Les causeries du docteur
XI
Les trichines. — Un gigot immortel.
Pompiers incombustibles.
Face à main. — Nouveau traitement de la diarrhée.
Le dentiste visible nuit et jour.
On dirait que Pandore a cassé le bocal aux épidémies. Le choléra est à peine parti, la variole sévit encore, et déjà les trichines grattent à nos frontières ; sans compter le typhus des bêtes à cornes, qui vient de faire une courte visite au Jardin d’acclimatation.
Les trichines sont à l’ordre du jour, je vais donc vous initier aux mœurs et coutumes de ces redoutables entozoaires.
La trichine (trichina spiralis) est un ver nématoïde, d’un blanc rosé, gros comme un poil de barbe et long de 1 à 2 millimètres, lorsqu’il a atteint tout son développement. Ne souriez pas de la faiblesse de cet ennemi et rappelez-vous le triste sort de Gulliver enchaîné par une armée de Lilliputiens. Les trichines se reproduisent avec une terrible fécondité ; la femelle acquiert en quelques jours ses aptitudes à la reproduction, et donne naissance à la fois à 60 ou 80 petits.
Les nuées d’embryons trichinaires envahissent nos tissus avec une telle rapidité, que Leuckart estimait à quinze millions le nombre de ceux qui étaient contenus dans un morceau de viande de trois livres, qu’il examinait.
Ah ! je vois votre sourire s’effacer. Ce petit être, méprisable comme individu à cause de sa faiblesse, prend les proportions d’un monstre effroyablement horrible, quand il multiplie son individualité par cent millions.
Figurez-vous Prométhée dévoré par cent millions de petits vautours !
L’histoire des trichines est assez moderne ; Hilton, de Londres, est le premier qui les ait entrevus en 1832.
Depuis cette époque, un grand nombre de savants les ont étudiées et maintenant on connaît tout aussi bien leurs habitudes que celles des autres scélérats du règne animal qui vivent à nos dépens de rapine et de carnage.
Les trichines pénètrent dans l’organisme mêlés aux aliments qui les contiennent. Loin de trouver la mort dans l’action des sucs digestifs qui devraient les dissoudre, ils y rencontrent au contraire les éléments de leur développement. Car au moment où ils reçoivent l’hospitalité de l’estomac, ils n’en sont encore qu’à la première phase de leur existence. A peine parvenus dans l’intestin, ils forment deux groupes distincts, et l’étude de ces groupes vous donnera la connaissance exacte de leur mode d’évolution.
Les premiers envahisseurs sont destinés à faire souche et résident dans le tube intestinal. Au bout de quelques jours, leur fécondité donne naissance à une multitude d’embryons, qui forment le second groupe. Ceux-ci, à la faveur de leur volume microscopique, traversent les tuniques de l’intestin, dans lequel ils ne doivent plus revenir, et se répandent dans tout l’organisme. On en trouve dans le cœur, les muscles de l’œil, et surtout dans ceux du tronc et des membres, où on en voit des myriades.
Là leur migration s’arrête, ils se roulent en spirale, peu à peu s’enveloppent d’une petite coque, qu’on appelle kyste, et demeurent immobiles, sans donner naissance à aucune postérité.
Ils sont destinés à périr dans leur immobilité, à moins que la chair qui les renferme ne serve d’aliment à l’homme ou à un autre animal. Alors, sous l’influence de l’incubation de l’estomac, ils achèvent de se développer et deviennent la source de nouvelles générations.
Tel est l’ordre et la marche de l’évolution trichinaire.
Ces entozoaires sont doués d’une résistance vitale très-énergique. Ils supportent sans périr un froid de −13° et résistent également à une chaleur de +75° centigrades. Le fumage et la salaison des viandes qui les recèlent doivent être très-prolongés pour déterminer leur mort.
La résistance des trichines à une haute température mérite de fixer l’attention, car la chaleur des parties centrales d’une grosse pièce rôtie dépasse rarement 40 ou 45° centigrades, limite inférieure à celle que nous venons de fixer comme déterminant la mort de ces entozoaires. Cependant, cette considération est plus théorique que pratique, car dans les relations des faits nombreux qui se rattachent aux épidémies trichinaires, je n’en ai pas rencontré un seul qui ait eu pour point de départ l’ingestion de viandes convenablement cuites.
Il peut vous sembler étrange que jusqu’ici la maladie trichinaire n’ait point encore sévi en France, tandis qu’en Angleterre, et surtout en Allemagne, on en a observé de si nombreuses épidémies. Cela tient à peu près uniquement à la manière dont nos voisins consomment la chair du porc, elle diffère de la nôtre. Les Allemands et les Anglais mangent volontiers du jambon cru, à peine fumé, des saucisses et des cervelas dont la cuisson est à peu près nulle.
