Les causeries du docteur
XXIV
Réponse à M. Sainte-Beuve.
Illumination de l’intestin. — Le zouave guérisseur.
Les étoiles filantes.
Je regrette, monsieur, que vous ayez exclusivement réservé pour les fidèles de votre petite Église la critique[6] que vous avez bien voulu m’adresser, et que j’ignorerais encore, si une main bienveillante n’en avait fait jouir les lecteurs de l’Événement.
[6] Cette critique assez brutale était enfouie dans un volume des Causeries de M. Sainte-Beuve.
Vous avez, monsieur, l’exquise sensibilité épidermique des critiques de profession : ils écorchent volontiers leur prochain tout vivant, mais ils ne souffrent pas qu’on les discute.
Je vous ai imputé cinquante-trois fautes de langage et de goût dans un seul discours de soixante-sept lignes, et vous avez tenté d’en justifier trois ! C’était vraiment bien la peine ! Et les cinquante autres qui restent à votre passif, qu’en ferons-nous ?
Il est vrai que vous traitez l’article de diatribe bruyante, ayant le ton grossier de la plaisanterie, visant au grotesque et affectant des airs de mascarade. Je suis, selon vous, un étrange docteur, un pédant, un demi-savant, un magister et même un grammairien, ce que vous semblez considérer comme une grosse injure.
Ce sont là, j’en conviens, des arguments pleins d’atticisme et fort capables de paraître sans réplique à beaucoup de gens ; mais, pour mon compte, la moindre démonstration ferait bien mieux mon affaire.
Je ne voudrais pas de nouveau troubler votre sérénité en commentant votre réponse, et Dieu sait si je me fais violence. Cependant, avec tous les égards que je dois à la haute opinion que vous professez pour votre mérite, permettez-moi, monsieur, de vous adresser une simple observation : Vous semblez confondre le magister avec le grammairien ; ces deux êtres sont distincts.
Le magister est un modeste vulgarisateur qui donne des leçons de langage à ceux qui en ont besoin. Cette qualification ne saurait me convenir, et, au risque de vous désobliger, ma modestie m’empêche d’accepter, relativement à vous, le titre que vous voulez bien m’octroyer.
Le grammairien est celui qui fabrique des grammaires, et je vous jure que je ne suis pas plus grammairien que vous ; si je l’étais, j’aurais le courage d’en convenir, bien que, par le temps qui court, il ne soit pas toujours prudent de faire un pareil aveu à certains académiciens.
Vous êtes, monsieur, un de ces heureux que la fortune saisit au collet, et porte sur les sommets où ne vont point les foules. La fortune a de ces caprices. Mais là-haut, sur les pics élevés, le vertige saisit les hommes, et, dans leur majesté comique, ils se croient inaccessibles. Ma critique vous paraît un étrange solécisme de conduite, quelque chose sans doute d’énorme et de monstrueux capable de troubler l’ordre et la marche de la nature. Ah ! monsieur, laissez-moi rire un peu.
Votre talent incontestable, mais trop souvent fort incorrect, ne vous autorise pas à traiter la syntaxe en fille mineure qu’on gouverne à sa guise ; et lorsque vous considérez les fautes qui vous échappent comme la marque et le caractère de votre style, vous me faites vraiment la partie trop belle.
Au temps où nous vivons, un écrivain à la mode doit se soumettre aux règles du langage et aux prescriptions de la civilité puérile et honnête. Il doit bannir avec soin de son écritoire les fautes de français ou tout au moins… les injures. La polémique peut avoir des griffes, mais cela ne l’empêche pas de mettre des gants.
Vous me témoignez tant de colère pour avoir innocemment échenillé un seul de vos discours, que je me demande ce que vous feriez si j’appliquais à toute votre œuvre le même procédé d’analyse. Rassurez-vous, je n’ai ni l’intention ni le loisir de le faire, et j’aurais laissé passer votre réplique sans mot dire, si elle ne contenait cette phrase : « Car je ne considère pas comme un texte loyal et sincère le texte déchiqueté et entrecoupé, à chaque mot, de lazzi grossiers qui lui a été présenté (au public) par cet étrange docteur. » (Étrange, qu’en savez-vous ?)
Je vous mets au défi, monsieur, de citer le changement ou l’omission d’un seul mot de votre étrange discours (étrange, je l’ai prouvé).
Il n’est pas honnête de mettre en doute la loyauté et la sincérité d’un homme quand on n’a aucune raison pour cela.
