Les causeries du docteur
XII
Le hanneton considéré comme animal de trait.
Élections académiques. — La chaîne pendante. — L’acide phénique.
M. Bouley. — Les eaux de la Salette.
L’habit de Vauquelin.
L’homme est, en vérité, une singulière créature ; il se met l’esprit à l’envers pour trouver les moyens de produire de la force ; il met à contribution la vapeur, les moteurs hydrauliques, une foule d’engins coûteux et compliqués, et il laisse improductives, il gaspille en les dédaignant, les forces que la nature a placées sous sa main distraite. Demandez plutôt à M. Plateau, qui vient de communiquer à l’Institut un mémoire sur la force musculaire des insectes. Je copie fidèlement l’une de ses conclusions :
« Ainsi, tandis que le cheval de gros trait n’est capable d’exercer pendant quelques instants qu’un effort de traction équivalant aux deux tiers environ de son propre poids, j’ai trouvé que le hanneton commun peut tirer avec une force égale à quatorze fois son poids, et que cette force est considérablement dépassée encore par d’autres coléoptères ; le plus vigoureux parmi tous ceux que j’ai essayés est la donacia nympheæ, qui fait équilibre par sa traction à quarante-deux fois son poids. »
Je trouve que M. Plateau est incomplet. Son génie fatigué s’arrête aux portes de la terre promise. Il nous indique une puissance jusqu’ici méconnue, mais il paraît avoir besoin de souffler un peu avant de nous en signaler les applications pratiques.
Sa comparaison des forces du cheval et du hanneton laisse entrevoir cependant le fond de sa pensée sardonique. C’est un amer sarcasme contre l’humanité. Il semble dire : le cheval produit passagèrement une force égale aux deux tiers de son poids, l’énergie du hanneton lui fait déplacer quatorze fois sa pesanteur ; et pourtant l’homme préfère le cheval au hanneton ; quel est le moins intelligent des trois ?
Il a raison, M. Plateau : l’heure de la réhabilitation a sonné pour ce coléoptère ; on doit lui accorder la place qu’il mérite d’occuper dans l’échelle des puissances. J’ouvre la route à ses applications :
Un hanneton bien constitué, sans vices rédhibitoires, pèse environ 10 grammes ; il peut traîner un poids de 140 grammes. Il suffirait donc d’un attelage de 55,714 hannetons pour faire marcher une de ces lourdes guimbardes à traîner la pierre de taille, qui ébranlent nos maisons sur leur passage, et dont la charge est estimée à cinq mille kilogrammes. Il faudrait peut-être ajouter quelques bêtes de renfort les jours de pluie, à cause du macadam ; mais c’est là un détail de peu d’importance.
Ah ! ce serait un spectacle touchant que l’émulation des coléoptères, quittant leur vie vagabonde pour apporter leur pierre à l’édifice social. Le hanneton serait moralisé par le travail.
Ce lamellicorne à l’état de nature est vorace, libidineux, étourdi, destructeur ; il ronge la feuille après avoir dévoré la racine. Mais, au fond, il a peut-être encore de bons sentiments, qui n’attendent pour naître que le zèle d’un convertisseur.
Au lieu de ravager les cultures, il viendrait s’asseoir au foyer de la civilisation, et le cheval pourrait être définitivement et exclusivement réservé pour les usages culinaires.
En vérité, je vous le dis, il y a là une grande, une noble pensée.
Cependant, si M. Ducoux adoptait ce mode d’attelage pour ses voitures, je me réserverais de ne jamais les prendre à l’heure. A moins que les hannetons ne déployassent leurs ailes, comme les blanches colombes qui traînaient jadis la conque de Vénus.
Il existe encore un autre insecte, un aptère de l’ordre des suceurs, bien jambé aux jarrets solides, que le vulgaire connaît sous le nom de puce. Il serait possible d’utiliser sa puissance musculaire ; mais cet insecte remplit ici-bas une mission spéciale, et il ne faut pas toucher aux décrets de la Providence.
