Les causeries du docteur
XXVI
Le docteur Ganne et l’affaire Texier.
La pétition cléricale au sénat. — La mer Morte.
Le docteur Ganne est un rude compère, et il ne fait pas bon, pour les autres médecins, de rôder autour de ses malades ; ils lui appartiennent comme son cheval ou son paletot, il les étreint, il se cramponne à eux, et l’idée de la mort les effraye moins que l’idée d’encourir sa colère.
Il traite ses confrères d’imbéciles, les flanque à la porte quand ils franchissent le seuil du client et désire vivement les tenir par la peau du ventre. J’ose espérer qu’il laisse un certain intervalle de temps entre le dernier repas et l’exécution de cette petite fantaisie ; nul n’a le droit de troubler la digestion d’un médecin.
Je me demande ce que le docteur Ganne peut faire de la peau du ventre de ses confrères. Est-ce une manière de scalper particulière à sa localité ? Leur frotte-t-il un solo de tambour de basque ou un air de grosse caisse sur l’abdomen ?
Bons lecteurs que le procès de la Meilleraye fait frémir, n’allez point supposer que M. Ganne soit le représentant type des mœurs médicales de notre époque. Oh ! non. Nous n’avons pas l’habitude, dans le corps médical, de nous attraper par la peau du ventre pour conserver les malades qui désirent nous quitter. Quand ils veulent fuir, on leur ouvre la porte.
Lorsqu’il s’agit d’une maladie grave, au lieu de faire le moulinet pour écarter les confrères, nous sollicitons avec empressement leur concours, et ils sont invités à partager la responsabilité morale qui surgit quand la question de vie ou de mort se pose.
Lorsqu’un hasard malheureux nous jette au milieu de ces ténébreuses affaires où l’on soupçonne un crime, nous protégeons la victime en écartant les mains que l’on croit coupables, et il suffit pour cela d’un mot, d’un regard. Aussitôt qu’il se croit découvert, l’assassin tremblant détruit ses poisons. Mais nous ne dénonçons personne, pouah ! Nous laissons cette triste mission à qui veut la ramasser. Notre devoir est de donner des soins et non pas d’aller chercher les gendarmes.
Je ne veux pas aller au fond de ce drame. M. Malapert, un savant professeur, à la hauteur de sa mission, a trouvé de l’arsenic. L’empoisonnement me paraît un fait indiscutable ; mais je veux passer auprès du crime sans me demander qui l’a commis. Je veux simplement signaler quelques théories scientifiques, des inepties (le mot n’est point trop fort), qui ont pu faire frémir une cour d’assises, et qui feraient pouffer de rire une réunion de médecins sérieux.
Il faut parfois se méfier des affirmations de la vraie science, quand il s’agit de la vie d’un accusé ; car la vérité d’aujourd’hui peut devenir demain une erreur (et que d’erreurs ont été commises en médecine légale) ! Mais encore faut-il qu’un médecin légiste, dont la tâche est si délicate, n’ignore rien de son métier ; s’il n’est pas suffisamment pénétré des choses qu’il doit savoir, s’il omet certains détails de son rôle, il peut mal à propos prêter à l’accusation un secours terrible contre un innocent. L’expert doit être avant tout l’esclave de son observation ; s’il se passionne pour ou contre l’accusé, ce n’est plus un expert, c’est un accusateur ou un avocat.
Examinons si M. Ganne a rempli toutes les conditions de son emploi. D’abord, une chose me frappe : il assiste Texier dès le début de sa maladie ; pendant plus d’un mois, il laisse défiler le cortége des symptômes de l’empoisonnement sans les reconnaître ; aussitôt que sa perspicacité a mis des lunettes, il dénonce lui-même le crime, et c’est lui qui se trouve chargé de l’autopsie ! Je sais que M. Ganne ne lâche pas facilement ses malades, mais une fois morts, il pourrait en faire le sacrifice.
N’existe-t-il pas une profonde incompatibilité morale entre les différentes phases de son intervention ? et lui, dénonciateur du fait qu’il avait beaucoup trop longtemps méconnu, possédait-il toute l’impartialité nécessaire à l’expert ? Non, il ne la possédait pas, car il a prononcé aux débats cette phrase, étrange dans sa bouche : « N’eussions-nous pas trouvé le poison, que M. Ledain et moi n’en serions pas moins restés convaincus qu’il y avait eu un empoisonnement ! »
Il aurait conclu à l’empoisonnement en l’absence de tout agent toxique, et il assiste pendant six semaines à des phénomènes d’intoxication sans les reconnaître ! Pour un médecin légiste, c’est roide.
