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Les causeries du docteur

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VIII

La grande séance de l’Académie de médecine.
La tuberculose. — Le professeur Robin.
Le Jardin des plantes et ses dynasties. — La statue de Bichat.
Kromluong Vongsa.

L’événement médical de la semaine est la séance solennelle de l’Académie de médecine, et surtout le discours prononcé par M. Béclard, le secrétaire annuel de la savante compagnie. Il avait pour sujet l’éloge du docteur Villermé, que l’Académie a perdu en 1863.

Villermé était un savant statisticien, il a consacré sa vie à chiffer le total des déchets que l’hygiène mal appliquée coûte à l’humanité. Un des premiers, il a fait apprécier toute l’importance de cette science alors nouvelle et qui est devenue la source de réformes considérables dans le régime des prisons ; la durée du travail des enfants dans les manufactures ; la salubrité des habitations où s’entassent les classes pauvres ; l’alimentation du jeune âge, etc. Le résultat de ces réformes a été partout le même : accroissement de la durée moyenne de la vie.

La statistique est la base de l’économie sociale, la pierre de touche des systèmes : elle substitue l’exactitude mathématique aux errements de la routine et aux conceptions, souvent malsaines, des novateurs humanitaires. La statistique est la solution du problème de la vie. Mais il faut bien le reconnaître, si elle fournit un contingent considérable à la science sociale, elle donne peu de gloire aux laborieux pionniers, qui consacrent leur existence à ces arides recherches. On ne voit que le monument, les modestes bases qui le supportent sont enfouies dans le sous-sol, et l’admiration n’arrive pas jusqu’à elles.

C’est un peu là l’histoire de Villermé. Il a péniblement creusé un beau sillon, et ses travaux ont honoré la profession mais sans jeter sur elle un vif éclat ; figure terne et froide comme un chiffre, il lui manque les côtés brillants qui prêtent aux grands effets oratoires, et l’homme disparaît dans l’examen des grandes questions qu’il a contribué à résoudre.

Aussi le nom de Villermé servait de cadre au discours, mais il ne le remplissait pas. L’orateur n’en aurait pu tirer les chaleureux applaudissements qui l’ont souvent interrompu. Il a donc abordé les importantes questions qui ressortent de la statistique, fouillé le problème social, qui touche à l’existence de la classe ouvrière ; et il l’a fait avec une vigueur d’expression, une liberté de pensée qui ont hérissé quelques perruques.

Le jeune secrétaire est déjà un maître dans l’art de bien dire. Son discours est essentiellement académique, les transitions y sont ménagées avec beaucoup d’habileté et son succès a été très-complet.

Il est peu d’héritages plus difficiles à porter qu’un nom célèbre dans les arts ou dans les sciences ; les fils des gens illustres, quand ils valent quelque chose, valent rarement leur père. M. Béclard a porté sans fléchir le nom de son père et lui a donné un lustre nouveau. Modeste et réservé, il passe sans bruit à travers la science, laissant à ses œuvres le soin de faire parler de lui. Il cache sous une physionomie froide et sérieuse de généreux enthousiasmes et l’amour du bien.

M. Bouvier a lu au nom de M. Dubois, d’Amiens, le rapport sur les prix, discours parfaitement soigné, comme tout ce qui sort de la plume du savant secrétaire perpétuel.

Parmi les lauréats couronnés par l’Académie, on a acclamé le nom d’un vieux maître, le docteur Chassaignac, que nous aimons tous, et pour sa vie laborieuse et pour ses aimables qualités. On lui a décerné le prix Barbier (7,000 fr.). Ce prix si bien mérité, est la récompense de l’écraseur linaire, et de la méthode chirurgicale qui lui doit naissance.

L’écraseur linaire est un instrument qui se substitue au bistouri dans l’ablation de certaines tumeurs. Il est composé d’une forte chaîne à maillons articulés comme ceux d’une montre et qui a une grande puissance. Les deux extrémités terminales sont attirées dans une canule en fer par un système de levier qu’on fait mouvoir lentement.

La tumeur qu’on veut enlever, saisie dans l’anneau que forme la chaîne, se trouve bientôt pressée, tassée, étranglée, et enfin divisée, par une section mousse.