Vous accusez l’Événement d’avoir manqué à ses habitudes d’actualité, en publiant un discours âgé de neuf ans. J’admets que vous croyez sincèrement à la loyauté de ce reproche. Cependant, votre irritation vous fait oublier qu’on a pris soin, en tête de l’article, d’avertir le public que votre discours était extrait d’un livre que je publiais sous ce titre : les Causeries du docteur, et où vous êtes en très-bonne compagnie. C’était donc une réimpression, comme votre colère est une réédition ; car lorsque mon article parut, en 1857, dans le Moniteur des hôpitaux, vous n’étiez pas de meilleure humeur qu’aujourd’hui.
Neuf années ! j’étais si jeune alors, semblez-vous dire, il y a prescription. La prescription n’existe pas dans le code pénal, pour les crimes et délits contre la syntaxe, surtout quand le coupable est de l’Académie.
Je vous assure, monsieur, que je ne suis ni un pédant, ni un grammairien ; seulement j’avoue que je n’ai aucun fétichisme pour l’autorité des noms. Je n’accepte pas tous les saints dans mon calendrier. J’aime à rire à mes heures, et je secoue volontiers, en passant, le piédestal de nos réputations surfaites, simplement pour prouver à nos petits grands hommes que leur gloire n’est pas solide sur ses jambes.
Veuillez agréer, etc.
Le docteur Milliot de Kriow a imaginé d’éclairer l’intérieur du corps humain à la manière des lanternes. Son procédé consiste à introduire un tube de verre par l’œsophage jusque dans l’estomac — comme l’avaleur de sabre chinois. Ce tube est muni de fils métalliques rendus incandescents par l’électricité. L’estomac, éclairé, devient alors transparent. On illumine l’intestin par le même procédé, en introduisant un autre tube par le rectum. Lorsqu’on est désireux de s’éclairer à giorno, on emploie les deux tubes à la fois. L’auteur a fait son expérience sur un chien et sur un chat, préalablement chloroformés. Le chien a pris la chose assez philosophiquement : mais le chat, auquel on avait peut-être dissimulé une partie de la vérité, n’a consenti à devenir lumineux qu’après avoir administré plusieurs coups de dent à son opérateur.
Vous désirez probablement savoir en quoi cela peut être utile à la médecine. Franchement, j’avoue que, pour le moment, il serait difficile de trouver le placement de cette découverte. En Amérique, on pourrait s’en servir pour éclairer les corps des pendus, de façon à ce que les passants ne les heurtent pas la nuit. En France, cela n’est applicable que pour les réjouissances. Un monsieur, qui désirerait, le 15 août, économiser les lampions, pourrait, après s’être introduit dans le corps les deux tubes lumineux, passer la soirée à sa fenêtre. Cette illumination pittoresque ferait un fort bel effet.
Parlons un peu du zouave, qui est le lion du moment[7]. Je lui offre cinq cents francs pour chaque malade choisi par moi et atteint de paralysie, qu’il guérira ; mais il me donnera cent francs (je lui fais la part belle), pour chacun de ses malades qu’il ne guérira pas. On m’objectera peut-être qu’un zouave ne peut pas prélever tous les jours cent francs sur le sou de poche de sa solde. Cela est vrai pour tout autre, mais celui-là fait des choses si extraordinaires, qu’un miracle de plus ou de moins ne doit pas lui coûter beaucoup. Dans tous les cas, je compte sur l’enthousiasme de ses prôneurs et admirateurs pour faire son jeu.
[7] Comme les gloires passent ! qui se souvient aujourd’hui du zouave guérisseur ?
Les guérisseurs improvisés ont, en général, une pommade, un onguent, des pilules qui guérissent tout. Notre zouave a perfectionné et simplifié la thérapeutique ; il semble vouloir porter un coup funeste à la pharmacie : son mépris pour les médicaments est complet. Il répand autour de lui la santé gratis et sans efforts, comme la rose répand son parfum. Gratis ! c’est d’une belle âme, mais lorsque ses clients reconnaissants lui offrent des tabatières enrichies de diamants, ou d’autres témoignages palpables de leur gratitude, les repousse-t-il avec indignation ? Voilà ce qu’il faudrait savoir.
S’il guérissait les malades en leur jouant de son trombone, je serais moins incrédule. Jadis Josué a renversé les murs de Jéricho au son de la trompette, et un trombone vigoureusement embouché pourrait peut-être mettre les infirmités en fuite. Mais il dédaigne de pareils moyens et tire sa puissance d’une vertu qui est en lui.
En fait de vertus, je savais les zouaves richement dotés de vertus guerrières ; mais je ne serais jamais allé chercher sous leur fez des vertus thérapeutiques ou théologales. S’il était seulement zouave pontifical, je me dirais : le rayonnement du trône de saint Pierre peut faire naître de pareilles aptitudes.