M. Ganne demande à tous les échos des déjections du malade, et il se plaint amèrement qu’on lui en refuse. Mais M. Ganne, médecin légiste, ne devrait pas ignorer que, pendant la vie, les poisons sont éliminés d’une manière continue par la voie rénale, et que leur recherche est beaucoup plus facile dans les urines que dans les autres déjections. Il aurait donc dû, le 25 juillet, date de ses premiers soupçons, emporter des urines du malade, les analyser pour savoir s’il y avait poison et quelle était sa nature. Alors le malade, qui n’est mort que quinze jours après, aurait pu être sauvé.
Au lieu de cela, M. Ganne nous dit : « En prévision d’accidents sérieux, je prescrivis des antidotes : de l’eau albuminée, de l’eau de Vichy, du chiendent nitré. » Notez qu’il ne connaît pas la nature du poison ; cela n’y fait rien, il donne des ANTIDOTES, c’est-à-dire de l’eau de Vichy et du chiendent ! O Molière ! du chiendent et de l’eau de Vichy, pour combattre un empoisonnement dont on ignore la cause !
Plus loin, M. Ganne ajoute : « Mais comme par mes antidotes j’aidais la nature à expulser les substances nuisibles. » Est-ce de la candeur ou du toupet ? Laissez-moi admettre que c’est de la candeur.
On croit encore aux antidotes, c’est-à-dire aux contre-poisons à Parthenay. Douce illusion que je respecte chez M. Ganne, envisagé comme magistrat municipal, mais que je déplore chez M. Ganne, médecin légiste. Dans le temps, il est vrai, on croyait volontiers que l’eau fortement albuminée agissait sur le mercure introduit dans l’estomac, — ce qui n’était pas le cas pour Texier ; — que l’hydrate de peroxyde de fer agissait de même sur l’arsenic ; mais seulement lorsque le médecin est appelé immédiatement, au moment de l’accident. Une panade épaisse, ou toute autre substance de nature à englober, en quelque sorte, l’agent toxique, et dont on provoque aussitôt l’expulsion au moyen d’un vomitif, produisent exactement le même résultat : voilà les véritables antidotes sur lesquels on peut compter. L’estomac se trouve débarrassé mécaniquement du poison qui n’est pas absorbé.
Compter sur les ANTIDOTES, dans les empoisonnements lents et lorsque le toxique a pénétré dans la circulation et imprégné l’organisme, c’est par trop candide. Et cependant M. Ganne est un habile homme, car il parvient à trouver du mercure, au moyen de la pile de Smithson, quand le malade a succombé à l’arsenic et n’a point absorbé de mercure !… Il aurait peut-être trouvé de l’arsenic si Texier avait succombé à un empoisonnement mercuriel.
On a légèrement frémi en entendant M. Ganne dire à propos des antidotes : « La première des conditions est de ne pas mêler dans l’estomac des substances susceptibles de nuire aux analyses chimiques. » Autant dire en bon français : périsse le malade, mais sauvons l’autopsie !
Cette monstrueuse doctrine, qu’il prête gratuitement aux médecins légistes, est absolument inepte, et jamais elle n’a pu entrer dans la pensée d’un médecin instruit. La vraie vérité (qu’il ignore peut-être) est que, parmi les médicaments qu’on peut administrer en pareil cas, IL N’EN EST PAS UN SEUL qui puisse gêner l’analyse d’un expert digne de ce nom.
C’était là une niche que M. Ganne faisait à l’émotion de l’auditoire ; il voulait produire de l’effet.
Lorsque M. Ganne affirme que l’albumine agit, en isolant l’arsenic, comme cela a lieu pour le mercure, il émet une théorie de fantaisie, qui lui est toute personnelle et que personne ne lui disputera.
Je m’arrête à regret dans mon examen de la science de M. Ganne, car il ne faut pas abuser des meilleures choses ; mais si jamais je suis empoisonné, je le supplie de ne pas se mêler de mon autopsie.
