Poésies de Daniel Lesueur
LES
LOISIRS DE SARDANAPALE [A]
Une coupe en sa main, le roi Sardanapale
Repose, ayant au front le rubis et l'opale.
Le pampre autour de lui forme un vert corridor.
Il songe aux ennemis dont il brisa les nuques,
Faisant couler leur sang comme un rouge nectar
Sur l'autel éclatant de la divine Istar.
Et l'éventail palpite aux mains de ses eunuques.
Il ne fut point en vain courageux et fervent,
Il n'a point invoqué sans raison la déesse:
L'Élamite a cédé sa terre et sa richesse,
Et soudain s'est enfui comme la paille au vent.
Et l'orgueilleux vainqueur compte dans sa pensée
Les dépouilles sans nombre, et les troupeaux sans fin
Qui rapportent l'albâtre et l'argent et l'or fin
Des palais tout fumants de Suse renversée.
Il rit, car il revoit, dans son clair souvenir,
Les prisonniers se tordre en d'horribles supplices,
Et les griffes de fer déchirer les chairs lisses,
Et de l'orbite noir l'œil frémissant jaillir.
Il sait qu'en ce moment aux remparts de Ninive
Pendent des pieds, des mains et de sanglantes peaux.
Lui, dans ses beaux jardins, trouve doux son repos,
Car l'épouvante enfin tient la terre captive.
Et devant lui, très droite et rose de bonheur,
Sur un siège pompeux, sa jeune souveraine,
L'épouse de son choix, sourit, belle et sereine,
Se demandant à quoi rêve son cher seigneur.
Elle a pendant longtemps pleuré de son absence,
Regrettant les baisers de l'effroyable roi
Et murmurant le nom, qui jette au loin l'effroi,
De ce nouvel Assur, qu'on craint et qu'on encense.
Et ses yeux, ses grands yeux aux longs cils de velours,
Contemplent, enivrés, le visage inflexible
Qu'ils ont vu, dans les nuits à l'extase indicible,
Souvent pâlir de joie en ses noirs cheveux lourds.
Ainsi tous deux, assis à l'ombre des grands arbres,
Elle amoureuse enfant, lui conquérant hautain,
Dans leurs songes perdus, achèvent leur festin,
Et le soleil couchant colore au loin les marbres.
Sans un geste, autour d'eux les muets serviteurs
Restent, pleins de respect, ainsi que des statues;
Même, instinctivement, les harpes se sont tues,
Éteignant par degrés leurs accords enchanteurs.
Mais—leçon qu'à l'Asie il faudra qu'on enseigne—
Aux branches d'un palmier, près de ce couple heureux,
Et de son col tranché montrant le disque affreux,
La tête de Teumman, le roi de Suse, saigne.