Bari, chien-loup
CHAPITRE XXV
SUR LA LIGNE DE TRAPPES
La digne de trappes de Pierre Eustache s’étendait sur trente milles, tout droit à l’ouest du lac Bain. Elle n’était pas aussi longue que celle de Pierre, mais c’était comme l’artère principale traversant le cœur d’un domaine riche en fourrures. Elle avait appartenu au père d’Eustache et à son grand-père et à son arrière-grand-père et plus avant encore, Pierre l’affirmait, elle atteignait au plus beau sang de France.
Les registres du poste de Mac Taggart ne remontaient pas au delà de l’arrière-grand-père, les plus anciennes preuves de propriété se trouvaient à Churchill. C’était le plus fameux district giboyeux entre le lac Reindeer et les Terres désertes. On était en décembre lorsque Bari y arriva.
De nouveau, il faisait route vers le sud, d’une marche lente et vagabonde, cherchant sa subsistance dans les neiges hautes. La kistisew kestin ou grande bourrasque était venue plus tôt qu’à l’ordinaire cet hiver et, pendant la semaine qui suivit, à peine sabots ou griffes remuaient-ils.
Bari, à l’encontre des autres animaux, ne se tapit point dans la neige pour attendre que les cieux fussent éclaircis et que la glace fût formée. Il était gros, puissant et énervé. Agé de moins de deux ans, il pesait bien quatre-vingts livres. Ses pattes étaient larges et semblables à celles du loup. Sa poitrine et ses épaules pareilles à celles d’un Mameluk, lourdes et pourtant musclées pour la course. Il était plus large entre les deux yeux que le mieux venu des demi-loups et ses yeux étaient plus grands et entièrement débarrassés des wuttooi ou filets sanguins qui révèlent le loup. Ses mâchoires étaient celles de Kazan, plus puissantes peut-être.
Pendant toute cette semaine de la grosse bourrasque, il fit route sans manger. Il y eut quatre jours de neige avec des trombes furieuses et des vents farouches, et ensuite trois jours de froid intense pendant lesquels toutes les créatures vivantes se terraient dans leurs chauds abris creusés sous la neige. Même les oiseaux s’y étaient blottis. On aurait pu marcher sur le dos des caribous et des rennes sans s’en douter. Bari s’abrita au fort de la tourmente, mais ne laissa point la neige s’accumuler sur lui.
Chaque trappeur depuis la baie d’Hudson jusqu’à la région d’Athabasca, savait qu’après la grande tourmente les bêtes à poil, affamées, cherchaient de la nourriture et que trappes et pièges, heureusement placés et pourvus d’amorces, offraient de toute l’année les plus grandes chances d’être pleins. Quelques-uns d’entre eux allaient inspecter leurs lignes le sixième jour, d’autres le septième et d’autres le huitième.
Ce fut le septième jour que Bush Mac Taggart partit pour la ligne d’Eustache, devenue sa propriété pour la saison. Il employa deux jours à découvrir les pièges, à les dégager de la neige, à raccommoder les cages des trappes défoncées et à disposer les appâts. Le troisième jour, il était de retour au lac Bain.
Ce fut ce jour-là que Bari arriva à la cabane à l’extrémité de la ligne de Mac Taggart. La trace de Mac Taggart était fraîche dans la neige autour de la hutte et, dès que Bari l’eut flairée, chaque goutte de son sang sembla agitée soudain d’un étrange sursaut. Il mit peut-être une demi-minute à identifier l’odeur qui remplissait ses narines avec celle qui en était partie naguère, et, au bout de cette demi-minute, roula au fond de la poitrine de Bari un profond et brusque groulement.
Durant les quelques instants qui suivirent, il resta comme un roc noir dans la neige, observant la hutte. Puis, lentement, il se mit à tourner tout autour, s’approchant de plus en plus près, tant qu’enfin il alla flairer le seuil. Ni bruit, ni odeur de vie n’arrivait de l’intérieur, mais il pouvait sentir l’ancien relent de Mac Taggart.
