve plus spécialement aux environs des Halles. Cependant, ses tiges rampantes, souterraines, fort analogues à celles du chiendent, lui permettent de croître un peu partout. | Pharmacie bien tenue, propre, luisante ; laboratoire bien installé, muni de tous ses appareils en bon état ; maître plus ou moins élégant, au courant de la science, recevant même des journaux de médecine. — Il fabrique ses sirops lui-même ; ne fait jamais les bruns avec du caramel ; ne change rien aux ordonnances qu’il exécute ; ne délivre jamais de médicaments sans prescription ; ne consulte pas ses clients ; tient ses poisons sous clef, et ignore jusqu’au nom de Raspail. — Considéré dans son quartier, dont il est l’un des ornements, il devient souvent officier de la garde nationale, membre du conseil municipal, adjoint au maire et même premier magistrat de sa commune ou de son arrondissement. Les plus ambitieux parviennent à l’Académie de médecine. — Cette espèce se développe plus particulièrement dans les lieux bien aérés et où le soleil n’est pas inconnu. A Paris, on la trouve surtout dans les beaux quartiers ; cependant les quartiers pauvres n’en sont pas entièrement privés. |
Je n’ai pas l’intention de faire la monographie complète de cette espèce. Je veux simplement ajouter quelques lignes au chapitre des lamentations qu’elle arrache au corps médical. Comme classification, le pharmacien-drogueur nous paraît devoir être considéré comme une simple variété de la tribu des Artifex. Son rôle dans la société devrait exclusivement consister à mélanger, triturer, piler et piluler tout ce qu’il peut nous convenir de faire entrer dans une formule ; et cela proprement, loyalement, fidèlement, promptement, sans rien y ajouter ni retrancher, sans se permettre aucune observation ni réflexion qui puisse faire soupçonner que son pilon ou sa spatule soient dirigés par un être intelligent. Voilà le vrai type, le beau idéal du clysoferrens, que chacun de nous a rêvé dans ses jours d’illusion. Tel était l’antique apothicaire, ignorant, mais fidèle, qui se serait cru déshonoré si, dans un accès de coupable audace, il avait osé administrer un clystère à l’eau de son au lieu de le donner à l’eau de guimauve. Si, dans cet heureux temps (âge d’or des apothicaires), un membre de cette estimable corporation s’était permis d’inventer de son propre chef, et sans l’ordonnance expresse de son seigneur et maître le médecin, un sirop lénitif, incisif, béchique ou céphalique, ou bien même une simple pilule purgative, le corps tout entier se serait soulevé pour l’expulser de son sein.
Malheureusement, ce temps est loin de nous. On a mis l’apothicarius venenosus sur le même pied que le pharmaceuticus honorabilis ; des gens qui se mêlent de tout lui ont appris un peu de latin, un peu de botanique ; ils en ont fait un quart de savant qui s’est permis d’oser penser par lui-même ! Aussitôt qu’il a pu comprendre le latin de cuisine de ses bocaux, la tête lui a tourné ; il a été pris du vertige de l’ambition. Lui, qui jadis se tenait toujours modestement par derrière, il voulut passer par devant à son tour ; foulant aux pieds les traditions laissées par ses honnêtes aïeux, il se révolta contre son seigneur et maître et voulut l’absorber à son profit. D’abord, il hasarda quelques timides observations sur les ordonnances ! puis il osa les discuter !! enfin, il les altéra !!!
De là à capter la confiance des malades, il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut franchi. Il représenta le médecin comme une superfétation scientifique, comme un ignorant incapable de confectionner la moindre pocilokémie, incapable de discerner une préparation phytobasique d’une polybasique ; enfin, comme un être incomplet, qui est forcé de recourir à chaque instant à lui, pharmacien-drogueur, qui, non-seulement sait la médecine aussi bien que la pharmacie, mais encore, en vendant ses drogues, donne sa consultation généreusement par-dessus le marché, ce qui tente singulièrement le malade. Alors il se crut un savant complet, se drapa dans sa gloire et se tressa des couronnes de chiendent ; puis, lâchant la bride à son génie, il inventa des médicaments nouveaux doués de propriétés véritablement extraordinaires (au moins selon lui) ; il confectionna des sirops qui guérissent en deux heures la phthisie et la coqueluche, et bien d’autres maladies ; des pommades qui font disparaître instantanément les durillons et les cancers, aussi bien qu’une grande quantité d’infirmités les plus variées ; des pilules tellement merveilleuses, qu’il suffit de ne pas les prendre pour être guéri. Enfin, ils ont tout prévu ; ils ont remède à tout ; l’indisposition la plus légère, comme l’affection la plus terrible, trouveront dans leur boutique un remède tout prêt, ficelé, étiqueté, emballé d’avance ; on n’a plus qu’à s’en aller avec, après avoir passé à la caisse bien entendu. On a bien raison de dire que le médecin est une superfétation scientifique, un rouage de trop dans la société ; car, enfin, il avoue qu’il n’est point sûr de guérir, et il se fait payer malgré cela ; tandis que l’apothicarius venenosus est toujours sûr de la guérison et consulte gratis ; il est certain que tout l’avantage est de son côté, et qu’auprès du sien notre rôle est un peu terne.