En général, en France on y met plus de façons, et on montre une certaine répugnance pour ces procédés culinaires trop sommaires. Le porc n’est accepté sur nos tables qu’après avoir subi un degré de cuisson qui met les trichines hors d’état de nous nuire.
La multiplication prodigieuse de ces entozoaires explique l’extension des épidémies. Un animal malade peut infecter deux cents consommateurs, dont les déjections contiennent des trichines. En Allemagne, les porcs vagabondent dans les villages et ne se montrent pas très-difficiles sur la nature de leurs aliments ; on conçoit fort bien par quels procédés ils peuvent devenir malades à leur tour et comment, de proche en proche, le mal peut s’étendre.
Les deux principaux symptômes de la maladie sont en rapport avec l’évolution des hôtes incommodes qui la déterminent. Dans une première phase, qui correspond à leur migration à travers les tuniques de l’intestin, il survient une diarrhée intense. Dans la seconde phase, le malade est en proie à des douleurs parfois horribles ayant leur siége dans les muscles des membres et du tronc. Ces douleurs sont déterminées par la pénétration et le séjour des trichines au milieu des éléments musculaires.
On ne peut comparer la maladie trichinaire aux épidémies de choléra, de typhus, etc., qui envahissent progressivement de vastes contrées. Ici la cause matérielle et tangible est limitée dans son extension par sa nature, les foyers s’allument spontanément, mais ils s’éteignent aussitôt que la crainte a imposé aux amateurs du petit salé des précautions convenables.
La mortalité est également beaucoup moindre que dans les grandes épidémies que je viens de citer, mais la médecine n’a rien à revendiquer dans cet heureux résultat, car jusqu’à présent on ne connaît aucun moyen d’agir sur les trichines qui ont envahi l’organisme ; lorsque le malade guérit, c’est tout spontanément, et il n’en a d’obligation qu’à lui-même. Son terrain était impropre à la culture des trichines. Cependant la convalescence est toujours fort longue et très-pénible.
Quand il s’agit d’apprécier les résultats funestes d’une maladie développée dans un autre pays, et en dehors de notre observation, il faut se méfier des exagérations. Je ne mentionnerai donc pas les rumeurs vagues qui ont été répandues, mais je vous citerai des chiffres exacts, provenant de quatre des localités envahies par des trichines. Elles ont fourni un ensemble de 362 malades, sur lesquels on compte 58 morts, et 304 guérisons. Ce qui donne une proportion d’environ 1 mort sur 6.
N’oubliez pas pourtant que ces faits malheureux ne doivent faire vibrer chez vous que la corde philanthropique. Vous n’en devez concevoir aucune crainte égoïste. Vous assistez de votre fauteuil au triste spectacle d’un vaisseau battu par la tempête, mais vous êtes à l’abri des flots. Il est encore des frontières du côté de l’Allemagne. Il existe, du reste, un moyen de préservation bien simple, et sans imiter l’horreur des fils de Moïse pour l’ami de saint Antoine, il vous suffira de le faire cuire convenablement pour le mettre à l’abri du soupçon.
Ce procédé est plus simple que celui que recommande Schultz. Ce savant veut qu’on examine la viande de porc au microscope, pour voir si elle ne contient pas de trichines. C’est un bon moyen, seulement il augmenterait un peu le prix d’une saucisse, car un bon microscope coûte environ 1,000 francs.
A ne vous rien celer, je vois cependant poindre un nuage à l’horizon, la foire aux jambons est proche et l’Allemagne va expédier, comme à l’ordinaire, sur notre marché des montagnes de marchandises empruntées à la race porcine.
Est-il bien sûr que les blonds fils de l’Allemagne ne nous apporteront pas quelques trichines dans leurs produits ?
Il y a là une grosse question de salubrité publique, et si l’on me demandait mon avis, je consignerais les jambons allemands à la frontière comme on a consigné les bêtes à cornes de l’Angleterre.
J’ai d’autant moins de confiance dans les envois de l’Allemagne, qu’elle nous a déjà expédié ses oculistes qui jouent le rôle de trichines dans le corps médical.
Il est certaines choses que je voudrais voir à l’abri des progrès de la chimie ; ces choses-là sont les aliments. Que les chimistes épuisent leur génie à trouver une eau qui fasse pousser les cheveux, noircir la barbe et tomber les cors, j’applaudirai de grand cœur quand ils auront réussi ; mais qu’ils s’obstinent à prendre une casserole pour un creuset, à porter leurs savantes mains sur les fourneaux de la cuisine, je prétends qu’ils ont tort, et je repousse avec horreur leur pain fabriqué avec de la sciure de bois, leur vin artificiel et leurs petits fours confectionnés avec des marrons d’Inde, toutes choses qu’ils trouvent délicieuses, nourrissantes et parfaitement hygiéniques, seulement, dont ils ne mangent jamais.
