Bari, chien-loup
CHAPITRE VIII
NEPEESE EN DANGER
Tandis que Nepeese inspectait l’extrémité du cagnon muré de roches, la prison où ils avaient entraîné Wakayoo et Bari, Pierre leva de nouveau les yeux de son travail d’écorchement du gros ours noir, et il murmura quelques mots que personne excepté lui ne put entendre. « Non, c’est impossible », avait-il dit quelques instants auparavant. Or, pour Nepeese c’était possible, cette pensée qui la hantait. C’était une pensée étonnante qui la faisait frissonner au tréfonds de sa belle âme sauvage. Elle lui fit monter une flamme dans les yeux, et un plus vif afflux de vie à ses joues et à ses lèvres. Elle chuchota de nouveau le mot qui avait tellement ému Pierre : Bari ! Pourquoi n’était-ce pas possible ?
Tout en inspectant les bords âpres de la petite prairie pour y chercher les traces du petit chien, ses pensées retournaient rapidement en arrière. Il y avait deux ans qu’on avait enseveli la princesse sa mère sous le haut sapin près de leur cabane. Ce jour-là, le soleil de Pierre s’était couché pour toujours et sa vie s’était remplie d’un immense isolement. Ils étaient trois auprès de la tombe cet après-midi là, tandis que le soleil s’évanouissait : Pierre, elle-même et Bari. Bari était un chien, un grand chien à poil rude avec une étoile blanche sur la poitrine et une oreille sommée de blanc. Il avait été depuis l’âge tendre le favori de la défunte : sa garde du corps, toujours avec elle, demeurant même la tête posée au bord de son lit, alors qu’elle se mourait. Et ce soir-là, le soir du jour où on l’avait enterrée, Bari avait disparu. Il était parti aussi tranquillement et aussi complètement que son âme à elle. Personne jamais ne le revit par la suite. C’était étrange et pour Pierre cela tenait du miracle. Au fond du cœur, il gardait la conviction merveilleuse que Bari était allé au ciel avec sa chère Wyola. Mais Nepeese avait passé trois hivers à Nelson House, à l’école de la mission. Elle avait beaucoup appris près des blancs et à connaître le vrai Dieu, et elle savait que l’idée de Pierre était inadmissible. Elle croyait que le Bari de sa mère était mort ou avait rejoint les loups. Probablement était-il parti chez les loups. Ainsi n’était-il pas possible que ce jeune chien qu’elle et son père avaient poursuivi fût de la chair et du sang du favori de sa mère ? C’était plus que possible. L’étoile blanche sur sa poitrine, l’oreille marquée de blanc, le fait aussi qu’il ne l’avait point mordue, lorsqu’il aurait pu si aisément enfoncer les crocs dans la chair tendre de ses bras ! Elle en était persuadée. Tandis que Pierre écorchait l’ours, elle se mit à chercher.
Bari n’avait pas bougé d’un centimètre sous sa roche. Il était étendu comme pétrifié, les yeux fixés avec persistance sur la scène de tragédie qui se déroulait dans la prairie. Il avait vu quelque chose qu’il n’oublierait jamais, de même qu’il n’oublierait jamais tout à fait sa mère, ni Kazan, ni le vieil arbre renversé. Il avait été témoin de la mort de la créature qu’il avait pensé toute puissante, Wakayoo, l’ours énorme, ne s’était même pas défendu. Pierre et Nepeese l’avaient tué sans le toucher et maintenant Pierre le découpait avec un couteau qui lançait des éclairs d’argent dans le soleil. Et Wakayoo ne remuait pas. Cela faisait frémir Bari et il se recula un pouce plus avant sous la roche où il était déjà aplati comme si on l’y eût poussé.
Il pouvait apercevoir Nepeese. Elle revint directement à l’anfractuosité à travers laquelle il s’était précipité, et s’arrêta à environ vingt pieds de l’endroit où il était caché. Maintenant qu’elle était là et qu’il ne pouvait s’évader, elle se mit à tresser ses cheveux brillants en deux nattes épaisses. Bari avait détourné ses yeux de Pierre et il observait la jeune fille avec curiosité. Il n’avait plus peur maintenant. Ses nerfs vibraient. En lui, une chose étrange et croissante luttait pour résoudre un grand mystère, la raison de ce désir de ramper hors de sa retraite rocheuse et de s’approcher de cette merveilleuse créature aux yeux brillants, aux cheveux brillants. Il désirait faire cela. Il y avait comme un fil invisible le tiraillant du profond de son cœur. C’était Kazan et non Louve-Grise, l’appelant à travers les siècles, un appel qui était aussi vieux que les pyramides d’Égypte et peut-être dix mille ans plus vieux. Mais contre ce désir, Louve-Grise s’opposait du fond des âges noirs des forêts. Et cela le faisait se tenir coi et sans bouger. Nepeese regardait autour d’elle. Elle souriait. Une minute son visage se tourna vers lui et il vit la blancheur éclatante de ses dents et ses beaux yeux semblaient entrer leur flamme en lui.
Alors, brusquement, elle se jeta à genoux et regarda sous la roche.
Leurs yeux se rencontrèrent. Pendant une demi-minute au moins, il ne se fit aucun bruit. Nepeese ne bougeait pas et elle respirait si doucement que Bari ne pouvait entendre son souffle.
Ensuite, d’une voix à peine plus élevée qu’un murmure, elle dit :
— Bari ! Bari ! Upi Bari !
C’était la première fois qu’il entendait son nom et il y avait quelque chose de si doux et de si rassurant dans le timbre de ces mois que, involontairement, le chien en lui y répondit par un pleurnichement qui parvint tout juste aux oreilles de Branche-de-Saule. Lentement, elle avança un bras. Il était nu et potelé et doux.
