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Les causeries du docteur

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II

Le choléra.
Un candidat perdu. Récompense honnête.

L’épidémie nous quitte définitivement, et la preuve, c’est que vous commencez à ne plus tirer votre chapeau aux médecins que vous rencontrez. Vous étiez si polis pour eux il y a quelques jours ! Dans un mois, vous direz qu’ils n’ont fait que leur devoir, et à la fin de l’année, quand les premières neiges seront tombées sur cette reconnaissance, vous serez peut-être convaincus qu’ils auraient pu faire davantage. Mais soyez tranquilles, les médecins ne s’en fâcheront pas, ils y sont habitués.

Le chiffre total des cholériques, pour la ville et les hôpitaux, n’était que de 33 le 9 novembre. Cependant, pour l’instant, ne célébrez votre joie qu’avec une sage réserve, ne festoyez pas trop le départ du monstre. Ne vous rattrapez pas des austérités de la peur par des libations, des goinfreries ou des hymnes enthousiastes à Vénus ; il écoute peut-être à la porte, et il pourrait, comme la main mystérieuse du festin de Balthazar, déposer, de son doigt glacé, sa carte de visite sur la muraille. Méfiez-vous surtout du thé au rhum si vanté. J’ai vu des gens qui, perfectionnant progressivement ce conseil hygiénique, finissaient par mettre un peu de thé dans beaucoup de rhum, et, au moyen de ce régime, ils arrivaient au choléra par le chemin de traverse qui a été suivi par tant de fervents buveurs.

Cependant notre sécurité présente ne nous enlève rien de nos craintes pour l’avenir. La conférence sanitaire internationale, dont l’heureuse idée appartient à la France, pourra bien barrer la route de mer au fléau, mais il lui sera bien difficile de lui interdire la route de terre, qui lui est la plus habituelle, si on ne s’écarte pas des errements suivis jusqu’ici. Le point qu’il faudrait d’abord établir est le mode de propagation et de transmission de la maladie ; sans cela, toute tentative préventive sera frappée d’avance de stérilité.

Dans les épidémies précédentes, le mode de propagation était resté fort obscur. Le fléau suivait surtout la voie de terre ; de larges zones se trouvaient successivement envahies comme par une large tache d’huile sans interruption dans sa continuité. L’épidémie actuelle a au moins l’avantage de nous révéler nettement son mode de propagation. En raison de la rapidité des communications, elle a procédé par bonds, en franchissant de larges espaces et en respectant des points intermédiaires. A Valence (en Espagne), à Marseille, à Paris, le fléau a été importé par des malades provenant des foyers infectés. La transmission par l’homme est donc incontestablement établie.

Maintenant, si on examine le mécanisme intime de sa progression dans un milieu où le germe est déposé, on tombe dans le conflit des opinions contradictoires, qui ont pour base la contagion et la non-contagion. Je crois que cette divergence tient à ce qu’on a envisagé jusqu’ici la contagion dans un sens trop restreint ; on la renferme dans des limites trop circonscrites, et, pour moi, cela s’applique non-seulement au choléra, mais encore à toutes les épidémies. On admet la nécessité du contact plus ou moins intime du malade, avec celui qui doit le devenir. C’est là une erreur que j’ai longtemps partagée et dont l’épidémie actuelle m’a prouvé l’évidence.

La contagion par contact est l’exception, la contagion par rayonnement est la règle et domine toute la question : c’est ce que je vais démontrer.

A Valence un étranger arrivant d’Alexandrie vient se loger rue de Jurados. Il succombe à une attaque foudroyante, des gens de la maison sont atteints, et l’épidémie se manifeste immédiatement dans les rues voisines, dont les habitants n’avaient certainement eu aucun contact avec l’étranger. A Marseille, un pèlerin arabe, Ben Kadour, arrivant d’Égypte, débarque du Saïd et meurt quelques heures après dans une batterie isolée du port. L’épidémie envahit les rues avoisinantes. A Paris, le phénomène se présente dans des conditions encore plus claires. Une femme de Marseille qui fuyait le choléra arrive à la Chapelle, tombe malade et meurt à Lariboisière. Le lendemain deux hommes, couchés dans un pavillon du service de chirurgie, succombent du choléra dans cet hôpital.

