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Les causeries du docteur

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XXV

L’épopée Le Verrier. — Le docteur Rayer.

M. Le Verrier est ce qu’on appelle une Figure, un Caractère ; seulement, c’est une figure désagréable et un mauvais caractère. Grand et vigoureusement charpenté, son chef est couronné de cheveux jaunes qui semblent avoir déteint sur sa physionomie ; ses petits yeux myopes sont d’un bleu faïence, véritables yeux d’astronome, faits pour regarder la lune, mais qui clignotent au grand jour. La bouche grande et légèrement lippue est toujours tourmentée par un sourire que les uns trouvent sardonique et les autres cynique.

M. Le Verrier est depuis 1854 directeur de l’Observatoire de Paris. Né de parents pauvres (mais honnêtes), il dut sa haute position à son amour du travail et surtout à de généreux protecteurs. Le premier fut l’École polytechnique dont les élèves payèrent sa pension ; il trouva ensuite de puissants appuis dans la bonté d’Arago, de Liouville et de beaucoup d’autres.

M. Le Verrier est non-seulement un travailleur infatigable, mais encore un esprit plein de ressources, d’audace et d’une habileté prodigieuse. Il traverserait du Panthéon aux Invalides sur un fil, sans se casser le cou. Il sait admirablement s’accrocher à toutes les aspérités qui offrent un point d’appui à l’ambition. Sa parole, au besoin mielleuse ou brutale, enveloppe et terrasse à distance comme le lasso du Guaranien.

M. Le Verrier a la rancune tenace et terriblement active ; il marque en noir les gens sur ses tablettes avec une encre qui ne s’efface jamais. En feuilletant ces petites archives du sentiment, on y trouverait les noms de : l’École polytechnique, d’Arago, de Liouville et de bien d’autres qui ne devraient pas s’y rencontrer. M. le directeur de l’Observatoire est fort au-dessus des faiblesses sentimentales du vulgaire, et il possède à un haut degré l’indépendance du cœur.

M. Le Verrier est doué d’un orgueil inouï, immense, incommensurable. Il fait probablement encenser son buste par ses garçons de bureau. L’Observatoire, c’est lui ; l’Astronomie, c’est lui. Un peu moins qu’un dieu, beaucoup plus qu’un homme, il considère les astronomes qu’il dirige comme une caste inférieure à la sienne, et parfois, quand il fait chaud, il les reçoit dans un déshabillé si complet, qu’on serait tenté de prier ce demi-dieu de se couvrir au moins d’un morceau de nuage. Un jour même, il donna audience à M. Lucas sur une lunette qui n’a jamais servi à observer les astres.

M. Le Verrier, malgré son mérite incontestable, n’est pas un astronome complet. Calculateur hors ligne, il est médiocre dans les travaux d’observation au moyen des instruments. Il a repris les observations sidérales exécutées au temps d’Arago le Grand, les a discutées, calculées et publiées. C’est là un travail considérable qui comprend un certain nombre de volumes, et qui fera pardonner bien des choses à M. Le Verrier, parmi celles qui sont pardonnables.


Mais lorsqu’il a voulu aborder pour son propre compte le travail d’observation, c’est-à-dire déterminer, au moyen des instruments, la situation relative des corps célestes, il est tombé dans un gâchis à faire rire les comètes. Les observations furent données à l’entreprise, comme les fournitures militaires ; il inventa l’astronome à ses pièces. Chaque étoile observée était cotée de trois à sept sous, selon sa grandeur. La découverte des planètes était payée à part ; seulement ce dernier chapitre n’était pas ruineux pour l’Observatoire ; les planètes fuyaient avec persistance les lunettes officielles et se laissaient dénicher sans résistance par Goldsmith, Chacornac et autres savants qui ne font point leur purgatoire avec M. Le Verrier.