Aujourd’hui la physionomie de l’Institut est un peu plus animée que de coutume ; il s’agit de l’élection, fort disputée, d’un membre dans la section d’anatomie et de zoologie. Deux candidats sont en présence, MM. Ch. Robin et Lacaze-Duthiers. On se parle bas, les tenants des compétiteurs donnent leur dernier coup d’épaule, le moment est solennel, les urnes vont circuler.
Il faut bien le dire, il s’agit moins des titres des candidats que des compagnies savantes qu’ils représentent. M. Ch. Robin appartient à la Faculté de médecine, et M. Lacaze au Jardin des Plantes. Il s’agit de savoir si le Jardin des Plantes va dévorer la Faculté.
Les titres scientifiques de M. Ch. Robin sont considérables, et on en trouverait aussi facilement le catalogue en Allemagne et en Angleterre qu’à Paris, car ses travaux sont devenus européens. Malgré des titres très-recommandables, M. Lacaze-Duthiers lui est donc inférieur sous ce rapport. Mais les professeurs du Muséum, qui siégent à l’Institut, sont plus nombreux que ceux de la Faculté, ils marchent comme un seul homme et soutiennent vigoureusement leur candidat.
Il faut du reste le reconnaître à la louange de ces savants : aussitôt que l’intérêt du Muséum est en jeu, aussitôt qu’un danger menace leurs priviléges, bien qu’ils n’aient pas une vive tendresse les uns pour les autres, ils se groupent et forment un bataillon carré qu’on ne peut entamer. A la Faculté, il n’en est pas de même : au moment du danger, chacun tire de son côté en riant du mal de son voisin, sans songer que le mal de l’un est le mal de tous.
Le comité secret qui a eu lieu la semaine dernière a été fort agité. M. de Quatrefages (du Muséum) a mis en avant cette singulière raison contre M. Robin, qu’il ne fallait pas laisser envahir la section de zoologie par l’élément médical. M. Rayer lui a fait une très-vigoureuse réponse. J’ai trop rarement l’occasion d’être agréable à M. Rayer (qui m’exècre, et auquel je le rends bien) pour ne pas saisir au passage cette circonstance de le féliciter.
M. de Quatrefages a risqué un autre argument qui n’a pas obtenu un succès d’enthousiasme : — M. Robin, dit-il, est encore jeune, laissez passer M. Lacaze, et la première vacance lui reviendra de droit. Tout porte à croire qu’il n’attendra pas longtemps. M. Milne Edwards est d’une mauvaise santé (M. Milne Edwards pâlit visiblement et jette à l’orateur un regard de travers) ; la section possède plusieurs septuagénaires, et dans l’ordre naturel des choses, un nouveau deuil ne saurait tarder à nous affliger.
— Ah ça ! mais il nous tâte le pouls, s’est écrié un peu en colère, M. Serres, l’un des doyens.
Le fait est que M. de Quatrefages, vendait la peau… de ses collègues.
Les urnes ont circulé, le destin va parler, des nuages passent alternativement sur le front du Muséum et de la Faculté, selon les alternatives qui naissent du dépouillement des votes. Tout est dit, M. Ch. Robin est nommé par 34 voix contre 21 données à M. Lacaze. C’est un très-beau succès.
Vous avez sans doute remarqué sur la Seine, au-dessous du Pont-Neuf, une grande machine à palettes, montée sur deux longs bateaux ? Elle se pose comme une charade dont les passants cherchent en vain le mot.
N’allez pas prendre cet engin pour une des persiennes du boudoir des nymphes de la Seine. C’est un moteur d’une grande puissance, qui porte le nom de chaîne hydraulique pendante. Les palettes montées sur une chaîne sont mises en action par le courant de la rivière et transmettent le mouvement à un arbre de couche. La puissance déployée peut être utilisée à élever des masses d’eau destinées à l’irrigation des cultures et à d’autres usages.
Les ingénieurs s’accordent à prédire un grand avenir à cette innovation. Mais l’auteur devrait bien faire travailler sa machine d’une manière utile pour en démontrer la puissance. Il suffirait pour cela d’établir une chute d’eau empruntée à la Seine et élevée à quelques mètres de hauteur, au moyen de corps de pompe d’une force convenable.