Il n’y a eu dans ce cas aucun contact possible, car le service de chaque pavillon est fait par un personnel spécial. De là, la maladie se déclare à Montmartre et à Batignolles. Il est bien difficile de voir dans ces faits autre chose que de la contagion à distance.

Voici comment je l’explique. Le miasme cholérique rayonne autour de chaque malade dans une étendue encore indéterminée, mais qui doit être en rapport avec la gravité du cas. Si dans sa sphère d’action l’effluve morbide rencontre un sujet prédisposé (et tout le monde n’est pas doué d’une réceptivité égale), un nouveau cas se déclare, qui devient lui-même le centre d’un nouveau rayonnement. Les foyers se multiplient par le même mécanisme et forment bientôt un réseau qui enveloppe un quartier, une ville.

Mon ami H. Bouley, le savant professeur d’Alfort, à qui je communiquais mes idées, m’a cité une observation qui les confirme entièrement. Envoyé en Angleterre pour étudier le typhus des bêtes à cornes, il a vu un magnifique troupeau parfaitement séquestré subir l’infection simplement sous l’influence du passage d’un groupe de bêtes malades, sur une route située à une certaine distance. Il est impossible d’interpréter ce fait autrement que par le rayonnement du miasme contagieux.

Si, comme je l’ai proposé, on avait pointé tous les jours sur un nouveau plan de Paris le domicile de chaque cholérique depuis le commencement de l’épidémie, on aurait pu, par la comparaison de cette série de plans, saisir dans bien des cas l’étendue du rayonnement, et constater aussi exactement que possible la migration du fléau à travers les arrondissements et les foyers où il s’est concentré.

Je passe sous silence d’autres résultats importants, qui auraient surgi de ce mode d’investigation, tels que la durée de la période d’incubation, l’époque de la maladie où le rayonnement est le plus redoutable, etc., pour ne m’occuper que de la conséquence pratique qui découle de l’étude des faits, au point de vue de la préservation générale.


Le choléra se transporte par la migration des voyageurs en puissance d’épidémie. On peut lui fermer la route de mer au moyen des quarantaines ; mais la route de terre lui reste ouverte, et dans l’état actuel de nos relations internationales il est impossible de lui barrer le passage par des cordons sanitaires qui intercepteraient toute communication avec les pays infectés.

Si on ne peut faire des quarantaines terrestres, on peut au moins créer des lazarets, qui peuvent être des fermes, des maisons isolées de toute habitation par une zone de terrain dont l’approche serait rigoureusement interdite à l’homme. Une ville, un pays sont menacés par l’épidémie, l’attention est éveillée, et le premier cholérique atteint est immédiatement transporté au lazaret, où il conserve ses chances de guérison, sans risquer de contaminer tout un peuple. Les premiers cas sont toujours isolés ; si on les supprime, on supprime l’épidémie.

L’immense importance du résultat mérite qu’on étudie la question à ce point de vue. Les objections qu’on pourrait faire à mon idée sont hypothétiques, et je n’y pourrais répondre que par des hypothèses, car en dehors du rayonnement épidémique, qui me paraît indiscutable, nous marchons dans cette voie vers l’inconnu. Paris est à peu près délivré, mais il n’en est pas de même du reste de la France, où l’extension est encore possible. On pourrait donc tenter sur quelques points le système des lazarets ; les difficultés d’application disparaîtraient facilement devant la volonté du gouvernement, et ce n’est que par l’expérimentation qu’on résout de semblables questions.


Un groupe compacte de curieux se pressait, pendant un concours, à la porte de l’École de médecine, pour lire une affiche ainsi conçue :

RÉCOMPENSE HONNÊTE.

Avis. — Il a été perdu, dans le trajet de la rue Bertin-Poirée à la Faculté de médecine, un candidat à l’agrégation (section des sciences accessoires). Cette perte place la Faculté dans le plus grand embarras, le candidat étant le seul de son espèce. On prie la personne qui le rencontrera de le rapporter au concierge de l’École, chargé de délivrer la récompense qui, vu l’importance du service, se composera des ŒUVRES COMPLÈTES DE M. LE DOYEN[2]. On le reconnaîtra au signalement suivant : taille, 1 mètre 20 centimètres ; air ahuri d’un savant ; âge 25 à 63 ; nez rouge, lunettes vertes ; pas de cheveux ; il parle français, mais du nez et avec un accent gascon très-prononcé ; il est vitaliste.