La conséquence de ce travail aux pièces est facile à deviner ; les astronomes à façon tenaient plus à la quantité qu’à la qualité de leurs produits ; de sorte que toutes les observations opérées au moyen de l’équatorial, depuis 1854 jusqu’à 1860, plongèrent dans une profonde stupeur les observatoires étrangers. M. Le Verrier brisait le fil qui les guidait dans le dédale céleste. On commençait à croire que le grand ressort de la gravitation était cassé et que la machine sidérale battait la breloque. Mais on s’aperçut bientôt que la mécanique céleste était en bon état, et que c’était seulement l’Observatoire de Paris qui était détraqué. On fut bien obligé de reprendre tous les calculs de cet immense travail de six années.


M. Le Verrier, pour absorber au profit de son orgueil tous les produits scientifiques de l’Observatoire, morcelle le travail de façon à ce que la concentration définitive s’en fasse entre ses mains. Ce système est absolument vicieux au point de vue de la production des grandes choses, et a puissamment contribué à la décadence de notre Observatoire. Les astronomes réfractaires à l’absorption directoriale sont abreuvés de tant d’ennuis et de dégoûts, qu’ils échappent par la fuite au knout de M. Le Verrier. Exemple : MM. Faye, membre de l’Institut ; Liais, Puiseux, Desains, Chacornac ; Serret, membre de l’Institut ; Babinet, membre de l’Institut, Lepissier, etc., etc.


Si les astronomes rebelles à l’absorption résistent au désir de briser leur carrière, on leur enlève la clef de leur laboratoire, et leur traitement est supprimé. C’est ce qui est arrivé à M. Foucault, membre de l’Institut, le plus illustre de nos physiciens. Pendant deux ans M. Le Verrier l’a exclu arbitrairement de l’Observatoire, contre la volonté de S. Exc. le ministre de l’instruction publique, qui ordonnançait le traitement supprimé que M. Foucault allait toucher au Trésor. M. Lucas fut de même privé pendant cinq mois de son laboratoire et de son traitement, qui fut également payé par le ministre. M. Lepissier eut le même sort. La suppression de traitement fut infligée à VINGT-HUIT employés dans l’espace de quinze mois, dont sept dans le mois dernier !!! Les traitements impayés furent tous réglés par le ministre.

M. le directeur donne pour raison de ces retenues arbitraires, qu’il a le droit d’en agir ainsi avec des employés sans conscience qui ne remplissent pas leurs devoirs. Si cette allégation était vraie, on ne pourrait qu’approuver l’administrateur intègre qui ne veut pas qu’on gaspille les deniers de l’État. Mais alors pourquoi M. le directeur empoche-t-il régulièrement un traitement de 6,000 fr. comme membre du Bureau des longitudes, dont il a cessé depuis plus de quinze ans de remplir les fonctions et où il ne met jamais les pieds ???

A quelle somme d’appointements le fonctionnaire commence-t-il à être classé parmi ceux qui manquent de conscience ?

M. Le Verrier possède encore d’autres moyens d’anéantir le zèle des savants. Exemple : M. Marié Davy a créé de toutes pièces à l’Observatoire le bureau météorologique de la prévision des orages, qui a rendu d’immenses services à la marine. Ce jeune savant s’est vu enlever les aides et les adjoints de son bureau. Les portes de communication ont été cadenassées et condamnées par M. Le Verrier, et M. Marié Davy est contraint depuis un an, pour conférer à chaque instant avec ses employés, de traverser les cours et les bâtiments de l’Observatoire. Ce n’est pas tout : depuis deux hivers, les garçons de bureau ont reçu l’ordre absolu de ne point faire de feu dans le cabinet de M. Marié Davy, de sorte que ce fonctionnaire, qui a le grade de chef de division, est obligé, pour ne pas geler, d’apporter à l’Observatoire son bois dans ses poches ou sous son bras.

Voilà comment cet autocrate traite les savants. Est-il possible que les basses œuvres d’une pareille tyrannie aient pu s’accomplir impunément jusqu’ici et dans un semblable milieu ? L’Observatoire devrait être calme et tranquille comme les hautes régions du firmament ; depuis la création de ce temple on y entrait jeune et on en sortait vieillard ou mort. M. Le Verrier a changé tout cela ; on pourra bientôt écrire sur le fronton de l’établissement qu’il dirige : Ici on loge au mois où à la journée. C’est un passage, une lanterne magique que les silhouettes des astronomes traversent sans s’y arrêter. Depuis l’année 1854, CENT DEUX fonctionnaires de tout ordre ont quitté ce séjour enchanteur, où l’on voit voltiger plus de coups de poing que de papillons.