Dans ces derniers temps, les applications de l’acide phénique sont devenues tellement nombreuses, que la médecine, l’hygiène, l’histoire naturelle, l’agriculture et même l’économie domestique, sont devenues ses tributaires.
Je crains même qu’il ne devienne un peu trop à la mode et qu’on en fasse un cheval à toute bride. Nonobstant, M. le docteur Lemaire vient de publier sur ce puissant désinfectant un volume ayant pour titre : De l’acide phénique, où se trouve indépendamment des travaux personnels de l’auteur, tout ce qui a été publié d’important sur ce sujet. C’est un bon livre, qui sera surtout utile aux gens qui ont quelque émanation désagréable à dissimuler.
Oh ! tyrannie de l’amitié ! moi qui voudrais pouvoir allonger les jours de cinq ou six heures, j’ai été forcé de lire les 745 pages de cette monographie d’un auteur que je ne connais pas, et cela parce que j’ai le malheur d’être l’ami de l’un de ses amis. Mais, au fond, je n’en suis pas absolument fâché. J’y ai trouvé des choses très-intéressantes.
L’échauffourée épizootique du Jardin d’acclimatation est entièrement éteinte ; on l’a arrêtée par le sacrifice de 43 bêtes malades représentant une valeur de 16 à 18,000 fr. Aucun cas nouveau ne s’est manifesté.
Ce résultat est magnifique si on le compare aux désastres causés en Angleterre par ce typhus, qui a déjà fait périr plus de 70,000 bêtes, représentant une valeur de 5 à 600 millions de francs. Ce sont deux gazelles importées de Londres, qui ont introduit chez nous le typhus, ce qui prouve que l’affection n’est nullement spéciale aux grands ruminants comme on le croyait. En outre, des pécaris en ont été atteints au jardin zoologique.
C’est à M. H. Bouley que la France doit son immunité. Envoyé par le gouvernement en Angleterre pour étudier le fléau, les mesures prohibitives qui nous ont préservés sont dues à son initiative, et si les Anglais avaient suivi ses conseils, ils ne subiraient pas les conséquences de cette terrible épizootie dont on ne peut prévoir le terme. Les distinctions dont le savant professeur vient d’être l’objet peuvent donc être considérées comme une récompense nationale.
M. H. Bouley est le plus brillant représentant de la médecine vétérinaire de notre pays, et l’un des orateurs les plus écoutés de l’Académie de médecine, dont il est membre. Il possède le rare talent d’assaisonner les choses ennuyeuses d’assez d’esprit pour les rendre agréables et de traiter sous une forme légère les sujets graves, sans leur rien faire perdre de leur importance. Ses discours présentent un singulier mélange de pensées élevées et d’idées familières ; il rompt parfois avec les traditions académiques pour donner à son argumentation la forme d’une causerie où le mot trivial éclate sans choquer personne. Intelligence vigoureuse dans un corps robuste, M. H. Bouley ressemble plus à un officier de cavalerie qu’à un paisible professeur ; la tête haute, l’œil hardi, sa figure ouverte et sympathique, exprime la bonhomie additionnée de beaucoup d’esprit gaulois.
Dans une de mes causeries, j’ai commis un oubli, mea culpa ! en parlant des naïades minérales, je n’ai point mentionné les eaux… de la Salette. J’en suis bien puni ; mes nuits sont troublées par le lugubre cortége des infortunés qui sont morts sur le bord de la source en attendant la santé. Il y en a tant, que la procession n’en finit pas, et cette nuit, le dernier, avant de fermer la porte d’ivoire des songes, m’a dit, comme au bas d’un feuilleton : la suite à demain. Cette naïade est par trop funèbre, je m’empresse de régler mon compte avec elle pour m’en débarrasser.
Connaissez-vous l’eau de la Salette ?