Bari aurait pu bondir de la longueur de son corps et y enfoncer ses crocs facilement. Mais quelque chose le retint. Il savait qu’elle n’était pas un ennemi. Il savait que les yeux noirs qui brillaient si merveilleusement sur lui n’avaient pas le moindre désir de lui faire mal. Et la voix qui lui arrivait doucement lui faisait l’effet d’une étrange et frissonnante musique :
— Bari ! Bari ! Upi Bari !
A plusieurs reprises encore, Branche-de-Saule l’appela de cette manière, tandis qu’avançant son pâle visage, elle s’efforçait de se glisser quelques pouces plus loin sous la roche. Elle ne pouvait l’atteindre. Il y avait encore un pied environ entre sa main et Bari, et elle ne pouvait avancer davantage. Alors elle vit que de l’autre côté de la roche il y avait une excavation fermée par une pierre. Si elle enlevait la pierre et pénétrait par là !…
Elle se dégagea et se dressa une fois de plus dans le soleil. Son cœur tressaillit. Pierre était occupé avec l’ours et elle ne voulait pas l’appeler. Elle fit effort pour enlever la pierre qui bouchait le passage sous l’énorme roche ronde, mais elle était fortement calée. Alors, elle se mit à creuser avec un bâton. Si Pierre avait été là, ses yeux perçants auraient découvert la signification de cette pierre, qui n’était pas plus volumineuse qu’un seau à eau. Peut-être gisait-elle là depuis des centaines d’années, son support empêchant la lourde roche de dégringoler, absolument comme le poids d’une once fait osciller le fléau d’une bascule qui pèse une tonne. Encore cinq minutes et elle pourrait enlever la pierre. Elle l’ébranla. Pouce à pouce, elle l’attira, jusqu’à ce qu’enfin elle l’étendit à ses pieds. Et l’ouverture s’offrit à son corps. Elle regarda de nouveau du côté de Pierre. Il était toujours occupé et elle sourit doucement, tandis qu’elle détachait de ses épaules un large mouchoir rouge et blanc de la Baie. Avec ce mouchoir, elle voulait attacher Bari. Elle rampa sur les mains et les genoux, puis s’aplatit contre terre et se mit à se faufiler dans l’excavation sous la roche.
Bari avait remué. L’arrière de sa tête contre le roc, il avait entendu quelque chose que Nepeese ne pouvait entendre. Il avait senti une lente et croissante pression et de cette pression, il s’était retiré lentement et la pression suivait toujours. La masse de roche s’abaissait ! Nepeese ne voyait, n’entendait, ni ne comprenait. Elle appelait d’une voix de plus en plus persuasive :
— Bari ! Bari ! Bari !
Sa tête et ses épaules et ses deux bras se trouvaient maintenant sous la roche. L’éclat de ses yeux était tout près, tout près de Bari. Il gémit. Le frisson d’un grand et imminent danger courut dans son sang. Puis…
En ce moment, Nepeese sentit la pression du roc à ses épaules et dans les yeux qui brillaient fixés doucement sur Bari, passa soudain un sauvage regard d’effroi. Puis, sortit de ses lèvres un cri qui ne ressemblait pas aux autres bruits que Bari eût jamais entendus dans la solitude : farouche, perçant, rempli d’une crainte angoissée. Pierre n’entendit pas ce premier cri. Mais il entendit le deuxième et le troisième, puis des gémissements, tandis que le doux corps de Branche-de-Saule était lentement broyé sous la masse croulante. Il courut de ce côté-là avec la rapidité du vent. Les cris se faisaient plus faibles, mourant, mourant au loin. Il vit Bari sortir de dessous la roche et s’enfuir dans le cagnon et, au même instant, il aperçut un bout du vêtement de Branche-de-Saule et ses pieds chaussés de mocassins. Le reste de son corps était caché sous le piège de mort.
Comme un fou, Pierre se mit à creuser le sol. Lorsque quelques minutes plus tard, il retira Nepeese de dessous le roc arrondi, elle était pâle et encore évanouie. Ses yeux étaient clos. La main de Pierre ne pouvait sentir si elle vivait et une grande plainte d’angoisse monta de son cœur ; mais il savait comment la ranimer. Il entr’ouvrit sa robe et s’aperçut qu’elle n’avait rien de brisé comme il l’avait craint. Alors, il courut chercher de l’eau. Lorsqu’il revint, les yeux de Branche-de-Saule était ouverts et elle faisait effort pour respirer.
— Dieu soit loué ! sanglota Pierre, en tombant à genoux près d’elle, Nepeese, ma Nepeese !
Elle lui sourit, ses deux mains croisées sur sa poitrine nue et Pierre l’attira contre lui, oubliant l’eau qu’il était allé chercher avec tant de peine.
Plus tard encore, comme il s’était mis à genoux pour regarder sous la roche, son visage pâlit de nouveau et il dit :
— Mon Dieu ! s’il n’y avait pas eu cette petite cavité dans la terre, Nepeese…
Il frissonna et n’acheva point. Mais Nepeese, heureuse d’être saine et sauve, fit un geste de la main et dit en lui souriant :
— J’aurais été comme ça ! Ah ! mon père !
Le visage de Pierre s’assombrit, tandis qu’il se penchait sur elle.
Il pensait aux cent périls de la forêt…
Il pensait à Mac Taggart, le facteur du lac Bain et il serra les poings, tandis que ses lèvres touchaient doucement les cheveux de Branche-de-Saule.