Alors, il fit face à l’immensité du côté où la ligne de trappes s’étendait jusqu’au lac Bain. Il frissonnait. Ses muscles se contractèrent. Il poussa un gémissement. Des images se pressaient de plus en plus vivaces dans son esprit : la lutte dans la cabane, Nepeese, la chasse sauvage parmi la neige jusqu’au bord du ravin, même le souvenir de cette bataille ancienne, lorsque Mac Taggart l’avait attrapé dans le collet à lapins. Dans sa plainte, il y avait une grande émotion, presque de l’attente. Puis, elle se dissipa lentement.
Après tout, l’odeur dans la neige était celle d’un être qu’il avait détesté et désiré tuer, non point celle d’un être qu’il avait aimé. Pendant un instant, la nature lui avait imposé le sens des associations d’idées, un court instant seulement ; puis ç’avait été tout. La plainte s’éteignit, mais fit place de nouveau au groulement fatal.
Lentement, il suivit la trace et à un quart de mille de la hutte, se heurta au premier piège. La faim avait creusé ses flancs jusqu’à le rendre semblable à un loup tombant d’inanition.
Dans ce premier piège, Mac Taggart avait mis comme appât l’arrière-train d’un lapin aux pieds blancs. Bari s’en approcha prudemment. Il avait beaucoup appris sur la ligne de Pierre ; il avait appris ce que signifie le déclanchement d’un piège ; il avait senti la douleur cruelle des mâchoires d’acier ; il savait, mieux que le renard le plus matois, ce qu’une trappe peut faire lorsque le déclic se produit, et Nepeese elle-même lui avait montré qu’il ne devait jamais toucher aux appâts empoisonnés.
Aussi posa-t-il les dents légèrement dans la chair du lapin et l’attira-t-il à lui aussi adroitement que Mac Taggart lui-même l’aurait fait. Il visita cinq pièges avant le soir et mangea les cinq appâts sans faire jouer le ressort. Le sixième était une trappe à mort. Il en fit le tour jusqu’à frayer un sentier dans la neige. Puis il se rendit à un tiède marais de balsamiers et s’y trouva un lit pour la nuit.
Le jour suivant vit le début de la lutte qui s’engageait entre l’esprit de l’homme et celui de l’animal. Pour Bari, l’usurpation de la ligne de trappes de Mac Taggart n’était point la guerre ; c’était la vie. Cette usurpation devait lui procurer de la nourriture, comme la ligne de Pierre lui avait procuré de la nourriture pendant des semaines. Mais il comprenait que, dans le cas présent, il était un révolté et qu’il avait un adversaire à surpasser en finesse. Si ç’avait été une bonne saison de chasse, il serait peut-être parti, car la main invisible qui guidait son vagabondage l’attirait lentement, mais sûrement en arrière, au vieil étang et au Grey Loon.
Quoi qu’il en soit, avec la neige profonde et douce sous lui, si profonde que par endroits il y enfonçait jusqu’aux oreilles, la ligne de trappes était comme une ligne de manne à son usage particulier. Il marchait dans le sillage des souliers du facteur et, au troisième piège, tua un lapin. Quand il eut fini, il ne restait sur la neige que le poil et de pourpres traînées de sang. Sans nourriture depuis plusieurs jours, il avait une faim de loup et avant que le jour fût passé, il avait enlevé les appâts à une bonne douzaine de pièges de Mac Taggart.
Trois fois, il rencontra des amorces empoisonnées, venaison ou gras de caribou au cœur duquel se trouvait une dose de strychnine et chaque fois ses narines subtiles découvrirent le danger. Pierre avait maintes fois remarqué ce fait surprenant que Bari pouvait sentir la présence du poison, même lorsqu’il était injecté de la façon la plus adroite dans la carcasse gelée d’un daim. Des renards et des loups mangeaient des viandes d’où son pouvoir hypersensible de déceler la présence d’un risque mortel, détournait Bari.
Ainsi il négligea toutes les friandises empoisonnées de Bush Mac Taggart, les flairant en chemin, et laissant traces de sa suspicion par ses empreintes marquées dans la neige. Là où Mac Taggart avait fait halte, au milieu du jour, pour cuire son dîner, Bari fit les mêmes circonvolutions prudentes.