L’expérience d’un astronome croît lentement, et quand on a regardé le ciel une partie de sa vie, on n’est guère propre aux choses de la terre. Lorsqu’un homme quitte l’Observatoire, sa carrière est brisée, car il ne peut pas s’établir astronome en chambre. Parmi ces cent deux fonctionnaires qui ont quitté l’Observatoire, il en est dont l’histoire est bien lugubre.

M. le ministre, justement ému de toutes ces plaintes mal écrasées qui s’échappent de l’Observatoire, a nommé une commission d’enquête composée de MM. l’amiral Fourichon et Robiou de la Vrignais, membre du conseil de l’amirauté ; Delaunay, Liouville, Serret et Balard, membres de l’Institut. M. Le Verrier comprend que le quart d’heure de Rabelais approche, que son omnipotence néfaste aborde la phase du dernier quartier ; cependant il se reconnaît encore supérieur à la hiérarchie, aux règlements et aux décrets ; il résiste, s’accroche aux meubles, aux portes, aux instruments de l’Observatoire ; il déclare fièrement qu’il n’assistera pas aux séances de la commission.

Moi, je suis convaincu qu’il la mettra à la porte. Il me semble déjà le voir charger à mitraille toutes les lunettes de l’établissement et soutenir un siége contre les commissaires.


J’ai dit que M. Le Verrier avait un esprit subtil, et j’ajouterai plein de ressources dans ses explications. A propos de son procès avec M. J…, l’entrepreneur de menuiserie, procès dont on a justement dit qu’il eût mieux fait de n’en jamais parler, M. le directeur affirmait, il y a quelques jours, dans le Figaro, que M. J… réclamait à l’État 61,970 fr., et que l’État, plaidant avec raison, avait fait un bénéfice de 20,294 fr., puisqu’il n’avait été condamné qu’à en payer 41,676.

M. Le Verrier a fait durer ce règlement si longtemps, que sa mémoire le sert mal ; voici la vraie vérité : M. J… réclamait 61,970 fr. ; sur cette somme, on a distrait du compte environ 10,000 francs pour la coupole ; cette somme a été payée à un sous-entrepreneur qui avait concouru à ce travail. On a réduit en outre des surcharges demandées pour dissimuler des travaux mal à propos commandés et qu’on ne voulait pas voir figurer en double sur le compte. Bref, le conseil de préfecture a réglé la note à 41,676 francs.

M. J… accepta, mais M. Le Verrier refusa d’approuver ce règlement, et le malheureux entrepreneur dut subir toutes les lenteurs administratives et judiciaires qui amenèrent sa faillite. L’État fut condamné à payer 41,676 fr., somme réclamée, plus environ 50,000 fr. pour intérêts, frais judiciaires, d’expertise, de séquestre, etc. L’État a donc, grâce à M. Le Verrier, perdu 50,000 fr. au lieu d’en gagner 20,000, comme M. le directeur l’affirmait, différence 50,000 fr. De plus un honnête homme a été complétement ruiné ; voilà de quelle façon on écrit l’histoire.


Comme homme politique, M. Le Verrier fut un peu volage dans ses sympathies ; ainsi que Joconde, il courtisa la brune et la blonde avant de donner entièrement son cœur. En 1832, l’École polytechnique, dont il faisait partie, était un peu républicaine, et la poitrine démocratique de M. Le Verrier poussait d’ardents soupirs accompagnés de speechs entraînants en faveur des barricadeurs ; vraiment s’il ne suivit pas ses camarades qui allèrent à l’émeute en passant par-dessus les murs de l’école, c’est uniquement parce qu’il craignait de déchirer son pantalon.

Au fond, il était plus conservateur qu’il ne le croyait lui-même ; et plus tard il devint le commensal assidu de Louis-Philippe et de la famille d’Orléans, dont il recevait avec une touchante effusion les dîners et les petits cadeaux. On a bien tort de dire que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, car son amitié pour la famille déchue se trouva brisée par un pavé de Février.