Non ! j’ai beau chercher des explications terrestres, toutes me craquent dans la main, et je suis malgré moi forcément ramené à confesser l’évidence des miracles. Mais je tombe dans une autre perplexité, leur quantité m’épouvante. Aujourd’hui il guérit les malades, demain il ressuscitera les morts, n’en doutez pas ; que les agonisants prennent leurs numéros.
Les saints les plus fameux ont bien fait par-ci par-là quelques petits miracles, mais pas un n’en a contracté l’habitude, et si l’on eût exigé de l’un d’eux la corvée de guérir une trentaine de malades par jour, rien qu’en les regardant dans le blanc des yeux, il aurait immédiatement donné sa démission.
Je commence à croire que l’administration commet un véritable sacrilége en obligeant M. Jacob à souffler dans un trombone au lieu de lui élever des autels. Quand on fait des miracles à remuer à la pelle, on doit dédaigner même une place dans le calendrier, et si le célèbre zouave possède la moindre ambition religieuse, à l’expiration de son congé il se fera dieu. Eh ! pourquoi pas ? Le dieu Jacob, avec sa grande barbe et des rayons bien dorés fera aussi bonne figure qu’un autre. Soyez tranquilles, les disciples et les adorateurs ne lui feront pas défaut. Un dieu qui fait des miracles du matin au soir, on n’en rencontre pas tous les jours.
Remercions avec effusion le ministre de la guerre qui permet à son zouave de répandre la santé sur nous autres pékins des deux sexes, au lieu de réserver ses vertus thérapeutiques pour les braves troupiers qui peuplent les hôpitaux militaires. Ce serait pourtant pour le budget une économie de quelques millions. Vous êtes peut-être incrédule, monsieur le ministre ? vous méprisez les talents de Jacob ? Ah ! prenez garde, il s’en souviendra quand il sera passé dieu.
Heureusement que notre zouave est d’un naturel doux et humain ; la puissance pour le bien implique la puissance pour le mal. Quand on guérit les gens d’un regard, il doit suffire de lever le doigt pour les rendre malades, car il est plus facile encore d’estropier que de rendre la santé. S’il était méchant, ce ne serait plus un homme, mais une véritable épidémie. Il pourrait jeter des sorts, envoûter les gens, nouer l’aiguillette et répandre des maléfices sur les bestiaux. C’est à faire frémir.
Mais j’y pense, monsieur le ministre, si vous ne voulez pas l’employer contre vos soldats malades, vous pourriez l’utiliser contre l’ennemi.
Je le crois incapable de foudroyer une armée d’un rayon de sa prunelle ; n’ayant encore ressuscité personne, il ne doit pouvoir disposer de la mort subite, mais en limitant la puissance aux simples indispositions, il peut encore rendre de grands services à l’État.
Deux armées sont en présence, et les trois coups retentissent pour le lever du rideau. Tout à coup, le zouave intervient et envoie à l’ennemi une colique carabinée. Voyez d’ici le tableau : généraux et soldats oublient la charge en douze temps pour songer au plus pressé ; la bretelle qu’ils saisissent n’est pas celle de leur fusil. C’est alors que nos chassepots seraient parfaitement en situation, ils nous procureraient une victoire éclatante.
Sommes-nous bien vraiment dans la capitale de l’intelligence, ou plutôt un songe ne nous a-t-il pas rejetés en arrière de deux siècles au fond de la Bretagne, au milieu des superstitions les plus épaisses, au milieu des farfadets, des meneurs de loups et de toutes les crasses intellectuelles ? Qu’est-ce donc que l’intelligence humaine, si des écrivains spirituels et distingués, que leur éducation place au-dessus du vulgaire, viennent s’empêtrer dans la glu de pareils miracles ? Celui qui tient une plume a la mission d’éclairer et non d’enténébrer la foule.
On me dira : J’ai vu. Vous avez vu quoi ? Pensez-vous qu’il suffise d’un instant pour affirmer la guérison d’un malade, et connaissez-vous les lendemains de vos prétendus guéris ?
Je sais parfaitement que, dans certains cas d’affections nerveuses, quelquefois une secousse morale, une mise en scène habilement ménagée, peuvent déterminer des phénomènes passagers. C’est une affaire d’imagination, dont le résultat n’est pas durable.
Il y a quinze ans, Trousseau, le grand médecin que la science pleure encore, pour nous prouver l’effet de l’imagination, administrait devant nous à des malades des pilules de mie de pain, en leur disant : « Cette pilule est un vomitif énergique, elle fera de l’effet avant une heure d’ici. » Souvent le malade vomissait, et Trousseau ne faisait pas de miracle. Seulement il possédait à fond une science dont les ressources ne sont pas dans les domaines de la révélation, elle ne s’acquiert que par de longues études.