Le deuxième jour, ayant moins faim et étant plus subtilement attentif à l’odeur détestée de son ennemi, Bari mangea moins, mais détruisit davantage. Mac Taggart n’était pas aussi habile que Pierre Eustache pour écarter l’odeur de sa main des pièges et des trappes, et çà et là, son relent arrivait fort au nez de Bari. Cela provoquait en Bari un prompt et vif antagonisme, une haine qui croissait sans fin là où peu de jours auparavant la haine était presque oubliée.
Il existe peut-être dans le cerveau de l’animal une méthode de simple comparaison qui n’exécute pas tout à fait les distinctions de la raison, et qui n’est pas uniquement de l’instinct, mais qui donne des résultats qu’on peut rapporter à l’une ou à l’autre. Bari n’additionnait pas deux et deux pour faire quatre, il n’allait pas se démontrer à lui-même, de déduction en déduction, que l’homme à qui appartenait cette ligne de trappes était cause de tous ses chagrins et de tous ses ennuis, mais il se trouvait possédé par une haine profonde et pathétique. Mac Taggart était le seul être, en plus des loups, qu’il eût jamais détesté. C’était Mac Taggart qui l’avait blessé, qui avait blessé Pierre, qui lui avait fait perdre sa bien-aimée Nepeese et Mac Taggart était là, sur la ligne de trappes !… S’il avait erré auparavant sans objectif ni dessein, Bari avait un but désormais. C’était de surveiller les trappes, de se nourrir et de poursuivre sa haine et sa vengeance tant qu’il vivrait.
Le deuxième jour, au milieu d’un lac, il buta sur le corps d’un loup qui avait péri par l’un des appâts empoisonnés. Pendant une demi-heure, il s’acharna contre la bête morte jusqu’à ce que sa peau fût déchirée en lanières. Il ne goûta point à la chair. Cela lui répugnait. C’était sa vengeance sur l’espèce des loups. Il s’arrêta quand il fut à une douzaine de milles du lac Bain et se détourna. A cet endroit précis, la ligne traversait une rivière gelée derrière laquelle s’étendait une plaine nue et par delà cette plaine arrivait, lorsque le vent était bien tourné, la fumée et l’odeur du poste. La deuxième nuit, Bari s’étendit, repu, sous une touffe de pins banians. Le troisième jour il fit route de nouveau à l’ouest de la ligne de trappes.
De bonne heure, ce matin-là, Bush Mac Taggart se leva pour aller ramasser ses prises, et, tandis qu’il traversait le ruisseau, à six milles du lac Bain, il aperçut d’abord les empreintes de Bari. Il s’arrêta pour les examiner avec un intérêt soudain et insolite, se laissa choir enfin sur les genoux, enleva le gant de sa main droite et ramassa un poil :
— Le loup noir !
Il prononça ces mots d’une voix étrange et rude et, malgré lui, il tourna les yeux droit dans la direction du Grey Loon. Après quoi, encore plus soigneusement qu’avant, il examina une des empreintes nettement marquées dans la neige. Quand il se releva, il avait sur son visage l’air de quelqu’un qui a fait une découverte désagréable.
— Un loup noir ! répéta-t-il, et il haussa les épaules. Bah ! Lerue est fou. C’est un chien.
Puis, au bout d’un moment, il marmonna d’une voix à peine plus élevée qu’un murmure : « Son chien ! »
Il continua à marcher sur la trace du chien. Une nouvelle excitation s’empara de lui, qui était plus fébrile que l’excitation de la chasse. Étant homme, c’était son privilège d’additionner deux et deux et, après deux et deux, il trouvait Bari. Il restait peu de doute dans son esprit. Il y avait pensé aussitôt, quand Lerue avait parlé du loup noir. Il en était convaincu, après examen des empreintes. C’étaient les empreintes d’un chien et le chien était noir. Alors il arriva au premier piège qui avait été dépouillé de son appât.
Il laissa échapper un juron. L’appât avait disparu et le piège n’était pas détendu. Le bâton pointu qui avait fixé l’amorce était tombé net.