Son âme libre et fière se laissa de nouveau envahir par des idées démocratiques, et pour rattraper le temps où son libéralisme était en disponibilité, son enthousiasme dépassa de beaucoup celui des républicains de la veille. Le club des Écoles, qu’il honorait de sa présence, dut se priver de ses lumières qui ressemblaient trop à des torches ; ce fut la dernière erreur de son bel âge. Il apprécia bientôt à sa juste valeur l’avenir de la république et lui tourna vigoureusement le dos pour se donner tout entier à l’empire, avec une loyauté, un dévouement et un désintéressement qui seront, je l’espère, inaltérables.

M. Le Verrier émarge cinquante mille francs par an.


M. Le Verrier veut démolir le deuxième étage de l’Observatoire. Pourquoi cette dernière invocation à la pioche ? N’a-t-il pas fait tomber assez de plâtras sur le cercueil d’Arago ? M. le directeur a pour cela deux motifs. Le premier, qu’il avoue, est intitulé : besoin du service ; le second, qu’il n’avoue pas, et c’est pour lui le meilleur, est le désir de mettre à la porte de l’Observatoire le Bureau des longitudes, qui tient ses séances dans ce second étage. C’est un de ces désirs tenaces qu’on poursuit pendant quinze ans et qui finissent par passer dans la section des idées fixes.

M. Le Verrier est membre du Bureau des longitudes, il est vrai ; mais vous savez qu’il ne s’en souvient que le jour des émargements et bien qu’exerçant in partibus, le voisinage de ses collègues lui est horriblement désagréable. La cause de cette répugnance se perd dans la nuit des temps et remonte à une de ces scènes qu’on oublie difficilement, même quand on est un fervent longitudinaire. Un jour de séance, MM. Biot, l’amiral Roussin, l’amiral Baudin, Beautemps-Beaupré, Poinsot, Arago, Mathieu, Liouville, Laugier, etc., entonnèrent en son honneur un chœur si désagréable, mais si désagréable ! qu’il évita, par une retraite aussi prudente que précipitée, un post-scriptum lancé par Arago ; on dit même qu’il ne l’évita qu’à moitié.

On conçoit qu’il aurait un véritable plaisir à démolir son second étage, surtout sur la tête de ses collègues.

En attendant la réalisation de ce vœu, M. Le Verrier se donne la satisfaction de laisser les membres du Bureau des longitudes compter les clous de la porte de la salle des séances, car il en garde la clef dans sa poche, aussi bien que celle de leur bibliothèque. De sorte que ces illustres savants ne peuvent consulter un de leurs livres sans lui en demander la permission. Il est vrai qu’ils ne la lui demandent jamais. Un jour de l’hiver dernier, la bise soufflait et le froid était rude ; les membres du Bureau des longitudes en arrivant trouvèrent la porte fermée.

Du coin de son feu, M. Le Verrier, qui entendait ses collègues battre la semelle, mit une bûche de plus dans sa cheminée. Comme le but de la réunion n’était pas de battre la semelle et que cet exercice n’appartient pas au programme des séances, M. le maréchal Vaillant finit par envoyer chercher un serrurier qui enfonça la porte. On entra par la brèche, mais l’âtre était vide, le foyer glacé, et la bise soufflait toujours. Les savants durent se réchauffer au feu… sacré de la science.

— Messieurs, dit le maréchal, la prochaine fois nous ferons comme Marié Davy, nous apporterons des bûches dans nos poches.


En ce temps-là, on faisait beaucoup de conférences, et les savants étaient gracieusement invités à conférencier aux Tuileries. Une très-haute dame manifestait devant M. Le Verrier le plaisir qu’elle avait éprouvé à une séance fort intéressante de M. Delaunay, de l’Institut.

— Comment ! madame, dit M. le Verrier avec l’aimable courtoisie qui le caractérise, vous avez écouté ces bêtises-là ?

— N’en soyez pas surpris, monsieur, j’ai eu le courage d’écouter les vôtres.