O sottise humaine ! si jamais on t’érige un temple, combien sera grande la foule des paroissiens qui viendront tremper leurs doigts dans ton bénitier !
Le ciel nous jette des pierres. Il est encore tombé le mois dernier un aérolithe qui est arrivé (par ricochet) jusqu’à l’Institut. La police de la voirie semble assez mal faite dans les régions éthérées. Nous avons cependant assez de tuiles que nos maisons nous lancent à la tête, sans nous trouver encore exposés à recevoir les morceaux des vieilles planètes qui se brisent dans l’espace.
Le soir, lorsque votre regard interroge la voûte constellée, en quête d’un souvenir ou d’une espérance, vous avez parfois suivi d’un œil curieux les étoiles filantes qui se décrochent du ciel en rayant l’obscurité d’une traînée lumineuse. On dirait des âmes en peine à la recherche d’une nouvelle patrie. Elles s’en vont au delà de notre horizon tomber dans l’immensité ; mais quelques-unes, fatiguées de leur course échevelée, se laissent prendre dans notre atmosphère, subissent les lois de l’attraction et se précipitent sur la terre avec une vitesse d’environ 40 kilomètres par seconde.
La terrible vitesse de leur mouvement de translation les échauffe, les rend lumineuses et incandescentes au contact de l’atmosphère terrestre. Sur ses confins, parfois elles éclatent comme des bombes, et c’est à l’état de nombreux fragments qu’elles touchent le sol. Je pourrais même dire qu’elles le défoncent, car elles se creusent parfois un trou de 2 à 3 mètres de profondeur.
Les étoiles filantes prennent dans le langage scientifique le nom de bolides, aérolithes ou météorites. Leur constitution chimique est à peu de choses près toujours la même : elles sont composées de soufre, de silice, de magnésie, de fer et de nickel à l’état métallique, de chrome, etc. Parfois elles contiennent un peu de charbon ou de matière bitumineuse.
Leur physionomie est celle d’un fragment de roche irrégulier, et la surface est recouverte par une vitrification due à la fusion de leurs éléments superficiels, déterminée par la haute température qu’elles ont subie dans leur voyage.
Le volume des aérolithes est variable comme leur poids, qui oscille entre 250 grammes et 50,000 kilogr. On les a vus tomber avec tant de profusion, qu’ils étaient innombrables. On estime à plusieurs centaines de mille ceux qui sont tombés entre le golfe du Mexique et Halifax dans la nuit du 12 au 13 novembre 1823.
Heureusement que ces averses de feu sont inconnues dans nos contrées. Les bolides deviennent assez rares chez nous pour qu’on signale leur chute comme un phénomène. Une pluie de grenouilles est désagréable, et encore, on peut en tirer un certain parti ; mais une giboulée de pavés brûlants, même venant du ciel, serait une chose détestable à tous les points de vue.
L’illustre Laplace considérait les bolides comme des débris lancés par les volcans de la lune. Cette hypothèse, abandonnée maintenant, n’avait rien d’impossible.
La lune n’a pas d’atmosphère, elle n’est point, comme notre planète, enveloppée par un milieu aérien présentant une certaine résistance. Une pierre lancée de la lune avec une vitesse égale à cinq fois et demie celle d’un boulet, sortirait de la sphère d’attraction de notre satellite pour tomber dans celle de la terre. J’ajouterai que la constitution des bolides leur donne une grande ressemblance avec certaines de nos roches volcaniques.
Il est admis actuellement que les astéroïdes dont nous nous occupons forment deux grands courants distincts se mouvant autour du soleil, en dehors de l’atmosphère de la terre. Il en existe des myriades qui parcourent les deux zones. Celles qui font l’école buissonnière, ou que leur humeur quinteuse écarte du troupeau, subissent l’attraction des planètes dont elles s’approchent, et contre lesquelles elles viennent se heurter ; car chaque corps céleste a une activité d’attraction qui rayonne dans une certaine étendue, et tout ce qui passe à la portée de ce rayonnement est immédiatement attiré de la circonférence au centre.
M. Daubrée a communiqué à l’Institut l’histoire des efforts qu’il a faits pour fabriquer des aérolithes artificiels. S’il a l’intention de lancer ses contrefaçons sur les autres planètes, ce sera bien fait : il y a assez longtemps que nous en recevons, il ne serait pas mauvais de leur en envoyer un peu.