Il y a bien une vieille loi qui défend absolument à l’apothicarius clysoferrens de rien vendre ni préparer sans notre ordonnance, c’est-à-dire sans notre commandement ; mais il est bien probable que cette loi a été abrogée, et puis elle avait été faite pour des gens qui ne savaient même pas le français, et non pas pour des gens qui pourraient, s’ils voulaient, vous dire bonjour en latin. Il est donc bien probable, puisque personne ne s’y oppose, que ces messieurs ont parfaitement le droit de contrôler, même de modifier nos ordonnances, comme de droguer, purger et dévaliser à discrétion les malheureux qui leur tombent entre les mains.
Vous pourriez supposer que le pharmacien-drogueur se trouve satisfait de la part qu’il s’est taillée dans notre domaine ; vous seriez dans une erreur très-grande. Il s’est dit : Je vends cinq francs ce qui me coûte dix sous ; c’est assez joli ; mais si je vendais à la place de ce qui me coûte dix sous quelque chose qui ne me coûterait rien du tout, le bénéfice serait encore bien plus clair ! Dès lors, il mélangea, falsifia, altéra, sophistiqua, de manière à transformer en produits complétement inertes ou en poisons dangereux les médicaments qui dans un cas pressant auraient pu arracher un homme à la mort. De sorte que le médecin qui a annoncé à la famille un résultat sur lequel il croyait pouvoir compter, reste tout penaud quand il voit justement survenir le contraire, quand il voit, surtout, le visage de ses clients exprimer dans un langage aussi muet qu’énergique : Voilà un médecin qui ne sait pas du tout ce qu’il fait ; si nous allions en chercher un autre ?
Puis, les gens du monde viennent vous dire de cet air goguenard que vous savez : Vraiment, la médecine ne fait aucun progrès ; on meurt tout autant qu’il y a un siècle. Mais certainement qu’on meurt tout autant ; si une chose a le droit de surprendre, c’est qu’on ne meure pas davantage ; pour qu’il en fût autrement, il faudrait que la médecine, dans sa marche vers le bien, pût surpasser l’apothicarius venenosus dans sa course vers la fraude et la sophistication, ce qui semble impossible. Faites donc vivre les gens cent cinquante ans avec des auxiliaires qui n’ont même pas respecté l’innocence de la farine de moutarde !
Ah ! l’Univers a bien raison : l’éducation est la mère de tous les vices.
Nous avons dit qu’il intriguait pour obtenir le sergent-majorat ; ce n’est point orgueil de sa part, car il méprise les vains hochets qui ne rapportent rien ; c’est uniquement comme moyen de conquérir par la terreur les gardes nationaux de sa compagnie.
Malheur à l’imprudent atteint d’engelures ou de rhume de cerveau qui irait acheter autre part que chez son sergent-major la pommade ou la pâte de réglisse qui doivent ne pas le guérir ! Il peut compter sur des gardes hors tour, sur des corvées de faveur et sur le conseil de discipline s’il est en retard de cinq minutes.
Lorsqu’on est son client, on est sûr, au contraire, de ne jamais passer la nuit au poste ; il suffit même du prétexte d’une légère indisposition personnelle ou d’un membre de sa famille pour qu’il reprenne immédiatement votre billet de garde. Seulement, il est nécessaire de lui prendre une certaine quantité de médicaments (le plus possible) qui servent à certifier la maladie. On peut abuser de cette manière d’être malade sans qu’il ait jamais l’indiscrétion de vous en faire le moindre reproche.
Donc, si ce n’était pas par considération pour le pharmaceuticus honorabilis, qui ferme la porte de sa vertueuse officine à la fraude et à la consultation, je crois qu’on rendrait justice à la pharmacie en la classant parmi les industries insalubres qui sont placées sous la juridiction du conseil de salubrité et de l’administration de la police. Quelle horreur ! va s’écrier un pharmacien-drogueur de la rue des Lombards qui oublie de mettre du safran dans son laudanum de Syd, mais nous avons nos inspecteurs qui sont chargés de contrôler la pureté de nos produits et l’étamage de nos casseroles pharmaceutiques.
Et il aurait raison, cet honnête industriel.
L’inspection des garnis, des épiciers, des maisons de filles et de tout ce qui peut faire courir un danger à la société est faite avec une admirable exactitude, parce qu’elle est faite directement par les agents de l’administration ; l’inspection de la pharmacie est à peu près nulle. Il est cependant clair que la santé publique, qui se trouve livrée presque sans contrôle au mercantilisme effréné de l’apothicarius venenosus, court des dangers bien autrement sérieux, car il ne s’agit point ici d’un foulard volé, d’une gonorrhée attrapée ou de lait étendu d’eau ; il s’agit à chaque instant de vies humaines qui nous échappent, parce qu’un pharmacien-drogueur économise dix centimes sur une potion qu’il vend deux francs.