L’opération est plus lente que par le bistouri et déterminerait de vives douleurs, si on ne prenait soin d’endormir le malade, mais elle présente cet avantage de couper sans qu’il s’écoule de sang. Ainsi l’opération, bien conduite, permet de pratiquer l’ablation partielle ou même complète de la langue, sans qu’on ait à redouter les hémorrhagies terribles et incoercibles qui ont fait parfois périr le malade à la suite de la section par le bistouri. Les tumeurs hémorrhoïdales, dont l’enlèvement était si redoutable par l’instrument tranchant, à cause de l’hémorrhagie et de l’inflammation des veines de la région, grâce à l’écraseur, sont opérées sans dangers sérieux. Le calibre des vaisseaux écrasés, s’oblitère et ne fournit pas de sang.

Le mieux récompensé des lauréats académiques a reçu un prix de 7,000 fr. Gladiateur, une bête brute dont l’intelligence est dans ses jarrets, a rapporté à son propriétaire plus de 400,000 fr. de prix en un an. On serait vraiment tenté de s’appeler Gladiateur, si la science ne donnait pas à ceux qui la cultivent quelques autres petites compensations.


M. Villemin a présenté à l’Institut un intéressant travail sur la communication de la tuberculose de l’homme au lapin. L’auteur, dans une suite d’expériences, a emprunté de la matière tuberculeuse aux poumons d’hommes morts phthisiques, et il a inséré ce produit morbide dans le tissu cellulaire de lapins, au moyen d’une incision pratiquée derrière l’oreille. Tous ces animaux, sacrifiés au bout de plusieurs mois, ont présenté des masses tuberculeuses dans les poumons et dans d’autres organes. L’auteur en conclut que la phthisie est une affection contagieuse.

Ces résultats sont intéressants et surtout imprévus, mais je repousse comme inadmissible la conclusion de l’auteur. Il faut de la contagion, mais pas trop n’en faut, et je ne suppose pas que les malades atteints de phthisie se soient jamais fait inoculer derrière l’oreille de la matière tuberculeuse.

La phthisie est une maladie souvent héréditaire, qui a d’autant plus de chances de se transmettre aux enfants, qu’ils sont nés à une époque plus voisine de la mort de celui de leurs parents qui en était atteint. Mais des milliers d’observations ont démontré que la doctrine de la contagion des tubercules doit être reléguée parmi les erreurs de la vieille médecine. La cohabitation la plus prolongée avec un phthisique ne développe point la maladie chez un sujet qui n’en porte pas le germe.

Il est impossible d’admettre comme un fait général les résultats d’expériences pratiquées d’une manière spéciale et absolument en dehors des conditions de l’existence normale. Les expériences de M. Villemin prouvent simplement que la matière tuberculeuse inoculée au lapin fait naître chez lui des tubercules, et rien de plus. C’est un résultat à enregistrer, sauf protestation des lapins.


Le savant abbé Moigno, qui devrait depuis longtemps s’asseoir à l’Institut, non pas sur la banquette des journalistes, mais sur un des fauteuils de la maison, nous montrait l’autre jour au stéréoscope des épreuves de la lune qu’il venait de présenter à la savante compagnie. Rien n’est curieux comme ces magnifiques spécimens de l’art photographique, qui ont été obtenus au moment d’une éclipse de cette planète. On voit la surface de la lune progressivement envahie par la projection de l’ombre terrestre qui forme l’éclipse.

Le satellite de la terre n’a plus, dans les épreuves de l’abbé Moigno, la physionomie plate que nous lui connaissons. Au stéréoscope, il prend la forme d’un globe sphérique, on voit les reliefs de ses montagnes, les sinuosités de ses vallées et l’imagination explore ce monde lointain, peuplé pour nous de mystères. On sent que le moment approche où l’art déchirera les voiles derrière lesquels se cachent les vassaux de notre planète.

Il me semble que si on pouvait sensibiliser la glace des épreuves avec une matière suffisamment amorphe, pour ne pas fournir d’éléments propres à l’examen microscopique, on pourrait, avec de forts grossissements, explorer les pays lunaires, que la photographie nous révèle.


M. Ch. Robin se présente à l’Institut pour occuper le fauteuil de Valenciennes. Espérons que cette fois les portes s’ouvriront largement devant le brillant représentant de l’école anatomique. Si M. Ch. Robin pouvait remplacer par un de ses travaux chacun des cheveux qui lui manquent, il serait le plus chevelu des académiciens. En revanche, si M. T. devait payer d’un des cheveux qui lui restent chacun des travaux publiés sous son nom, et dont il n’est pas le père, il serait plus chauve que son genou.