J’ai goûté une fois des légumes conservés par un prodige de chimie ; ces légumes-là résistaient non-seulement aux injures du temps, mais encore aux efforts digestifs de l’estomac le plus vigoureux, de sorte que le consommateur les conserverait à perpétuité, si une indigestion ne l’en débarrassait.
Ces embaumements alimentaires me rappellent un fameux gigot de l’Exposition. En apparence, ce gigot était fait comme un autre ; mais lorsqu’on avait lu son signalement dans certain journal scientifique, on ne pouvait pas douter que cette modeste enveloppe ne cachât d’illustres qualités. Voici le signalement : la merveille des merveilles de l’Exposition universelle, le chef-d’œuvre qui suffirait à en léguer le souvenir aux races futures, est un gigot conservé depuis quinze mois !!
On aurait bien dit quinze siècles, mais l’inventeur, à moins d’être le Juif-Errant en personne, aurait perdu la gloire de cette belle découverte : on se résigna donc à supputer par mois l’antiquité du célèbre gigot, que quarante mille Tantales français et étrangers ont dévoré, hélas ! des yeux seulement, pendant tout le temps qu’il fut exposé à leur convoitise admirative. Enfin, le grand jour de la justice arriva pour lui : une commission fut chargée d’examiner ses titres et droits à l’immortalité.
Cette commission était composée d’un chimiste célèbre, d’un embaumeur illustre, et d’un restaurateur fameux ; trois hommes d’expérience, connaissant tous les inconvénients de la conservation au point de vue de l’acte digestif.
Le chimiste dit au restaurateur :
— Ceci, collègue, rentre exclusivement dans vos attributions, il faut que vous accommodiez de votre mieux ce succulent gigot, que vous en mangiez le plus possible, et que dans deux jours vous nous disiez si nous devons véritablement le placer au-dessus du pré-salé.
— Du tout, du tout, c’est de l’embaumement, dit le restaurateur, en passant le gigot à l’embaumeur, et c’est à vous, collègue, que revient de droit l’honneur de digérer cet immortel produit.
— Mais vous n’y pensez pas, c’est de la chimie pure, et cela rentre dans les attributions de notre collègue le chimiste, qui est bien plus capable que nous d’apprécier l’importance de la découverte et le fumet de la pièce.
— Jamais ! s’écria le chimiste, avec un geste d’horreur.
Chacun des trois commissaires se récusait énergiquement et la discussion menaçait de s’éterniser, ce qui aurait eu de grands inconvénients pour tous, excepté cependant pour le gigot, qui, vu son état, n’avait pas le droit de trouver le temps long. Pour couper court aux débats, il fut convenu qu’il serait mangé par procuration, et le gardien qui le défendait depuis si longtemps contre l’enthousiasme de la foule, fut chargé d’être le Pâris de cette contestation.
Le lendemain, la commission se rendit près de lui pour recevoir la confidence de ses impressions gastronomiques, le gardien n’avait pas paru ; pendant deux jours même absence. Enfin, la commission, qui n’était pas sans inquiétude, peut-être même pas sans remords, se transporta à son domicile. Le malheureux avait mangé une petite tranche du merveilleux gigot, et luttait depuis trois jours et trois nuits contre une insurrection intestinale terrible. Son chien et son chat, qui avaient profité de son indisposition pour ne laisser que le manche, avaient été surpris eux-mêmes subitement par la conservation dont ils s’étaient saturés, et posaient pour l’éternité dans l’attitude classique d’un chien et d’un chat en présence d’un gigot.
La commission enthousiasmée décerna une médaille à l’inventeur, jamais elle n’avait vu un chien, un chat et un manche de gigot si bien conservés.
Le Musée des Sciences dit qu’on a fait dernièrement l’épreuve de vêtements hygiéniques incombustibles, au moyen desquels les pompiers pourront impunément demeurer, pendant un certain temps, au milieu d’un bâtiment incendié, exposés à l’action directe des flammes, saisir à pleines mains et transporter au loin des objets incandescents ou embrasés. Ces vêtements se composent de tissus métalliques, de carton, d’amiante et de drap, rendus incombustibles par le borax, l’alun et le phosphate d’ammoniaque.