Je vous vois sourire ! ah ! lecteur, c’est mal ; voilà un sourire qui sent le fagot ; si M. Veuillot passait près de vous en ce moment, il prendrait de votre personne une triste opinion ; est-ce que vous auriez le malheur d’être incrédule ? Auriez-vous, par hasard, des doutes touchant la valeur thérapeutique de certaines défroques retrouvées miraculeusement dans quelques ventes après décès ? N’auriez-vous pas une foi aveugle dans les bagues de saint Hubert, comme moyen de prévenir, et surtout de guérir la rage ? Est-ce que vous n’auriez pas une confiance absolue dans les vertus thérapeutiques de l’eau de la Salette, comme remède infaillible contre toute espèce d’affection médicale ou chirurgicale ? Ce serait imiter saint Thomas seulement par son mauvais côté. — Vous m’objectez que vous n’avez jamais vu les malades guéris par ce moyen : mais c’est une raison de plus pour y croire ; ces choses prodigieuses ne peuvent pas être appréciées par notre stupide raison comme les vulgaires résultats de la médecine ordinaire, et la démonstration scientifique serait complétement déplacée dans cette question.
Une eau qui n’a pas besoin de l’approbation de l’Académie, qui n’a même pas besoin d’être filtrée pour produire des guérisons comme on n’en voit pas ! Une eau qui fait disparaître non-seulement les infirmités physiques, mais encore les infirmités morales. Ce malheureux pays était à dix lieues à la ronde, — affirme un journal religieux, — l’école d’application du bagne et de l’échafaud, et complétement peuplé par des gredins farouches, impies, avides et paresseux ; il est maintenant le séjour de vertueux montagnards, dont le plus criminel est digne du prix Montyon.
Je dois dire que je décline complétement la responsabilité de cette appréciation ; les gens du pays seront peut-être médiocrement flattés d’être considérés comme des gredins ayant fait peau neuve ; s’ils prennent mal la chose, je les renverrai à qui de droit.
Mais ce n’est pas tout, la nature, comme si elle avait en horreur de nourrir de pareils scélérats, avait répandu partout une sinistre aridité : point de végétation, rien que des rochers sauvages, et quelques ronces destinées par la Providence à arrêter l’imprudent voyageur qui aurait eu l’audace de pénétrer dans ce drame de l’Ambigu. Aux moins coupables, cependant, la terre accordait de temps en temps quelques poignées de sarrasin et quelques vitelottes ; quant aux autres, ils n’eurent jamais la consolation de récolter une seule pomme de terre, même malade.
Depuis dix ans, depuis que l’eau de la Salette a acquis ses propriétés médicales, tout est changé dans le pays ; les noirs rochers se sont couverts de fleurs, les ronces n’ont plus d’épines et les moissons jaunissantes tombent deux fois par an sous la faucille du laboureur devenu vertueux ; enfin, l’âge d’or et son printemps perpétuel n’est plus une fiction de l’antiquité ; les troupeaux paissent sans crainte l’herbe tendre, le loup est devenu un mythe, et si dans quelque coin désert on rencontrait ce brigand au poil fauve, je suis sûr qu’il donnerait la patte.
Comme il n’y a plus de merveilles à accomplir dans les environs, nous avons le légitime espoir que, de proche en proche, l’âge d’or arrivera jusqu’à nous et que la France tout entière en jouira quelque jour.
Dites-moi un peu si les vulgaires naïades des eaux minérales sont capables d’en faire autant ! Cherchez dans la matière médicale un agent thérapeutique d’une efficacité aussi variée, aussi universelle ! Une eau qui guérit tout, même à distance, comme les somnambules ; qui vous blanchit la conscience d’un coquin comme un simple mouchoir de poche, qui fait pousser les arbres à dix lieues à la ronde comme l’eau de Lob n’a jamais fait pousser les cheveux ; qui n’a pas encore fait de centenaire uniquement parce que le temps lui a manqué. Ajoutez à ces propriétés merveilleuses les humbles vertus domestiques de l’eau la plus vulgaire. Elle dissout parfaitement le savon, fait pousser des carottes d’une qualité supérieure, enfin, remplit modestement et sans rougir, la marmite qui bout au coin du feu, et l’abreuvoir des ânes.