Il faut bien avouer que le docteur Morin ne s’est pas montré plus fort que son confrère. Mais au moins lui n’était pas dangereux. Il a surtout émis une théorie bien amusante sur la migration du poison dans l’économie, avec stations prolongées dans certains organes comme s’il exécutait un voyage d’agrément.
La conclusion que l’on peut tirer de ces débats, qui sont aujourd’hui terminés, est profondément triste. On frémit de penser que la tête d’un accusé peut tomber, parce que le mandat terrible d’arbitre a été confié à des mains incapables de le remplir.
Est-ce bien possible, mon bon Giraud ! c’est vous le chef de file des deux mille séraphins qui veulent jeter le Sénat sur la Faculté de médecine pour la démolir. Montjoie et Saint-Denis ! quelle fortune ennemie m’oblige à vous traiter en adversaire ?
L’épithète de dénonciateur a fait hérisser votre moustache, et vous murmurez à mon adresse des frou frou de chat en colère. Aussi je m’empresse de retirer cette expression désobligeante. Mais si vous n’étiez pas un ami, je ne me gênerais point pour vous dire : Ah çà, monsieur, vous nous la contez belle ! vous prétendez ne pas dénoncer parce que vous ne prononcez pas les noms des professeurs dont vous citez les ouvrages, dont vous indiquez les cours ! Autant vaudrait nous dire : Je les ai nommés, c’est vrai, mais je n’ai point donné leur adresse, donc je ne les ai point dénoncés. C’est là une subtilité… cléricale au premier chef. J’ajouterais que si le Sénat avait besoin de vous demander les noms et même les adresses, vous ne pourriez avoir la cruauté de les lui refuser, car ce sont là des preuves à l’appui, absolument indispensables pour que la pétition soit prise au sérieux. Mais vous êtes un ami, et je ne vous dirai rien de tout cela.
Une simple observation sur le nombre de vos adhérents : j’ai ouï dire que vos deux mille signatures appartenaient à des pères de famille, alors vous en cachez ; car il paraît que huit à neuf cents prêtres l’ont signée, et vous ne les rangez certainement pas parmi les pères de famille.
Je suis bien convaincu, mon bon Giraud, que vous n’êtes pas homme à jouer une partie avec des dés pipés et des cartes biseautées ; vous éprouverez donc une douloureuse surprise en apprenant que les documents qui servent de base à votre dénonci… non, à votre pétition, sont absolument faux.
Ils seraient vrais que je n’y trouverais pas de quoi faire pendre un homme ; mais comme ils sont faux, vous voilà obligé de chercher autre chose.
En votre qualité de général, vous n’avez pu descendre vous-même aux infimes détails qui sont du domaine des subalternes, vous vous êtes borné probablement au rôle de collecteur. Quand le préfet de police désire savoir ce qui se passe dans une réunion, il n’y va pas lui-même, il s’y fait représenter par des agents qu’on nomme, je ne sais pourquoi, des mouchards, lesquels se faufilent dans les groupes et enregistrent, en général, avec fidélité les faits et gestes des ennemis de l’ordre public.
Vos agents de la police cléricale ont procédé de même, en se faufilant dans les hôpitaux et dans les cours de la Faculté. Seulement ils se distinguent de leurs confrères de la préfecture, en ce qu’ils inventent des faits divers matérialistes, quand le sort trahit leurs oreilles ; la faim sanctifie les moyens. Si vos agents de police ne travaillent pas pour la gloire, ils vous ont volé votre argent ou celui des fidèles.
Ainsi :
Dans votre pétition, vous parlez avec une chaleureuse indignation d’un médecin de la Salpêtrière, qui aurait plaisanté sur les amulettes d’une vieille femme. Eh bien ! mon bon Giraud, l’agent qui vous a conté cette bourde l’a entièrement fabriquée. On vient encore de faire une enquête à la Salpêtrière ; tout le monde a été interrogé, depuis le concierge jusqu’au directeur ; on a même exhumé deux pensionnaires qui vivaient l’an passé. Vous pouvez vous en rapporter à M. Husson, pour faire une enquête, quand il s’agit d’être désagréable aux médecins ; et l’on n’a pu trouver la moindre trace réelle de cet odieux cancan.