Avant l’arrivée de M. Le Verrier à l’Observatoire, le budget était de 45,000 francs. Maintenant il s’élève à 152,000. En quatorze années, la somme du budget ordinaire atteint 1,416,000 francs ; ajoutez à cela 1,000,000 pour le budget extraordinaire ou complémentaire, plus 78,000 fr. provenant de reliquats de tous les établissements de même chapitre, et nous arrivons au chiffre de 2,500,000 francs, ce qui donne une moyenne de 182,000 francs par an. Jamais, sous aucun gouvernement, l’Observatoire n’a été traité aussi largement.

Si un autre astronome que M. Le Verrier m’affirmait que l’État a reçu de la science pour son argent, je n’en croirais pas un mot, ni lui non plus.

On accorde à l’Observatoire de Marseille une subvention de 7,000 fr. M. Le Verrier en distrait au moins 5,000, qu’il applique aux besoins de l’Observatoire de Paris. Oh ! si les Phocéens savaient cela ! Et pourtant ils découvrent des planètes. La dernière a été signalée par M. Stéphan.

Mais il eut l’imprudence de laisser transpirer la chose dans les journaux de la localité. Cela lui a attiré de M. Le Verrier un de ces ouragans qui font pâlir le mistral. Apprenez, monsieur, qu’à l’Observatoire il n’y a pas de découvertes personnelles, il n’y a que des découvertes ADMINISTRATIVES !

Je pense depuis longtemps que l’astronome qui montre la lune sur le pont Neuf, serait moins désastreux que M. Le Verrier à l’Observatoire ; il n’y brillerait certainement pas d’un aussi vif éclat, mais il coûterait moins cher et laisserait peut-être ses collègues travailler en paix.

A l’époque où M. Le Verrier n’était encore qu’astronome-adjoint, il avait à l’Observatoire un collègue extrêmement distingué, membre de l’Institut, et qui se nommait Mauvais ; il valait mieux que son nom. Un jour que M. Le Verrier l’avait tracassé plus que de coutume, ce bon Mauvais sortit furieux du terrain scientifique, et entama la litanie des apostrophes, non pas de ces petites apostrophes que l’on se dit en famille : c’était énorme, écrasant.

— Monsieur, vous m’en rendrez raison ! s’écria M. Le Verrier.

Vous savez, on propose parfois un duel à un ami, — comme on lui offre un cigare quand on n’en a qu’un, — avec l’espérance qu’il aura la discrétion de ne pas accepter.

— Je suis complétement à vos ordres, répondit Mauvais.

Alors les intestins de M. Le Verrier lui crièrent énergiquement que c’était bien mal de répandre le sang humain. Malgré son courage, l’astronome se rendit à l’éloquence insurrectionnelle de ses entrailles, et courut chez MM. Dumas et le général Poncelet pour les prier d’arranger l’affaire. Ces deux honorables membres de l’Institut se rendirent chez leur collègue.

— Ah çà ! dit le général, y pensez-vous, Mauvais ? Comment ! vous voulez massacrer ce pauvre Le Verrier ?

— Moi ! nullement. Il est vrai que je lui ai dit ceci et cela ; mais, dès qu’il s’en montre satisfait, je n’ai point de raison pour refuser ses excuses.

M. Le Verrier prit sa revanche, et, aussitôt nommé directeur, il mit Mauvais à la porte de l’Observatoire. Pauvre Mauvais ! il devint bien triste ; ce n’est pas son directeur qu’il regrettait, oh ! non ! mais il aimait les fleurs et cultivait avec passion dans son jardin de l’Observatoire une magnifique collection de rosiers qui étaient la moitié de sa vie.

Le désespoir s’empara du pauvre astronome, et il se fit sauter le crâne d’un coup de fusil, le seul qu’il ait tiré de sa vie.


M. Le Verrier a parfois un laisser-aller, d’un sans-façon adorable. Un jour, il se promenait dans le jardin de l’Observatoire, avec M. Mesnard, chef de division au ministère de l’instruction publique. Brusquement et sans rien dire, il saisit le poignet de son visiteur, fait un quart de conversion sur ses talons, et se met à inonder les plates-bandes. M. Mesnard, stupéfait et indigné du sans-gêne de M. le directeur, reste un instant immobile et cherche à son adresse une épithète salée. Tout à coup, il prend un grand parti, s’adosse à M. le Verrier et imite du mieux qu’il peut son épanchement humide. — Tableau ! Il manquait un troisième pour compléter le groupe de la fontaine Louvois.