On a jeté une grosse pierre dans le Jardin… des Plantes, on pourrait même dire un pavé, tant la chose a fait de bruit en tombant. Il est vrai que le projectile,

… lancé d’une main sûre,
Lui a fait dans le flanc une large blessure.

Et, bien que sous forme de prospectus, il n’en a pas moins été pris en considération. Dans ce prospectus, où il est question de la Faune française, on accuse les professeurs du Jardin des Plantes de gaspillages scientifiques, et d’être nourris dans un sérail dont ils ne connaissent pas tous les détours. On les accuse d’envoyer de braves gens faire le tour du monde pour courir après des échantillons d’histoire naturelle que, depuis longues années, les mites sont occupées à dévorer dans le vaste chaos de leurs magasins.

L’un des savants qui adressent de pareils reproches a plus que personne le droit de les formuler, car, non-seulement il a mis au service de la science sa plume et la meilleure partie d’une immense fortune avec un dévouement et un zèle que les plus cruelles souffrances ne peuvent ralentir, mais encore, il donne l’exemple d’un désintéressement bien rare parmi les savants de notre époque.

Puisque je suis au Jardin des Plantes, je n’en sortirai pas sans avoir jeté un coup d’œil sur les institutions politiques qui régissent ce microcosme des bêtes.

Pour le vulgaire, le Jardin des Plantes est un petit État dont les plus grosses bêtes forment l’aristocratie, et qui vit en paix sous le régime des grilles, barrières et palissades, seules lois qu’un sage législateur ait promulguées pour empêcher les grosses bêtes de manger les petites.

C’est une erreur, le Jardin des Plantes est une contrée composée de plusieurs petits royaumes habités par des bêtes, il est vrai, mais gouvernés par des rois qui souvent ne le sont pas. Ces souverains, vulgairement connus sous le nom de professeurs, n’ont octroyé à leurs féaux sujets d’autre charte que la loi du bon plaisir ; le sceptre, parmi eux, est héréditaire et se transmet de mâle en mâle et par droit de primogéniture. Cependant, les chroniques de leurs œils-de-bœuf racontent que, parfois, des reines ou princesses sont intervenues dans le règlement des grandes questions politiques qui agitent souvent les États les mieux gouvernés.

Je vous prie de croire que les talents sont héréditaires dans ces augustes familles, et que les dynasties des Brongniart, des Duméril, etc., trouvent dans le bagage de la succession paternelle la science et les aptitudes du papa qui leur a transmis la couronne.

Dernièrement les reptiles et les poissons ont assisté à l’abdication de leur souverain ; je me hâte de dire, pour l’honneur de ces intéressants animaux, que cette abdication n’était nullement le résultat d’une révolution. Le bon et très-savant roi Duméril Ier abdiquait, à l’âge de plus de quatre-vingts ans, en faveur de son digne héritier, Duméril II, qui venait d’atteindre sa majorité scientifique. Je passe sous silence les fêtes et réjouissances inséparables d’un si grand événement et d’un tel avénement.

C’est donc aux pieds de Duméril II, roi d’Erpétologie, que les goujons, les lézards, et autres reptiles déposeront désormais leurs respectueux hommages, comme ils les déposeront un jour aux pieds de Duméril III, si Duméril II ne meurt pas sans postérité. Que le ciel préserve les pauvres bêtes d’un pareil malheur !

Comme vous le voyez, dans ces verts royaumes, le fils du sultan naît sur les marches du trône, et il est aussi certain de l’occuper un jour que le lama né dans la ménagerie peut être sûr de succéder au lama exotique qui lui donna l’existence.

Aussi, ne demandez pas au jeune lama de faire de la laine plus belle que celle de monsieur son père, il vous répondrait avec beaucoup de sens :

— A quoi bon ! ne suis-je pas bien sûr d’être un jour grand lama comme papa ? quel motif ai-je donc de me tourmenter pour changer la toison de la famille ?

Quand un jeune prince du Jardin des Plantes a toutes ses dents scientifiques, quand il est complétement sevré du lait qu’on tette à la Chaumière, sa famille assemble les têtes couronnées du voisinage et leur dit :

— Rois, mes frères, passez-moi la casse, je vous passerai le séné ; j’ai mon fils qui est en âge de porter le sceptre, les zoophytes (ou les mollusques, ou les vertébrés, etc., etc.) ont perdu leur prince ; j’ai plusieurs enfants à pourvoir, ce petit royaume irait comme un gant à mon aîné, avec votre permission, je voudrais l’installer sur ce petit trône.