On dit, il est vrai, que l’eau de la Salette n’est absolument que de l’eau claire, et que les chimistes (probablement désœuvrés) qui en ont fait l’analyse n’ont rencontré dedans aucun sel minéralisateur. Mais cela est vrai, parfaitement vrai ; il ne doit pas en être autrement : que les eaux de Vichy, de Spa ou d’ailleurs guérissent des maladies, qu’y a-t-il là d’étonnant ? La nature a mis dans l’eau de ces sources des médicaments, il faut bien que ces médicaments guérissent quelque chose. Mais guérir toutes les maladies avec… rien du tout, voilà l’étonnant, voilà le merveilleux de l’affaire. Je dis rien du tout, j’ai peut-être tort, car enfin il est possible qu’il y ait quelque chose ; seulement, ce serait une de ces choses surnaturelles qui échappent à l’examen de tous les sens, à tous les moyens d’investigation.
Ah ! par exemple, ce qui est visible, ce qui est palpable, c’est le résultat qu’on obtient avec cette eau merveilleuse ; vous pensez peut-être que je veux parler des guérisons ? Du tout, les guérisons sont rangées dans les accessoires ; le grand, le vrai résultat est enfermé dans de larges sacoches ventrues, dans de grands coffres bardés de fer dont je vous souhaite la maladie.
Cette source est une Californie, elle roule plus d’or dans ses eaux candides que le Pactole et le Sacramento ; il faut avouer aussi qu’on ne rencontre pas là de ces causes terrestres et ruineuses qui enlèvent tous les bénéfices d’une affaire. Là point n’est besoin de ces grandes affiches qui portent l’estampille du timbre, point de ces réclames coûteuses dont il faut couvrir les grands journaux. Tout se fait sous le manteau ; la réclame est mystérieuse, elle se glisse partout les yeux baissés, la face béate, le pas discret, la bouteille à la main, et on enlève les indécis ou les gens difficiles à convaincre, en fabriquant quelque guérison encore plus surnaturelle que les autres ; après tout quel mal y a-t-il à cela ? Pensez-vous que les gens qu’on dit avoir guéris s’en portent plus mal, surtout s’ils sont morts ?
Un jour, une angoisse mortelle fait battre le cœur de ces dignes marchands de santé. Ils ont pu craindre un instant l’épuisement de la source, par suite de l’expédition toujours croissante en France et à l’étranger ; mais on a bientôt compris qu’un pareil accident ne pourrait avoir aucune action fâcheuse sur… la caisse, l’eau de la Seine étant suffisamment abondante pour remplir toutes les bouteilles et abreuver les innocents de l’univers entier. De sorte que maintenant on s’en moque comme d’une approbation de l’Académie. Ce dédain des approbations académiques constitue encore une supériorité sur les vulgaires naïades minérales, auxquelles il est interdit, sous des peines sévères, de guérir même un simple rhume de cerveau, avant de s’être munies de ladite approbation.
Si quelque abominable voltairien dénonçait à la justice ces bienfaiteurs de l’humanité comme exerçant illégalement la médecine et comme trompant sur la nature de leur marchandise, cela ne servirait qu’à faire éclater la puissance de leur médicament, et voici comment : Je suppose qu’un juge rigoureux et mal initié aux prodiges de la thérapeutique surnaturelle les condamne à la prison, pensez-vous qu’il leur soit plus difficile d’en sortir que de faire revenir un mort ? Moi, je ne le pense pas ; je suis même bien certain que lorsqu’on fait des petits miracles pour autrui, on en peut faire de grands pour soi-même, et qu’un beau matin, on verrait les portes de la prison s’ouvrir toutes seules, et mes gaillards reprendre tranquillement le chemin de leur boutique.
N’oubliez donc jamais les mille indications que l’eau de la Salette peut remplir ; aucun médicament ne présente plus de facilités dans l’application intus et extra ; elle prête à tout : seulement, vu son origine, je crois qu’il ne serait pas convenable de l’employer à l’intérieur autrement que par en haut.