Renvoyez votre agent lire l’enquête ; il y trouvera de la main du docteur Moreau (de Tours), médecin de cet établissement, l’apostrophe de Blaise Pascal aux jésuites : MENTIRIS IMPUDENTISSIME ; ce sera sa punition.
Mais vous-même, mon cher Giraud, êtes-vous exempt de blâme, lorsque vous ajoutez dans votre pétition : Et des faits semblables se produisent SOUVENT dans les hopitaux. Qu’en savez-vous ? Si le fait est démontré faux lorsqu’on précise le lieu où il serait arrivé, la logique permet d’admettre qu’il est archifaux quand on l’indique dans les vapeurs du vague. J’ose vous dire, mon bon Giraud, malgré tout le respect que j’ai pour votre aimable caractère et vos fortes convictions, que vous avez ici manqué de la prudence que recommandent les auteurs sacrés dont vous suivez les traces.
Si la police cléricale compte des romanciers, elle compte aussi des faussaires habiles à altérer les textes.
Je lis dans la pétition : « Un autre professeur quelques jours après faisait en ces termes l’apologie de Malthus : « Là où croît l’aisance, s’accroît aussi la sollicitude paternelle en vertu de laquelle on ménage le nombre de ses enfants. »
Autant de faussetés que de mots, et votre estafier mérite au moins quinze jours d’in pace. Il ne s’agit plus de paroles qui s’envolent sans qu’on en puisse retrouver la trace ; le discours a, par hasard, été imprimé, et les écrits restent pour la condamnation des falsificateurs.
1o L’orateur, le docteur Broca, l’éminent savant, n’était pas professeur à l’époque où ce discours a été prononcé ;
2o Ce n’est point à la Faculté, mais à l’Académie de médecine, que ce discours a été prononcé ;
3o Il n’était nullement question de Malthus dans l’affaire, et M. Broca est l’adversaire et non l’apologiste dudit Malthus ;
4o La phrase GUILLEMETÉE dans la pétition (c’est-à-dire qui devrait être rigoureusement copiée) a été fabriquée au moyen de deux membres de phrases tronqués, dont l’un se trouve à la page 11, et l’autre à la page 12 du texte imprimé ;
5o Voici le texte exact du discours.
« Le phénomène qui nous occupe est la conséquence naturelle d’une loi que les économistes ont proclamée, savoir que, dans une population quelque peu serrée, tout ce qui tend à diminuer le nombre des prolétaires tend par cela même à ralentir la natalité. (P. 11.) »
Puis à la page suivante :
« La jeunesse est moins prévoyante que l’âge mûr, et les jeunes maris n’ont pas la prudence (pour employer une expression euphémique) qui porte les hommes plus mûrs, je ne dis pas plus sages, à ménager le nombre de leurs enfants. »
Est-ce clair ? Votre homme est-il bien pris la main dans le sac, et n’a-t-il point attribué à M. Broca, et cela en altérant son texte, une opinion tout à fait contraire de celle qu’il a exprimée ?
Je ne dirai rien de cet autre professeur qui aurait proclamé que la matière est le Dieu des savants. L’enquête du vice-recteur a prouvé que c’était encore un cancan inventé.
Quand on attaque, avec autant de violence que vous le faites, des gens qui ont bec et ongles, il ne faut pas aller à la bataille avec des fusils de carton.
J’espère, mon bon Giraud, que vous allez sans retard prévenir MM. les cardinaux que vous avez été indignement induit en erreur ; car si vous les laissiez s’engager dans une discussion basée sur de pareilles faussetés, vous vous exposeriez à perdre leur confiance et leurs bénédictions.
Passons, si vous le voulez bien, mon cher Giraud, à la partie annexe de votre pétition, et que vous adressez au Sénat par la voie de votre Journal des Villes et Campagnes. Vous déclamez, en citant des phrases, contre les doctrines des professeurs Vulpian et Axenfeld, jeunes savants qui honorent autant la Faculté par leur caractère que par leur science. Vous leur reprochez surtout de dire sous des formes diverses que le cerveau est l’organe producteur de la pensée. Je dois vous confier, mon bon Giraud, qu’il y a de longues années que le fait n’est plus discutable, et si la science venait toute seule aux gens, comme la grâce efficace, vous n’ignoreriez pas cette vérité élémentaire.