[2] Un demi-volume avec beaucoup de marge et beaucoup de blancs.

Signes particuliers. Un bouton de moins à son pantalon.

Voici le motif de cet avis au peuple : On sait que le concours pour l’agrégation devait avoir lieu à titre d’essai à Paris pour les trois Facultés. Il fut donc ouvert à Strasbourg et à Montpellier un registre d’inscription pour tout candidat désireux de se draper dans la toge gracieuse d’un agrégé. La feuille de Paris se remplit cahin-caha ; mais celles des deux autres écoles conservèrent leur blancheur virginale. Personne ne se présenta, personne n’osa entreprendre, à ses frais, un voyage très-long et très-coûteux pour un résultat très-douteux ; car qui peut répondre du résultat d’un concours ? Le sort est tellement fantasque qu’on a vu des candidats tenir le premier rang dans toutes les épreuves, et au moment du scrutin, par un de ces merveilleux coups du sort qui confondent la raison humaine, se trouver les derniers et ne pas obtenir une seule voix ! Des gens sceptiques et qui ont la manie de tout expliquer, ont prétendu que ces iniquités du destin provenaient uniquement de l’action des coteries sur les juges, de certaines recommandations, de promesses de fauteuils académiques, etc., etc. Fi ! fi !! fi !!! voyez la calomnie qui ne respecte rien ; écoutez siffler les serpents de l’envie : aller supposer que d’honnêtes gens, des hommes de science puissent fermer les yeux sur le mérite réel d’un candidat pour donner leur voix à son rival, qui n’a d’autre mérite que de puissantes protections ; croire que des hommes d’honneur vont s’avilir, vendre leur libre arbitre et briser la carrière d’un honnête et laborieux travailleur, en lui préférant un rival indigne du premier rang. Quelle horreur ! Mais cela ne s’est jamais vu que dans les Mille et une Nuits et dans l’éloge de Gerdy par M. Broca. Les savants sont incapables de pareilles turpitudes, et si bien souvent le mérite est sacrifié, c’est le destin tout seul qui est coupable, et encore il peut invoquer comme excuse les circonstances atténuantes de sa cécité. Voyez plutôt l’histoire des concours qui ont eu lieu à Paris depuis seulement 1830, jusqu’à et y compris le dernier pour la place de chef des travaux anatomiques, et ensuite, venez nous parler d’injustice si vous l’osez.

Donc, il n’y avait pas de candidats pour les Facultés de province ; en vain on employa tous les moyens de persuasion et de douceur, personne ne se présentait, et les doyens étaient sur le point de faire empoigner quelques récalcitrants et de les expédier sur Paris de brigade en brigade pour les faire condamner à l’agrégat forcé, quand l’idée vint à un professeur de proposer de payer une partie du port. Aussitôt, quelques jeunes savants qui n’avaient pas encore vu la capitale se mirent sur les rangs, mais à condition que tout serait gratis. Les Facultés se révoltaient avec raison contre de pareilles exigences ; si, disaient-elles aux récalcitrants, vous étiez capitaines dans la science, rien de plus juste ; on vous donnerait 6 à 8,000 francs pour frais de voyages, de déplacement, etc. ; mais vous n’êtes que de simples soldats de l’armée scientifique, et vous n’avez droit qu’aux trois sous par lieue de votre grade. Enfin, après mille tribulations, la Faculté de Montpellier, qui avait une place pour l’histoire naturelle et une place pour la toxicologie, ne put se procurer qu’un simple et unique candidat, et la Faculté de Strasbourg, qui sentait le besoin d’un anatomiste et d’un chimiste, ne put mettre la main que sur un anatomiste. On avait bien pensé à faire concourir chacun d’eux pour les deux places, au moyen d’un déguisement ingénieux et d’un changement de nom ; mais les candidats s’y refusèrent d’une manière absolue. Enfin, l’on se mit en route, et chacun fit son entrée à Paris entre ses deux professeurs et futurs juges, qui les gardaient à vue pour prévenir toute tentative de fuite.

Cependant, malgré cette surveillance active, le lendemain, à son retour de la Faculté, qu’il était allé voir en même temps que le Pont-Neuf, le candidat de Montpellier disparut tout à coup. Cette disparition plongea dans la stupeur ses juges naturels, car s’ils n’avaient même pas un candidat à exhiber, il ne leur restait aucun motif de siéger parmi leurs confrères de la capitale ; il fallait donc retourner à Montpellier sans avoir endossé la robe rouge en présence de la foule ! c’était désespérant.

