Poésies de Daniel Lesueur
SURSUM CORDA!
POÈME AYANT REMPORTÉ LE GRAND PRIX DE POÉSIE
DÉCERNÉ
PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1885
Haussez-vous sur les monts que le soleil redore,
Et vous prendrez plaisir à voir plus haut encore.
Th.-A. d'Aubigné, les Tragiques, l. VII.
I
Du découragement universel, amer,
A l'heure où le soleil sous le flot d'or se plonge,
Un poète songeait, l'œil fixé sur la mer.
Il domptait le désir d'épancher sa souffrance
En des chants tout remplis d'un enivrant poison,
De maudire à grands cris la dernière espérance
Qui, trompeuse, erre encore au bord de l'horizon.
S'interdisant la plainte, il eût voulu se taire,
Rester, comme ce soir, à contempler les flots,
Et croire, malgré tout, qu'il est un grand mystère
Que notre âme verra quand nos yeux seront clos.
Mais le rêve incertain, qui calmait son supplice,
N'endormait point en lui l'ardente charité;
De l'angoisse éternelle il se sentait complice
S'il n'apportait au monde un mot de vérité.
II
Quoi! pensait-il, lui, par des vers,
Lorsque rien ne se recommence,
Rajeunir le vieil univers?
Dans notre main sèche et ridée,
La coupe du songe est vidée.
Pour le triomphe d'une idée
Qui lutte encor de notre temps?
On a pesé même la gloire:
Inscrire un vain nom dans l'histoire,
Quel plaisir creux et dérisoire!
Tout s'estime en deniers comptants.
Et l'art aussi suit la fortune.
Allons, poète, allons, debout!
Laisse la morale importune,
Et songe à flatter notre goût.
Nous sommes las de tes névroses,
Triste rimeur aux airs moroses;
Ton rôle est d'effeuiller des roses
Sur le front de l'humanité.
Quitte ton accent de prophète,
Viens prendre part à notre fête,
Descends de ce sublime faîte
Où t'eût placé l'antiquité.
Ainsi, dans l'abîme du doute,
Bruissait un écho railleur.
Sombres luttes que l'on redoute!
On en sort bien pire ou meilleur.
Et le poète à l'âme austère,
Malgré l'angoisse solitaire,
Rêvait d'entr'ouvrir à la terre
Des chemins nouveaux, éclatants...
Essor tragique!... Une hirondelle
Ainsi voudrait à tire-d'aile
Entraîner sa race infidèle
Qui ne croirait plus au printemps.
III
Crêpe léger, voilant l'immensité des eaux,
Une voix du rêveur troublé fut entendue,
Pure comme la brise à travers les roseaux.
Lente, elle s'élevait du côté de la terre,
Si distincte, malgré le grand bruit des flots noirs,
Qu'elle couvrit bientôt leur tumulte, et fit taire
Au cœur qui l'écoutait les plaintifs désespoirs.
Elle disait: «O toi, plié comme l'arbuste,
Quand, près de le briser, souffle le vent des mers,
Poète, lève-toi, ta douleur n'est pas juste,
Car, moi, je n'ai jamais trouvé les cœurs amers.
«Puisque tu veux conduire et relever les âmes,
Puisqu'un désir ardent d'idéal t'obséda,
Prends ma voix, prends mon nom, mes rayons et mes flammes
Et jette alors bien haut ton cri: Sursum Corda!
«Tu verras qui résiste ou seulement recule.
Quand je ne serai plus le grand motif humain,
Poète... oh! viens alors t'asseoir au crépuscule,
Seul, et les yeux en pleurs, et le front sur ta main.»
Elle se tut. Croyant à l'erreur d'un beau songe,
Lui fils des songes d'or, il dit: «Qui donc es-tu?
Un Dieu?... Mais ils s'en vont. L'homme a mis son mensonge
Dans la bouche des dieux. N'es-tu pas la vertu?
«Sous quel nom t'invoquer? Réponds-moi, doux fantôme!