Sauriez-vous par hasard, de source certaine et par révélation, que la pensée se forme dans l’intestin grêle ou la rate ? Si vous le savez, ne craignez pas de répandre cette nouvelle doctrine, et la liberté de l’enseignement que vous réclamez est tellement complète, tellement grande, que la Faculté vous accordera, pour peu que vous le désiriez, un amphithéâtre à l’École pratique, pour enseigner ces vérités nouvelles. Seulement, si les élèves ne vous portent pas en triomphe, il ne faudra point trop leur en vouloir.
Vous êtes allé visiter le décapité qui parle, il vous a répondu, donc son cerveau émet la pensée ; vous interrogeriez vainement le reste de son corps, il ne vous répondrait rien du tout.
Allons sérieusement au fond des choses, mon bon Giraud : ce n’est pas la liberté de l’enseignement que vous demandez, car nous la possédons, et chacun a le droit de professer toutes les sottises qui lui passent par la tête, pourvu qu’il respecte le code. Ce que vous rêvez, c’est la faculté de recevoir des bacheliers voués au blanc, des licenciés porte-cierges, des docteurs ad majorem Dei gloriam. Il vous faudrait aussi jeter bas M. Duruy, ce qui serait un très-grand et très-véritable malheur, car il est le seul ministre de l’instruction publique sincèrement libéral et progressiste que nous ayons eu depuis longtemps, et j’espère que vous n’obtiendrez rien de tout cela.
Livrer le haut enseignement au parti clérical serait la ruine de la science en France. Le fait est démontré par les échecs que subissent vos candidats aux concours des écoles spéciales du gouvernement.
L’école de Paris n’est ni athée ni matérialiste, elle est positiviste, elle examine les faits sans se laisser enchaîner par la révélation.
L’école cléricale, pour être conséquente avec ses principes, serait obligée de courber la science sous ses doctrines immuables. Elle enseignerait par exemple :
En anatomie : que la femme est tirée de la côte de l’homme.
En histologie : que l’homme est composé de boue.
En thérapeutique : que l’eau de la Salette guérit tous les maux.
En hygiène : que la crasse et la vermine sont les apanages de la perfection : l’empire appartient aux peuples malpropres.
En botanique : qu’il existe des raisins dont une grappe forme la charge d’un homme.
En histoire naturelle : que la baleine peut avaler un homme d’un seul coup.
En chimie : qu’une femme qui se retourne peut être transformée en sel de cuisine.
En physique : que l’eau peut former des murailles verticales.
En cosmologie : que le soleil tourne autour de la terre, et qu’on peut l’arrêter dans sa course.
En géologie : que les montagnes dansent comme des chèvres, et que les collines sautent comme des béliers, etc., etc.
Ces doctrines sont plus rigoureusement orthodoxes que celles professées à la Faculté ; cependant, si on les exposait aux étudiants, je suis certain qu’ils danseraient comme des chèvres, sauteraient comme des béliers, mugiraient comme la mer en furie, et lanceraient des projectiles comme des volcans en éruption.
En résumé, mon bon Giraud, supposons que la majorité du Sénat accepte comme des vérités les inexactitudes, les balivernes et les cancans contenus dans votre pétition : la prise en considération la fera renvoyer à M. Duruy ; et savez-vous ce qu’il en fera ? Je n’ose pas vous le dire, et cependant c’est le seul service qu’elle aura rendu à l’humanité.
Méditez la fable du serpent et de la lime. La lime, c’est la science lentement forgée par les efforts du génie humain ; le serpent, si vous allez parfois à la messe, vous en rencontrerez au moins un dans les environs du lutrin.
En fouillant dans vos souvenirs bibliques, vous retrouvez en Judée un grand lac triste, morne et immobile, dont les émanations méphitiques éloignent les êtres vivants : c’est le lac Asphaltique, la mer Morte.
Ses flots sombres et lourds laissent passer la brise sans daigner se soulever ; il faut, pour blanchir leur crête, le souffle puissant de la tempête. Ces eaux funèbres n’ont de tressaillements que lorsque les ouragans fouettent la terre de leurs dévastations.
La tradition nous enseigne que la mer Morte, qui a une trentaine de lieues de longueur, a été brusquement créée pour punir les crimes de Sodome et de Gomorrhe. C’est beaucoup d’eau pour laver les souillures de quelques douzaines de crasseux Bédouins, qui n’étaient probablement guère plus coupables que leurs contemporains échappés à l’engloutissement.