CHŒUR DES ROIS. Nous vous passons la casse, vous nous passerez le séné ; que votre fils gouverne en paix.

Le nouveau prince est bientôt élu. Et les mites crient comme les autres : Vive le roi ! Car elles savent que le nouveau prince leur permettra, comme par le passé, de ronger les collections qui dorment du sommeil d’Épiménide au fond des greniers ; elles savent que les générations de mites se succèdent sans trouble et sans secousse, comme les dynasties des princes du Jardin des Plantes.

Un jour, je vous dirai l’histoire de Chiendent Ier, prince puissant, qui vivait encore il y a quelques années ; Chiendent n’est pas le nom qu’il reçut de ses aïeux, mais l’histoire confère aux grands rois un surnom qui rappelle leurs plus grandes qualités, et je le surnomme Chiendent, parce que ses racines envahirent le Jardin des Plantes, et que ses héritiers fleurissent ou florissent encore un peu partout. Que la science lui soit légère !

N’allez pas croire pourtant que toutes les dynasties se ressemblent, ce serait commettre une grave erreur ; car, à côté de celle des Chiendent, on rencontre la dynastie des Geoffroy Saint-Hilaire, grande et belle famille de savants qui se perpétue sans s’amoindrir, et qui semble être la famille capétienne de ces royaumes ; il en est bien d’autres encore qui tiennent dignement leur sceptre scientifique, et si le régent n’orne pas leur couronne, on y voit, cependant, quelques bons gros diamants qui jettent assez d’éclat pour briller encore dans un siècle ou deux.


On a inauguré la statue de Bichat, la fête n’est déjà plus qu’un souvenir, les beaux vers, les éloquents discours, les voix harmonieuses résonnent dans le lointain, et si l’on se rapproche de la Faculté pour les entendre encore, on trouve la cour déserte et Bichat tout seul sur son piédestal.

Quoi ! ce bronze serait le portrait du grand physiologiste ? Non, non, ce n’est pas lui, car en le contemplant je ne me sens point saisi de cette respectueuse émotion qu’on éprouve en contemplant les traits d’un homme aussi illustre. Cette face porte-t-elle le sceau du génie ? — Elle ressemble d’une manière si frappante, surtout de profil, à M. Chailly, qu’on pourrait croire qu’il a prêté sa tête à David (d’Angers) pour modeler le bronze. Peut-être le célèbre accoucheur sera-t-il fort humilié de ressembler à Bichat, mais je n’y puis que faire. Cette ressemblance établie, il suffit, pour juger du caractère de la tête, de décider, oui ou non, si M. Chailly a la tête d’un homme de génie ; j’affirme que oui, mais je n’impose mon opinion à personne ; seulement Bichat est mort à 31 ans, et cette ressemblance le vieillit au moins de vingt ans.

L’examen du torse nous révèle une incurvation de la colonne vertébrale très-prononcée à droite. L’articulation scapulo-humérale droite présente un beau cas de tumeur blanche compliquée de luxation spontanée, qui explique parfaitement la pose gênée du bras. De plus, l’ampliation anormale de la cage thoracique du même côté me semble provenir d’une pleurésie chronique, et chacun sait que l’illustre Bichat ne fut jamais atteint de ces diverses affections.

Comme aspect général, la statue paraît guindée, le corps semble fait pour une autre tête, et la tête pour un autre corps. Le savant médite, une plume à la main ; il semble réfléchir profondément au moyen de sortir des affreuses bottes qui grimacent autour de ses jambes. Hélas ! je crains bien que l’ombre du grand Bichat ne vienne plus errer, le soir, dans la cour de la Faculté, de peur de se trouver nez à nez avec la statue de M. Chailly, qu’on a baptisée de son nom.

Heureusement que la gloire de Bichat n’a rien à redouter des erreurs de l’art ; heureusement que David (d’Angers) a créé assez de chefs-d’œuvre pour que l’art ne lui reproche pas la statue de Bichat.


Un de mes amis arrive du royaume de Siam ; il faisait partie de l’ambassade française qui vient de conclure avec le souverain siamois un traité de commerce. Cet ami a joué un petit rôle dans une histoire médico-pharmaceutique qui n’a peut-être pas été sans influence sur le résultat des négociations.