Que ton accent est pur! Où donc l'ai-je entendu?
Es-tu femme?... L'espoir t'accompagne... Un tel baume
Aux lèvres d'une femme est parfois suspendu.
«Parle encore!...» Il allait poursuivre sa prière,
Quand, descendant du ciel, ô prodige inouï!
Belle comme l'aurore à la fraîche lumière,
Elle apparut aux yeux du poète ébloui.
C'était bien une femme, en effet, mais si chaste,
Si hautaine et si douce en sa sérénité,
Que les astres, la terre, et la mer sombre et vaste,
L'accueillirent, surpris, d'un murmure enchanté.
Son front semblait trop fier pour aucune couronne.
On pressentait, à voir son bras fort et charmant,
Le geste qui brandit et le geste qui donne,
Et l'étreinte d'amour au long frémissement.
Ses yeux, ses yeux profonds, abîmes de tendresse,
Devaient, étant si doux, avoir connu les pleurs:
Ce que nous adorons, nous, si pleins de détresse,
A toujours, femme ou dieu, partagé nos douleurs.
Telle elle descendait, merveilleuse figure!
Devant ses pas s'ouvraient de lumineux chemins;
Et le poète, atteint par cette clarté pure,
Enfin cria: «Patrie!» et tendit ses deux mains.
IV
Quand toute antique foi qu'un nom sacré décore
Penche au cœur des mortels,
—Ainsi qu'on voit le soir, à travers les bruines,
Sur le sommet des monts s'incliner les ruines
Des plus hautains castels,—
«Je puis, car nulle bouche encor ne me blasphème,
Rallumer dans vos seins l'étincelle suprême
Des éternels espoirs;
Faire vivre en luttant, faire aimer les supplices,
Faire braver la mort et trouver des délices
Aux plus âpres devoirs.
«Je puis, dans les cœurs bas qui rampent près de terre,
Que le vin des plaisirs chaque jour désaltère,
Que l'égoïsme clôt,
Je puis, moi, soulever, pour peu que je le veuille,
Plus aisément que l'air ne soulève la feuille,
Un sublime sanglot.
«Nul œil n'a mesuré le cercle que j'embrasse,
Je façonne à loisir le corps, l'esprit, la race,
Et la religion.
Mais mon nom te suffit. Je suis pour toi la France!
On dirait, n'est-ce pas? l'écho du mot souffrance...
Pourtant mon lot fut bon.
«Il fut bon, étant rude et coupé pour ma taille.
C'est moi qui vais devant dans la grande bataille
Du progrès rayonnant.
Je veux continuer ce rôle magnifique,
Et j'ai peur du sommeil obscur et pacifique
Qui règne maintenant.
«Élève donc la voix, parle à mes fils, poète,
Car je souffre, et, perdus dans le bruit de leur fête,
Ils ne le savent pas.
Parle... ils arrêteront, s'ils voient que mon sang coule,
Dans les tristes chemins où s'engouffre leur foule,
L'essor fou de leurs pas.
«Tu leur diras: Je viens au nom de la Patrie.
Frères, entendez-la! C'est elle qui vous prie...
Ce jour est solennel.
Tous vos vices mesquins, races exténuées,
Effacent lentement, là-haut, dans les nuées,
Son sourire éternel.
«Vous avez découvert que l'existence est brève,
Que la mort, ce néant, succédant à ce rêve,
N'ouvre rien au delà;
Et vous avez pensé: «L'heure présente est bonne,
«Elle seule est à nous, demain n'est à personne:
«Jouissons, tout est là.»
«Vivre dans le présent, c'est être en décadence.
Vingt peuples, délaissant leur antique prudence,
Ont ainsi trébuché;
C'est en chantant qu'ils ont glissé dans la nuit noire;
De leurs débris encore—ô leçons de l'histoire!—
L'univers est jonché.
«Décadence!... O Français! un siècle est peu de chose;
Pourtant, depuis cent ans, quelle métamorphose
Dans nos vœux, dans nos mœurs!