Les inspecteurs, membres de l’École de pharmacie et de médecine, sont beaucoup trop savants pour faire une pareille besogne ; aussi ils ne la font sérieusement que lorsqu’une dénonciation formelle vient les réveiller. Au lieu d’être le Mané, Thecel, etc. des pharmaciens, au lieu de les aborder avec l’aspect terrible de Minos, ils empruntent l’air gracieux de Grassot dans le Gendre de M. Pommier, ils entr’ouvrent la porte, jettent un regard circulaire dans la boutique et s’en vont en adressant au pharmacien un sourire qui semble dire : « Allons, c’est parfait ; vos bocaux sont parfaitement alignés, nous sommes satisfaits ! Au plaisir ! à l’année prochaine ! » Il est des cas cependant où ils déploient une sévérité terrible, c’est quand un de leurs vassaux manque de respect à l’École de pharmacie (ne pas la saluer est un grave délit, la traiter de perruque est un crime) ; ou quand un imprudent s’écarte du vieux sentier des us et coutumes de l’art ; oh ! alors ils envahissent l’officine comme une trombe, ils bouleversent tout, fouillent partout, ils porteraient même, s’ils l’osaient, leurs mains investigatrices jusque sur madame la pharmacienne pour s’assurer qu’elle ne recèle rien de falsifié, altéré ou sophistiqué. Cependant il n’est jamais nécessaire d’en venir à une telle extrémité, le premier bocal qui leur tombe sous la main renferme ordinairement la matière au moins d’un procès-verbal. A moins que l’apothicarius clysoferrens, prévenu à propos, n’ait eu le temps de déposer au coin de la borne la moitié de ses marchandises ; oh ! alors tout est retourné dans la maison de la cave au grenier, il faut absolument une contravention, on n’en démordra pas. Un jour même, en désespoir de cause, on a saisi le pot de colle à étiquettes parce que la colle était moisie. La Commission déclara que jusqu’à ce qu’on ait étudié suffisamment l’action que des étiquettes ainsi collées pourraient avoir sur la conservation des médicaments, elle devait considérer ladite colle comme présentant un danger sérieux pour la santé publique. La colle criminelle fut donc saisie et procès-verbalisée. Dans la même visite, on avait eu beaucoup de peine à leur arracher un vase intime qu’ils s’obstinaient à considérer comme un ustensile de laboratoire malpropre.
Le seul remède à cela consiste à changer le mode d’inspection et à le confier exclusivement à l’administration de la police, qui traquera les pharmaciens-drogueurs comme elle le fait pour les autres marchands qui trompent sur la nature de la marchandise. Le pharmaceuticus honorabilis ne pourrait qu’y gagner, car il serait bientôt débarrassé de cette honteuse concurrence.
Ceci nous prouve que parmi les ennemis naturels du médecin, et j’entends par ennemi naturel tout individu qui, volontairement ou involontairement, lui porte préjudice parce qu’il y trouve son intérêt, l’apothicarius venenosus peut hardiment revendiquer la première place.
Ceci nous prouve encore que dans toute la création il n’existe pas un être aussi doux, aussi bon, aussi patient que le médecin, qui se laisse gruger, piller et dévaliser sans rien dire par les pharmaciens-drogueurs, rebouteurs, consultants sans diplôme et autres corsaires qui vivent de son bien et en vivent mieux que lui.
Il ressemble à ces vieux brahmines qui se laissent dévorer par la vermine sans vouloir, par scrupule de conscience, s’en débarrasser.
HOMMAGE AU DOCTEUR HÉNOQUE.
Je n’ai pas emprunté, comme on pourrait le croire, cet acrostiche à la circonférence d’un mirliton ; il a été publié dans un journal (section des annonces). J’ai cru d’abord que le sieur Hénoque avait extrait un chicot à Apollon, et que le dieu des vers, par reconnaissance, avait confectionné lui-même et déposé respectueusement aux pieds de l’
cet HOMMAGE bien senti. Après avoir été aux renseignements, je suis porté à croire qu’Apollon est totalement étranger à la chose. Il paraît que ce fabricant d’osanores, plein de reconnaissance pour les services qu’il a rendus à la société, n’a point hésité, malgré un grand fonds de modestie, à s’adresser le présent HOMMAGE. Un homme doit être fier de lui quand il peut se dire :
et qu’il ajoute :
Nota. Ne pas confondre le sieur Hénoque avec son homonyme, père de Mathusalem, qui vivait l’an 3412 av. J. C. Ces deux hommes célèbres n’ont de commun que le nom ; Hénoch l’ancien n’était même pas dentiste.