Parfois les héritiers d’un grand homme conservent avec un respect religieux les insignes qui rappellent la gloire du défunt ; parfois aussi, la famille met la gloire sur l’inventaire de la succession, et tire le meilleur parti possible des reliques qui la représentent.
Un jour, on vendit la garde-robe de Vauquelin ; parmi une foule de vêtements dépourvus de caractère officiel, et qui auraient pu, sans se déchirer d’indignation, couvrir les épaules d’un cuistre, il y avait un habit bien digne d’être conservé de génération en génération dans le trésor de la famille, comme les descendants de Bayard se sont transmis sa cuirasse, les héritiers de Dagobert sa culotte, comme les admirateurs du docteur Bouriquet se transmettront ses fameuses bottes. C’était l’habit brodé de membre de l’Institut qu’avait porté l’illustre savant. Les teignes elles-mêmes avaient respecté cette vénérable dépouille, que les marchands d’habits allaient se disputer.
Si vous voulez savoir ce que devient parfois la défroque des immortels tombée entre les mains des Auvergnats, demandez-le à M. Pingard, le chef des bureaux de l’Institut. Il vous dira qu’un jour en allant à sa campagne de Bougival, il a rencontré un habit à palmes vertes, non pas sur le dos d’un charlatan, ce qui n’aurait rien de merveilleux, car cela s’est vu et se verra probablement encore, mais bien sur le dos d’un simple escamoteur qui avalait des sabres en plein vent aux grands applaudissements des Bougivaliens enthousiastes. M. Pingard, ne consultant que son courage, et sans autres armes que son parapluie, allait se précipiter sur l’avaleur de sabres, lorsqu’un gendarme le déroba à sa légitime indignation. L’habit de l’escamoteur avait peut-être appartenu à l’illustre Cuvier.
Parmi les amateurs qui assistaient à la vente de Vauquelin, se trouvait M. Bou…, chimiste aussi savant que modeste, aussi laborieux que débraillé, toujours souriant, toujours satisfait, et qui cache sous ses cheveux mal peignés une mine inépuisable de connaissances solides, bien qu’un peu en désordre. Il vit avec horreur la profanation qui allait s’accomplir. — Quoi ! dit-il, je verrais cette vieille relique tomber entre les mains des barbares ? entre des mains qui n’ont jamais chargé une cornue, luté un appareil, brasqué un creuset ! Elle deviendrait l’enseigne d’un marchand d’habits, comme jadis le manteau de pair du maréchal Moncey ? Jamais ! On verra l’oxygène refuser de se combiner avec les métaux de la première section, on entendra mon collègue X… faire un discours raisonnable à l’Académie, avant qu’un pareil sacrilége s’accomplisse en ma présence. Par l’alambic de Paracelse, j’aurai cet habit, dût-il me coûter les yeux de la tête.
Il n’en eut pas le démenti, et la glorieuse défroque de Vauquelin lui fut adjugée pour la modeste somme de 18 fr. 50 c.
Aussitôt rentré chez lui, M. Bou… s’empressa d’endosser l’habit, qui décrivit autour de son torse de gracieux méandres. Les manches étaient trop courtes, la taille trop longue, le collet trop haut ; enfin, il trouva que cela lui allait comme un gant, car c’est ainsi que toujours notre savant s’habille.
M. Bou… a pendu l’habit de Vauquelin dans un placard secret de son laboratoire, et lorsqu’il se sent près de trébucher contre un des grands problèmes de la chimie transcendante, il endosse la relique sacrée, et, sous l’inspiration du génie qui l’habita jadis, il se joue des difficultés les plus inextricables ; s’il n’a pas encore découvert la pierre philosophale, c’est uniquement pour ne pas humilier la Californie.
Cette bonne action porte avec elle sa récompense. Notre chimiste sera certainement un jour membre de l’Institut, car c’est à peu près la seule place scientifique qu’il lui reste à envier, et le culte des vieux souvenirs lui aura fait économiser cent écus de broderies.