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Poésies de Daniel Lesueur

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L'INDE BOUDDHIQUE

Ami, j'ai vu par vous les régions splendides

Où vous avez erré si longtemps loin de moi;

Votre amour et vos soins, qui m'y servent de guides,

M'en ont ôté l'effroi.

J'ai plongé sans péril en leur puissant mystère.

Vous seul avez porté le poids des lourds travaux;

Vous seul avez bravé, dans votre exil austère,

Mille dangers nouveaux.

Moi, je jouis en paix de votre œuvre hardie.

O voyageur aux mains pleines d'illusions!

La sphère où je circule est par vous agrandie,

Car j'ai vos visions.

Si vous avez vécu dans les siècles antiques

Que les temples déserts vous semblaient contenir,

Moi, je hante aujourd'hui tous ces hautains portiques

Dans votre souvenir.

L'Inde s'est tout entière empreinte en vos pensées,

Et, comme j'y sais lire, ainsi je l'entrevois.

Sa présente misère et ses splendeurs passées

Me frappent à la fois.

Comme vous, ce que j'aime en elle, triste esclave,

Ce n'est pas sa beauté, qu'un maître viola,

Ni ses villes d'or fin que l'eau du Gange lave,

Que l'Occident vola.

C'est l'idée immortelle, invincible, insondable,

Qui jadis y fleurit, digne d'un tel décor,

Qui, dans le sein muet du désert formidable,

S'épanouit encor;

Idée où la science, en nos sombres contrées,

Sans poétique flamme, arrive pas à pas,

Mais qui brille et se vêt de ses grâces sacrées

Au soleil de là-bas.

C'est l'évolution, l'éternité des choses,

L'Absolu qui se crée, en des efforts constants,

Par les combinaisons et les métamorphoses

Des formes dans le temps.

C'est notre être perdant au tombeau sa substance,

Mais s'immortalisant par tout ce qu'il aima,

Effet qui devient cause après son existence,

Mystérieux Karma [D].

Quoi! ne suffit-il pas à notre ardeur amère,

Au sein du radieux et vivant tourbillon,

De laisser après nous de notre œuvre éphémère

Un éternel sillon?

Quoi! ne suffit-il pas au besoin de justice

Qu'un mot de notre lèvre, aussitôt oublié,

Pour le bien ou le mal à jamais retentisse,

Fécond, multiplié?

A notre lâche cœur qui cherche un vain salaire,

Que peindraient de plus grand ses vœux intéressés?

Et pour nous arrêter aux heures de colère

N'est-ce donc point assez?

L'Inde le proclama pendant trois mille années.

Notre aride science à peine le pressent.

Ces hautes vérités, vous les vîtes ornées

D'un cadre éblouissant.

Elles apparaissaient pour vous sous les symboles,

Parmi les dieux pensifs qui chargent les piliers,

Des assises du temple aux arceaux des coupoles

Surgissant par milliers.

Et vous les écoutiez, dans cette nuit sublime

Où la lune, versant sa limpide clarté,

Éclairait pour vous seul, comme au fond d'un abîme,

Une morte cité [E].

Je revois avec vous ces scènes inouïes,

Les monstrueux chevaux le long des murs dressés,

Les merveilles de l'art partout épanouies

En rêves insensés.

Parlez... Il est meilleur d'aimer que de connaître:

Ces deux bonheurs pour moi sont en vous réunis.

L'univers ne m'est rien s'il n'enferme en votre être

Ses secrets infinis.

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