Lorsque la science passe auprès de traditions aussi vénérables, elle tire son chapeau, mais elle se permet cependant d’expliquer les choses à sa manière.
L’entourage géologique du bassin de la mer Morte nous démontre très-clairement qu’elle doit son origine à des phénomènes volcaniques analogues à ceux que nous avons signalés dernièrement à propos de Néa Kammeni. Les soulèvements des chaînes montagneuses environnantes ont déterminé une vaste dépression centrale, et le Jourdain, qui selon toute probabilité, s’allait jeter dans la mer Rouge, s’est trouvé arrêté par cet infranchissable barrage et s’est résigné à combler l’immense entonnoir.
On sait que l’eau de l’Océan est plus lourde que celle de nos rivières ; elle porte mieux le nageur qui vient s’y plonger. Sous ce rapport, la mer Morte rend des points à l’Océan ; les baigneurs pourraient y périr asphyxiés par les gaz qui s’en dégagent, mais ils auraient toutes les peines du monde à s’y noyer.
L’empereur Vespasien avait parfois des idées assez originales : il fit jeter un jour dans la mer Morte des prisonniers garrottés ; ils surnagèrent avec un entêtement invincible, et l’excellent prince fut obligé de chercher un autre moyen de s’en débarrasser. La mer Morte semble avoir tant d’horreur pour les vivants, qu’elle les repousse de son sein lorsqu’on les lui jette en pâture.
La densité considérable que je signale tient à une proportion énorme de sels en dissolution ; ce n’est plus de l’eau, c’est de la saumure. Si un jour on exécute, pour les villages arabes engloutis, les recherches faites à Pompéi, cette autre victime des volcans, il se pourrait qu’on rencontre d’antiques Gomorrhéens parfaitement conservés à la manière des anchois.
Il me semble qu’un coureur habile pourrait traverser cette solitude liquide sans trop se mouiller les pieds ; cette tentative mérite d’être encouragée. M. Lartet, qui vient d’adresser à l’Institut le résultat de seize analyses de la mer Morte, a préféré exécuter ses recherches en bateau.
Il peut vous paraître étrange qu’on soit obligé de faire des analyses aussi nombreuses sur un liquide dont la composition semble devoir être la même dans toute la masse. C’est là encore un caractère qui distingue cette mer des autres amas d’eau.
Le liquide pris sur des points et à des profondeurs distinctes a donné, à l’analyse, des résultats différents ; les variations sont parfois considérables. L’eau puisée à une profondeur de 300 mètres est beaucoup plus chargée de sels que l’eau de la surface, et sa densité augmente à mesure que les instruments descendent plus bas pour faire leur prise. Sur les bords, et près de l’embouchure du Jourdain, ou de petites rivières qui viennent se jeter dans le lac, la salure est moins prononcée en raison du mélange avec les eaux douces, et là, on peut observer quelques petits poissons, qui meurent immédiatement quand on les transporte au large.
Les recherches de M. Lartet, complétées dans leur partie analytique par M. Terreil, présentent, en dehors de leur valeur purement scientifique, un intérêt industriel assez notable. Parmi les agents minéralisateurs qui saturent les eaux du lac Asphaltique, on trouve une proportion de potasse qui dépasse, sur certains points, 5 pour 100. L’industrie pourrait donc largement s’approvisionner à cette source inépuisable.
La différence de composition chimique qu’on observe entre les eaux de la mer Morte et celles de l’Océan, prouve qu’il n’existe entre elles aucune communication de nature à expliquer la présence des sels minéralisateurs.
M. Lartet pense que ces sels proviennent d’origines diverses. Ils sont probablement fournis en grande partie par des sources thermales qui s’ouvrent au fond du bassin. Il en existe de nombreuses sur ses bords et qui sont très-chargés de principes minéralisateurs. Le Jourdain fournit aussi son contingent. Enfin, d’après Volney, il existe près du rivage méridional des masses salines intercalées dans des couches de terrains crétacés qui contribuent à renforcer cette saumure.
Il n’est pas tout à fait aussi facile de déterminer les causes qui font que l’Océan contient tant de sel.
FIN.