Poésies de Daniel Lesueur
INQUIÉTUDE
Un jour vous reverrez notre ciel pâle et doux;
Mais l'adieu qu'en partant me laissa votre bouche,
Vous en souviendrez-vous?
Au fond de votre cœur et de votre mémoire
Ce tendre mot d'adieu, faible écho du passé,
Tout un monde inconnu surgissant dans sa gloire
L'aura-t-il effacé?
Vous en souviendrez-vous?... Sur cette rive étrange,
A l'ombre des palais, au bord du lac sacré,
Parmi les temples d'or baignés des flots du Gange,
L'avez-vous murmuré?
L'avez-vous dit parfois, descendant en vous-même,
Non plus prêt à me fuir, non plus comme un adieu,
Mais sûr de votre cœur et dans l'ardeur suprême
D'un solennel aveu?
L'avez-vous dit ainsi loin de moi?... L'Inde antique
N'a-t-elle point, jalouse, épié le secret
Qui, devant sa beauté rayonnante et mystique,
Rendait votre œil distrait?
Oh! pour vous quelquefois j'ai peur de sa vengeance:
Sur la jungle fiévreuse erre un souffle de mort,
Et le tigre royal rôde avec diligence
Dès que l'homme s'endort.
Oh! j'ai peur... Gardez-vous, s'il vous souvient encor,
Lorsque vous me quittiez, de votre dernier mot,
Dans les bois, sur le fleuve, ou près du roc sonore,
De le dire tout haut.
Car la nature altière, imposante et terrible
Que vous étudiez, connaît bien son dessein:
L'homme, vile poussière, est passé par son crible
Et se perd dans son sein.
Rien pour elle n'est moins qu'un être et qu'une vie;
L'Inde veut l'âme esclave et joue avec la chair;
En prononçant mon nom, craignez qu'elle n'envie
Un souvenir trop cher.
C'est moi qui redirai, lorsque mon cœur se serre
Et tremble pour vos jours auxquels il est lié,
Ce mot magique et doux, ce mot qui fut sincère,
Mais peut être oublié.