La terre, en écoutant, voilà cent ans à peine,
Un jour prit pour des voix d'aube encore incertaine
Nos confuses rumeurs.
«On vit comme un reflet d'éternelle lumière;
Nous avions fait soudain rayonner la chaumière,
Dans les champs, sous les cieux;
Nos cœurs, tout enflammés d'intentions sublimes,
Vers les plus nobles buts et les plus hautes cimes
Volaient, audacieux.
«Jamais à si longs traits on ne but l'espérance.
Avec quel front levé, quelle fière assurance,
Nous parlions de demain!
Nous tracions jusqu'à Dieu, dans le temps et l'espace,
Peuple prédestiné, triomphateur qui passe,
Notre royal chemin.
«Nous fondions la vertu, l'amour et la justice;
Nous trouvions de la joie au fond du sacrifice,
Même sans nuls témoins.
Nos cœurs se sont lassés de ces biens invisibles;
Dans nos seins aujourd'hui, pour qu'ils battent paisibles,
Il leur faut beaucoup moins.
«Ah! que ne sommes-nous, en ces jours héroïques,
Morts comme nous savions mourir alors, stoïques,
Souriant au tombeau,
Vaincus des rois ligués, écrasés par leur nombre,
Mais vers les nations tendant à travers l'ombre
Un immortel flambeau!
«Ce flambeau, dans nos mains il vacille, ô mes frères!
Non, nous ne sommes plus les soldats téméraires,
Chantant au bord du Rhin,
Voulant conquérir moins des villes que des âmes,
Remplaçant volontiers par des hymnes de flammes
Les lourds canons d'airain.
«Sursum Corda!... Là-haut nos cœurs et nos pensées,
Vers ce ciel, rayonnant de nos gloires passées,
Ce beau ciel radieux,
Ce ciel de France, où semble errer une âme douce
Vers qui celui qu'on frappe et celui qu'on repousse
Tournent toujours les yeux.
«Hélas! ce ciel profond, l'on vous dit qu'il est vide,
Que nul Dieu n'y sourit, que votre cœur, avide
D'espoir, vous a trompés.
Frères, lorsque sa foi s'éteint, un pays tombe.
Voyez donc, voyez donc à creuser quelle tomb
Vos bras sont occupés!
«Mais l'infini toujours hante nos cœurs frivoles.
On dit: «Je ne crois plus,» et devant mille idoles
On fléchit les genoux.
L'une au moins, la Patrie, est si pure et si belle
Que les siècles ont vu presque abdiquer pour elle
Le Dieu fort et jaloux.
«Le culte des Romains, leur vrai culte, fut Rome;
Et jamais sentiment ne fit au cœur de l'homme
Germer rien d'aussi fort.
Leur antique vertu rend leur triomphe juste;
Ils posèrent le trône éblouissant d'Auguste
Sur des siècles d'effort.
«Nul revers n'abattait leur constance obstinée.
Imitons-les. Ayons en notre destinée
Cette invincible foi.
Notre œuvre vaudra mieux que leur sombre conquête:
Sur le cœur qui consent notre puissance est faite
D'amour et non d'effroi.
«Nous sommes les voyants, les chercheurs, les apôtres;
Quand c'est nous qui crions: «Sursum Corda!» les autres
Lèvent un front riant;
Car ils ont cru soudain voir luire en leurs ténèbres
L'étoile qui guidait durant les nuits funèbres
Les mages d'Orient.
Le rediront ensuite avec leurs voix profondes.
N'ont-ils pas répété
Après nous: «Dieu le veut!» dans des âges farouches?
Et, plus tard, nous avons mis dans leur mille bouches
Le grand mot Liberté!
Vers l'Idéal portant l'immortelle couronne,
Seul Dieu qui nous guida,
Vers l'art, vers la science aux lueurs souveraines,
Vers la fraternité, vers la bonté, ces reines,
Français, Sursum Corda!»