Le jour se passa et la nuit aussi, nuit sans sommeil et pleine d’angoisses. Un lampion, phare nocturne, fut allumé sur la plus haute cheminée de la Faculté pour guider le retour de la brebis égarée, et pour l’éclairer aussi sur les dangers que Paris renferme dans ses flancs pervers.

On s’épuisait en conjectures ; qu’est-il devenu ???? On supposait d’abord que l’eau de Paris avait produit dans son économie les perturbations qu’elle fait subir aux étrangers, et que son absence avait pour cause une indisposition légère et momentanée ; on supposait encore que sa robe d’innocence courait quelques dangers et qu’il oubliait la gloire dans les délices de Capoue.

L’appariteur prétendait lui avoir entendu dire : Capédédious !

A vaincré sans péril on triomphé sans gloire ;
Jé file.

Enfin, à bout de patience et de suppositions, les savants résolurent de verser leur douleur dans le sein du public, en lui promettant une récompense honnête.

L’affiche était lue surtout par des étudiants qui, stimulés par l’importance de la rémunération, s’élançaient dans toutes les directions ; mais pas un seul ne revenait. Tout bourgeois rencontré aux environs de la Faculté était immédiatement appréhendé au collet et entraîné dans cet antre de la science pour peu qu’il présentât quelques points de connexion avec le signalement affiché, et ce n’était qu’après une enquête authentique et solennelle que l’on consentait à le relaxer. C’est même cet incident qui a donné lieu au bruit que, pour mon compte, je crois dénué de fondement, et qui s’est répandu sourdement dans Paris, à savoir : que les étudiants arrêtaient les passants et qu’après les avoir entraînés dans les caves de la Faculté, ils les disséquaient vivants pour étudier les questions de physiologie expérimentale à l’ordre du jour. Ces bruits qui, je le répète, méritent peu de créance, avaient été propagés par ces dignes bourgeois, victimes de leur ressemblance avec le candidat de Montpellier ; entourés par une foule qui leur semblait furieuse et qui n’était qu’animée, ne comprenant rien au langage moitié grec, moitié français d’un grand monsieur au long nez et à la chevelure noire, chargé de les vérifier, ils se trompèrent complétement sur le sort qu’on leur réservait, et cette erreur jeta la terreur dans leur cœur, et ailleurs.

Enfin, le lendemain, un élève de première année se précipita sur la place de l’École, les vêtements en désordre, et criant comme Archimède : Ευρεκα! ευρεκα!! Il traînait en effet par le collet un monsieur se défendant de toutes ses forces à l’aide d’un parapluie en coton rouge, qui semblait, à en juger par la couverture, bien fatigué de cette lutte.

C’était, en effet, le candidat réfractaire qu’on avait rencontré ronflant sous une des banquettes de l’Institut depuis la dernière séance. On le mit en lieu sûr, et le concours commença immédiatement pour éviter toute nouvelle complication.

Nous n’en dirons pas toutes les péripéties, c’est à l’histoire à les raconter (quand elle pourra le faire), nous nous bornerons à exposer de simples réflexions de détail sur ce sujet.

Nous signalerons d’abord la prédilection, peut-être un peu trop grande, des candidats pour l’anatomie comparée ; ainsi, à propos des reins en général, s’attacher particulièrement à décrire le rein du hanneton et de l’escargot, c’est montrer une érudition très-vaste, il est vrai, mais qui serait bien mieux appréciée encore si on avait créé à la Faculté de Paris une chaire de pathologie et de thérapeutique appliquée au traitement des infirmités des coléoptères et des mollusques. En attendant cette création, j’avoue qu’il me semble préférable de connaître, d’une manière très-précise, les rapports du rein chez l’homme, que de savoir comment pisse le hanneton ou comment ne pisse pas l’escargot. Si les pathologistes du prochain concours suivent les anatomistes dans cette voie, il n’y a pas de raison pour qu’ils ne fassent de la médecine comparée ; alors nous les entendrons disserter sur le diabète sucré des cloportes, la fièvre intermittente des tétards, la scarlatine de la langouste ou l’érysipèle du homard ; questions il est vrai d’un immense intérêt, mais que, pour mon compte, je préférerai voir étudier au point de vue de l’homme.

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