Le prince Kromluong Vongsa, frère du roi, était le meilleur des princes et le plus malheureux des hommes. Voici la cause de ses malheurs : il était atteint d’une de ces incommodités rebelles que les bonbons de Duvigneau ont eu l’impertinente prétention de combattre et même de guérir. Mais la réputation des bonbons Duvigneau n’est pas encore parvenue jusqu’à Siam, et le pauvre prince n’avait d’autres ressources pour calmer ses embarras que de chercher des consolations (qui auraient fait le désespoir de M. de Pourceaugnac) près d’un irrigateur de fabrique française, dont il ne se séparait jamais. Mais, hélas ! par un de ces malheurs qui ne respectent même pas les têtes couronnées habitant un pays humide, cette machine hydraulique se trouva un jour hors d’état de remplir ses devoirs. Les mécaniciens les plus habiles, les savants les plus ingénieux du royaume furent vainement consultés, vainement ils interrogèrent l’organisme de ce sphinx de fer-blanc, il resta impénétrable, aucun d’eux ne parvint à lui arracher le secret de ses troubles fonctionnels ; le docte aréopage déclara à l’unanimité que l’irrigateur était perdu pour la santé du prince, et le condamnèrent à la ferraille à perpétuité. Le dérangement de la machine ne provenait pas de cette nostalgie que l’on éprouve souvent lorsqu’on est exilé à 3,000 lieues de son berceau ; non, la cause en était toute matérielle et produite par une rouille dévorante qui en avait détraqué les ressorts.

Cet accident menaçait de prendre les proportions d’une calamité publique, car le prince était généralissime des armées de terre et de mer et considérait son irrigateur comme la pièce la plus indispensable de son arsenal de bataille. Je n’ai pas besoin de dire que ce n’était pas contre l’ennemi qu’il dirigeait les moyens d’action de la machine, comme jadis le maréchal Lobau ne craignait pas de le faire à la tête d’un bataillon de pompiers ; non, l’usage qu’il en faisait était quotidien, mais tout personnel.

La simple mention de ce fait est le plus bel éloge qu’on puisse faire du courage de Kromluong Vongsa, car chacun sait que le boulet qui siffle sur le champ de bataille aux oreilles d’un homme dépourvu de courage, produit sur son économie troublée l’effet d’une bouteille d’eau de Sedlitz. L’état du prince sur le champ de bataille étant invinciblement et diamétralement opposé, j’en conclus que son courage était indomptable.

A cette époque, l’ambassade française arriva à Bankok, capitale du royaume de Siam. Dès ce moment, le prince n’eut plus qu’une idée : faire réparer son instrument ou s’en procurer un au poids de l’or. Mon ami, homme de précaution, avait un double exemplaire de l’objet de sa convoitise, et se fit un véritable plaisir de combler les vœux du prince, qui put dès lors s’en aller en guerre comme le grand Malbrough.

La reconnaissance de Kromluong était sans bornes ; il fabriquait lui-même pour son nouvel ami des plumes en bois de teck, fort ingénieusement taillées, dont l’une m’a servi à écrire la présente causerie ; le soir, il le reconduisait en palanquin porté par ses esclaves à la case flottante qui lui servait de maison, et il ne le laissa repartir pour la France que sur la promesse formelle qu’il lui rapporterait un jour un vrai chapeau de général ; un vrai, car celui qu’il possédait, et qu’il avait payé comme tel, n’avait jamais eu de si hautes destinées.

A propos de cases flottantes, l’habitation paraîtra peut-être quelque peu mesquine pour loger un secrétaire d’ambassade ; il est certain qu’à Paris on pourrait s’en montrer peu satisfait ; mais à Siam, c’est une autre affaire ; la ville de Bankok, qui renferme environ 600,000 habitants, est composée de cases flottantes et fixées sur le fleuve au moyen de quatre piquets, ce qui permet au propriétaire de remonter ou de descendre le Menam s’il est mécontent de son voisinage. Il est très-peu de maisons, outre les palais, qui soient construites d’une manière plus stable. Cela me fait penser que ces cases qui changent de place si souvent, ces rues que le matin voit naître et le soir évanouir doivent rendre le service de la petite poste très-pénible pour les facteurs du pays.

Kromluong Vongsa est mort au mois de février dernier ; il faut espérer que Bouddha aura fait passer l’âme de ce brave prince dans le corps de quelque éléphant blanc, car, après son chapeau de général, c’est ce qu’il désirait le plus.

Je n’ose croire que le présent de mon ami soit la cause de son trépas, et que cet instrument lénitif soit devenu pour les entrailles du malheureux prince une robe de Nessus brûlante et mortelle.

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