Poésies de Daniel Lesueur
PHILOSOPHIE
A ce plan gigantesque en votre esprit conçu:
Retracer pas à pas le chemin que le monde
Poursuit à son insu;
Cet unique chemin où, dans l'ombre éternelle,
Tout en semblant errer, marche le genre humain;
Où jadis de ses dieux la bonté paternelle
Le guidait par la main.
Vous contemplez partout les forces impassibles;
Sans pouvoir présumer leurs effets à venir,
Sans décider non plus sur leurs causes possibles
Et sans les définir,
Vous voulez seulement constater leur empire,
Dire où leur bras de fer a dirigé nos pas.
Si pour d'autres Demain sera meilleur ou pire,
Vous ne le cherchez pas.
Et Demain toutefois, recueillant vos idées,
En illuminera le Passé, noir décor;
Elles iront ainsi, par le temps fécondées,
Grandissantes encor.
Elles ajouteront leur pierre à l'édifice
Dont vous étudiez, pensif, les fondements:
Tour dont le sang des cœurs, les pleurs du sacrifice
Forment les durs ciments,
Et qui monte toujours, Babel inébranlable,
Et qu'on n'augmentera qu'en faisant comme vous,
En sondant les secrets du passé formidable,
Car lui seul est à nous.
Moi, qui de ces lueurs reste tout éblouie,
Et qui toujours échappe à la réalité,
J'eus un songe embrassant—vision inouïe!—
La vague immensité.
Je vis l'effort constant de l'ardente Nature,
A chaque illusion accordant son tribut
Et suivant jusqu'au bout l'éternelle aventure,
Toucher enfin le but.
De progrès en progrès se cherchant elle-même,
Grâce à des millions de siècles entassés
La matière unirait dans un être suprême
Ses pouvoirs dispersés.
Elle aurait ce jour-là la pleine conscience
De son essence propre et de ses propres lois;
Toute évolution et toute expérience
Cesseraient à la fois.
Les temps seraient remplis. La puissance infinie
N'étant qu'un attribut de l'absolu savoir,
Il paraîtrait enfin, ce Dieu que l'esprit nie,
Que le cœur voudrait voir.
Ainsi s'expliquerait le tourment indicible,
Le désir implacable et de tous les instants
Qui sur l'âpre chemin du bonheur impossible
Nous traîne haletants.
Ce rêve d'idéal, d'amour et de lumière,
Qui commence à la bête et qui finit à Dieu,
Nous charme, nous, chétifs, à la forme première
Disant à peine adieu.
Mais tandis qu'autrefois, par une erreur grossière,
Nous placions hors de nous la divine grandeur,
Nous savons aujourd'hui que de notre poussière
Doit surgir sa splendeur.
Nous la portons en nous, comme l'infime atome
En germe recélait l'esprit qui resplendit.
Quoi! déjà dans nos seins le sublime fantôme
Se dégage et grandit.
Triomphe, ivresse, espoir où notre orgueil s'abreuve!
Hélas! qu'il nous soit doux au moins de le penser,
Car la loi qui nous fit, gauche et fragile épreuve,
Va nous recommencer.
Mais peut-être,—ô mystère! ô synthèse des choses!
Enfantement brutal, horrible, essentiel,
Dont tout souffre, l'insecte en ses métamorphoses
Et l'astre énorme au ciel,—
Peut-être, dans l'immense et finale harmonie,
Rien ne s'étant perdu, nos maux, nos passions
Feront plus de clarté que la gloire infinie
Des constellations.
Et puisque, élaborant un Dieu, créant un être
Qui réunisse en soi ses milliers d'éléments,
La Force unique doit avant tout se connaître
En tous ses changements,
Vous, dont l'œil calme a lu dans le temps et l'espace,
Qui voulez, pressentant cette suprême loi,
Dire à l'humanité qui se hâte et qui passe:
«Attends, regarde-toi!»
Vous êtes en avant de la foule frivole,
Vous avez fait un pas vers l'accomplissement,
Et votre voix tranquille a mis une parole
Dans notre bégaiement.