Toute la journée, Bush Mac Taggart suivit une piste où Bari avait laissé des traces de sa présence. Piège après piège, il découvrit le vol. Il parvint au lac, près du loup mutilé. D’un premier agacement qui le troublait dès qu’il eut découvert la présence de Bari, sa mauvaise humeur se changea peu à peu en rage, et sa rage s’accrut au fur et à mesure que le jour s’avançait. Il était habitué aux voleurs à quatre pieds sur la ligne de trappes. Mais d’ordinaire, un loup ou un renard ou un chien qui s’étaient initiés au larcin ne dérangeaient que quelques pièges.
Or, dans la circonstance, Bari allait directement d’un piège à l’autre et ses traces de pas dans la neige montraient qu’il s’arrêtait à chacun d’eux. Il y avait quasiment, selon Mac Taggart, de la malignité humaine dans ses actes. Il évitait les poisons. Pas une fois il n’avait tendu la tête ou une patte dans la zone dangereuse des trappes à mort. Sans raison apparente, quoi qu’il en soit, il avait détruit une loutre superbe dont la fourrure brillante gisait en pièces, désormais sans valeur, éparse parmi la neige. Vers la fin du jour, Mac Taggart arriva à une trappe où un lynx était mort. Bari avait déchiré le flanc argenté de la bête si bien que la peau ne valait plus que la moitié de son prix. Mac Taggart poussa une imprécation sourde et sa bile s’échauffa.
A la brume, il atteignit la hutte qu’Eustache avait construite à mi-route de la ligne et il fit l’inventaire de ses fourrures. Il y avait à peine le tiers d’une capture ordinaire. Le lynx était à demi perdu, une loutre était complètement coupée en deux.
Le deuxième jour, il trouva encore plus grand désastre, encore plus de trappes vides. Il était comme fou. Lorsqu’il parvint à la seconde hutte, tard dans l’après-midi, les traces de Bari dans la neige ne dataient pas d’une heure. Trois fois, pendant la nuit, il entendit hurler le chien.
Le troisième jour, Mac Taggart ne retourna point au lac Bain, mais il entreprit une poursuite prudente de Bari. Il était tombé un pouce ou deux de neige fraîche et, comme s’il avait voulu pousser plus avant encore sa vengeance contre son ennemi humain, Bari avait laissé des empreintes de pas toutes récentes dans un rayon d’une centaine de mètres de la hutte.
Il fallut une demi-heure avant que Mac Taggart pût relever la bonne piste et il la suivit durant deux heures dans un épais fourré de banians. Bari tenait le vent. Çà et là, il prenait l’odeur de son chasseur. Une douzaine de fois il attendit jusqu’à ce que l’autre fût si près qu’il pouvait entendre le bruit de sa course et le cliquetis métallique que faisaient les branches contre la crosse de son fusil. Puis, poussé par une inspiration soudaine qui amena la plus belle des malédictions aux lèvres de Mac Taggart, il élargit son cercle et retourna droit à la ligne des trappes.
Quand le facteur y arriva, vers midi, Bari avait déjà commencé sa besogne. Il avait tué et mangé un lapin, il avait enlevé trois pièges à un mille de distance, puis s’était enfui de nouveau à travers la ligne des trappes vers le lac Bain.
Ce fut le cinquième jour que Bush Mac Taggart retourna à son poste. Il était d’une humeur massacrante. Seul des quatre Français, Valence était là et ce fut Valence qui entendit le récit de son aventure et ensuite il l’entendit sacrer contre Marie. Elle vint dans le magasin un peu plus tard, les yeux agrandis par la peur, une de ses joues brûlante où Mac Taggart l’avait frappée.
Tandis que le garde-magasin lui remettait le saumon fumé que Mac Taggart désirait pour son dîner, Valence trouva l’occasion de lui parler doucement à l’oreille.
— M. Lerue a pris un renard argenté, dit-il à voix basse. Il vous aime, mon ami, et il aura une riche capture ce printemps. Il vous envoie de là-bas, du Petit-Ours-Noir-sans-Queue cet avis : Soyez prête à fuir, quand viendra la douce neige.
Marie ne le regarda pas, mais elle entendit et ses yeux brillaient si pareils à des étoiles quand le jeune garde-magasin lui tendit le saumon qu’il dit à Valence, dès qu’elle fut partie :
— Morbleu, mais, Valence, elle est encore belle parfois !
A quoi Valence fit signe que oui avec un singulier sourire.