Voilà certainement une ingénieuse invention qui donnera à bien des gens le désir d’entrer dans les pompiers. Cependant, pour que cette précieuse découverte soit parfaite, il lui manque deux petites choses que je m’empresse de signaler à l’auteur, bien convaincu qu’il va les imaginer en un tour de main :
1o Il serait bon de joindre à chaque vêtement une paire de poumons incombustibles qui pourraient permettre au pompier de respirer avec facilité dans l’atmosphère de 4 à 500° centigrades des incendies.
2o Il ne serait pas mauvais d’imaginer une solution dans laquelle on tremperait le pompier avant de le vêtir pour le rendre lui-même incombustible, car, sans cette petite précaution, il courrait le risque, au lieu d’être grillé ou rôti, de se trouver cuit à point dans ses vêtements comme une côtelette en papillote. L’invention constitue un progrès évident à ce point de vue ; cependant, si j’étais pompier, je déclare que je le trouverais insuffisant.
— M. Gaimard, l’intrépide voyageur dont la spécialité est de faire le tour du monde, disait, à l’Institut, à mon ami L…, bien connu dans ce temple de la science pour sa verve caustique :
— Je lisais hier dans le journal, qu’on avait trouvé une face-à-main en or, rue Vivienne ; vous qui connaissez tout, dites-moi donc ce que cela peut être ? (En ce moment, passait M. X…, membre de l’Institut, qui jouit de l’antipathie de tous ceux qui ne le connaissent pas, et de la malveillance de tous ceux qui le connaissent.)
— Comment ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une face-à-main ?
— Ma foi, non !
(Désignant M. X…) — Tenez, en voilà une qui passe.
M. Velpeau avait dans son service un pauvre diable atteint d’une tumeur blanche suppurée de l’articulation du genou, qui était pour ce malade la cause d’une diarrhée incoercible. Le membre était perdu, l’amputation fut pratiquée, et en raison de l’axiome sublata causa, etc., l’intestin revint à de meilleurs sentiments et se reposa de ses fatigues passées.
Quelques jours après l’opération, l’éminent chirurgien, en montrant le malade aux élèves qui le suivaient, leur dit avec cette bonhomie narquoise qui le caractérise :
— Voyez, messieurs, comme l’amputation d’un membre coupe net une vieille diarrhée.
Un médecin étranger débarqué de la veille, recueillait religieusement chaque parole du professeur, et fut frappé de ce beau résultat. Après la visite, il s’approcha de M. Velpeau et lui dit avec un sérieux tout britannique :
— Monsieur, j’ai dans mon pays un malade atteint depuis quinze mois d’une diarrhée qui l’épuise ; j’ai inutilement employé bien des moyens pour l’en débarrasser, si je lui coupais un membre ?
En allant il y a quelques jours à Belleville, je remarquai, en passant, une enseigne de dentiste où l’on peut lire, au milieu de choses non moins utiles que judicieusement écrites, les deux renseignements suivants :
FAIT LES OPÉRATIONS ABANDONNÉES.
EST VISIBLE JOUR ET NUIT.
Les opérations abandonnées ! l’indication est un peu vague ; abandonnées !… est-ce que par hasard il y aurait des praticiens trop chargés d’opérations et capables de se conduire à leur égard comme le propriétaire d’un caniche qu’on abandonne sur la voie publique pour ne pas payer la taxe ? Cette enseigne ne me laisse plus le moindre doute à cet égard. Il doit y en avoir.
Mais alors, ce brave dentiste serait donc le saint Vincent de Paul des opérations abandonnées ; son cabinet, une espèce de bureau des objets perdus, un vestiaire comme pour les cannes et parapluies, où chacun aurait le droit de déposer les opérations sans feu ni lieu, rencontrées dans la rue en état de vagabondage. Ah ! c’est très-beau de sa part un pareil dévouement, et je ne sais pas si l’humanité n’est pas obligée d’offrir des remercîments (et quelque chose avec) à ce philanthrope
VISIBLE JOUR ET NUIT.
Jour et nuit, c’est encore un avantage qu’il possède sur le soleil, généralement invisible pendant la nuit, et même, hélas ! parfois pendant le jour.
Cette rédaction laisse quelque chose à désirer. Où et comment peut-on voir ce monsieur la nuit ? Dort-il (ou ne dort-il pas) sur le balcon de sa fenêtre, de manière à ce que tout le monde puisse en jouir ? Le public est-il admis à circuler autour de son lit, comme jadis la chose se pratiqua pour Louis XIV ? (Dans ce cas, je pense qu’il couche seul.)
Je serais enchanté de savoir au juste de quelle manière il est visible ; car moi, vous, le premier venu, dans une nuit d’insomnie, pouvons éprouver le désir bien naturel d’attendre l’aurore en causant avec quelqu’un, et, pour mon compte, je suis disposé à lui accorder la préférence, car un homme qui a des idées si remarquables doit avoir une conversation bien amusante.