ÉPILOGUE.

L’Observatoire est réorganisé. Aux prodigues qui dissipent leur fortune, on donne un conseil judiciaire ; à M. Le Verrier, qui gaspillait l’intelligence des astronomes, M. le ministre de l’instruction publique a nommé un conseil… de famille. L’arbitraire est mort à l’Observatoire, et Dieu sait s’il avait la vie dure ! Tout en conservant le titre de directeur, l’autocrate devient constitutionnel ; il ne pourra même pas rosser un domestique sans la permission de son conseil.

Voici les noms des huit nouveaux régents de l’Observatoire. Ce sont : MM. Marié Davy, Lœvy, Wolff, Yvon Villarceaux, astronomes ; membres choisis en dehors de l’établissement : MM. Briaud, Faye, Serret et l’amiral Dieudonné.

Les gens qui connaissent mal M. Le Verrier s’imaginent que l’ère de la paix vient enfin de commencer pour les astronomes ; ceux qui le connaissent mieux sont persuadés que le savant calculateur va faire d’incessants efforts pour absorber son conseil, et s’il n’y parvient pas (chose probable), après des luttes acharnées, il secouera la poussière de ses pantoufles sur le seuil de l’Observatoire, ce qui sera certainement une chose très-fâcheuse, car M. Le Verrier possède d’éminentes facultés, et rendrait à l’astronomie de grands services, s’il voulait modifier les côtés grincheux et envahisseurs de son caractère.


Le docteur Rayer était un grand et beau vieillard, un peu épais dans ses derniers temps, mais que la vieillesse n’avait pas courbé. Une tête superbe, qui ne manquait pas de majesté ; un front haut et large, dominé par des cheveux gris touffus et rejetés en arrière, un nez bien coupé, la bouche sérieuse, peu de rides, l’œil fin et quêteur du Normand ; il était né à Saint-Silvain (Calvados).

M. Rayer a joué un rôle important dans le monde médical de notre époque. C’était un homme d’une remarquable intelligence et d’un véritable mérite ; il a poussé l’esprit des affaires au plus haut degré de perfection, et on lui a justement reproché d’appliquer trop exclusivement ses grandes facultés à des vues personnelles. Il a fourni un exemple frappant de ce que peut la volonté ferme d’un homme, mise au service d’une ambition sans limites.

M. Rayer mérite certainement une belle place dans la science ; cependant ses travaux et ses titres scientifiques sont bien pâles si on les compare à ceux des Bouillaud, des Velpeau, des Trousseau, des Jobert, etc.

A part ses deux ouvrages, fort estimables du reste, sur les maladies de la peau et sur les affections des reins, il n’a produit que quelques brochures peu importantes, et pourtant il a dépassé tous ses illustres rivaux dans la carrière des honneurs et des dignités ; il en a été littéralement écrasé : ancien doyen et professeur honoraire de la Faculté de médecine, membre de l’Institut, de l’Académie de médecine, grand officier de la Légion d’honneur, ex-médecin du roi Louis-Philippe, médecin de l’Empereur, président ou membre d’une multitude de conseils, de commissions, de sociétés, etc., il me faudrait une colonne entière pour donner la liste des fonctions que M. Rayer s’est fait attribuer. Il est probable qu’il a fini lui-même par ne plus s’y reconnaître.

Je dois dire que les moyens qu’il a mis en œuvre pour atteindre le but de ses désirs ne sont point ceux qu’emploient les gens vulgaires qui veulent arriver à tout prix. Sa suprême habileté consistait à se faire offrir ce qu’il convoitait ardemment. Il faisait mouvoir les rouages de son ambition avec une telle expérience, que tout lui arrivait sans secousses et sans qu’il eût l’air d’avoir rien sollicité.

La grande réputation de M. Rayer avait des côtés artificiels, elle fut véritablement exagérée, mais là encore il s’était laissé faire sans paraître y mettre la main. Il s’est trouvé entouré de quelques-uns de ces gens serviles qui ont toujours besoin de servir de tapis de pied à quelqu’un. — Il ne faut pas leur en vouloir, c’est de naissance. — Ils placèrent M. Rayer sur une espèce d’autel et en firent le pontife d’une petite Église. On exaltait son génie, son illustration, sa célébrité sur tous les tons. Quand il éternuait, on aurait volontiers sonné les cloches et chanté : Dieu vous bénisse ! en faux bourdon.

M. Rayer n’était probablement pas entièrement dupe de ces flagorneries parlées ou imprimées, de cette dépense d’admiration qu’il devait rembourser d’une manière ou d’une autre. Mais il est difficile d’imposer silence ou de se fâcher contre ceux qui vous trouvent du génie. Aussi laissait-il dire et écrire, de sorte que peu à peu les gens le considéraient comme véritablement illustre, sans discuter ses titres à l’illustration.

En 1843, M. Rayer entra à l’Institut, et sa nomination montra toute l’habileté de sa politique. Il ne pouvait songer à se présenter dans la section de médecine et de chirurgie. Il y avait, à cette époque, des compétiteurs assez supérieurs pour lui barrer absolument la route. Il se présenta donc dans la section d’économie rurale, mais il n’avait d’autres titres qu’un mémoire sur la communication de la rage canine à l’homme.

Ce modeste trait d’union entre la médecine humaine et l’art vétérinaire était un bien petit pont pour franchir un si grand vide.

M. Rayer, sans se décourager, créa les Archives de médecine comparée. Cette publication enleva la nomination, mais aussitôt après, le journal cessa de paraître, il vécut cinq numéros.

M. Rayer a été le fondateur de la Société de biologie ; c’est là un titre sérieux qui s’attache à son nom. Cette réunion de savants, jeunes, actifs, et désireux de montrer leur valeur, a fait d’excellents travaux. Mais elle a beaucoup fait aussi pour M. Rayer ; il protégeait ses membres avec ardeur, et de leur côté, ils soutenaient le maître vigoureusement, sans bassesse, mais avec l’entraînement de gens reconnaissants.

Des amis de M. Rayer ont voulu exagérer à son profit le mérite de cette création, et l’ont posé en Mécène de la science. N’exagérons rien ; si quelques hommes qui touchent ou qui ont atteint la célébrité appartiennent à la Société de biologie, ce n’est pas elle qui a créé leur force. On ne fait pas sortir un chêne d’une graine de moutarde, quand bien même on l’arroserait d’un engrais céleste. Claude Bernard et d’autres sont peut-être arrivés un peu plus facilement, mais ils n’auraient pas fait une découverte de moins s’ils n’avaient pas été de la Biologique ; d’un autre côté, la protection infatigable accordée par M. Rayer à quelques médiocrités n’a rien fait sortir de leur cerveau stérile.

Ses élèves et ses amis pouvaient compter sur lui quand même. Malheureusement, ce qu’il obtenait en leur faveur était refusé à des gens qui parfois en étaient beaucoup plus dignes. Ce qu’il a fait décorer de ses amis est inimaginable ; pour eux, sa main était une corne d’abondance qui laissait échapper des croix. Je me suis parfois demandé s’il n’en avait pas découvert une mine.

M. Rayer n’était pas professeur de la Faculté, et il est bien probable que ce fut une des amertumes de sa vie, lorsqu’en 1863, il avait alors soixante-dix ans, il fut nommé du même coup doyen et professeur de médecine comparée. Cette couronne fut pour lui une couronne d’épines. Les professeurs étaient pleins de mauvais vouloir pour le doyen et le collègue qui leur était imposé en dehors des conditions normales ; les élèves lui manifestaient leur antipathie avec la plus grande violence. Enfin, après moins de deux ans d’une administration assez médiocre, car le poste de doyen n’est pas facile à bien remplir, il donna sa démission sans avoir fait une seule leçon du cours pour lequel on l’avait nommé.

Sa clientèle était considérable et il laisse une très-grande fortune. Excellent clinicien, ses qualités professionnelles étaient fort estimées de ses confrères.

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