Bari, chien-loup
CHAPITRE XIX
LE FACTEUR SE DÉCIDE
Dans la cabane du Grey Loon, la quatrième nuit de l’absence de Bari, Pierre fumait sa pipe après un grand souper de longe de caribou qu’il avait rapportée de la piste et Nepeese écoutait le récit du coup remarquable qu’il avait réussi, quand un bruit à la porte les interrompit. Nepeese ouvrit et Bari entra. Le cri de bienvenue qui était aux lèvres de la jeune fille y mourut sur le champ et Pierre sursauta comme s’il ne pouvait croire que cette créature qui revenait était le chien-loup. Trois jours et trois nuits sans manger, pendant lesquels il n’avait pu chasser à cause de la patte qu’il tirait encore, avaient posé sur lui les stigmates de la famine. Couturé par la bataille et couvert de caillots de sang séché qui pendaient encore à ses longs poils, il avait un aspect qui arracha finalement un long soupir à Nepeese. Un bizarre sourire s’esquissa sur le visage de Pierre, tandis qu’il se penchait hors de son fauteuil, puis se levant lentement et regardant avec plus d’attention, il dit à Nepeese :
— Ventre saint gris ! Oui. Il est allé rejoindre la horde des loups, Nepeese, et la horde s’est retournée contre lui. Ce n’a pas été un combat entre deux loups, non ! Ce fut un combat de toute la bande. Il est déchiré et lardé à cinquante places. Et, mon Dieu, il est vivant…
Dans la voix de Pierre l’émerveillement et la surprise allaient croissant. Il demeurait sceptique et pourtant il ne pouvait ne pas croire ce que lui disaient ses yeux. Ce qui était arrivé n’était rien moins qu’un miracle et, pendant un moment, il ne souffla mot, mais resta à regarder en silence, tandis que Nepeese s’éveillait de son étonnement pour donner à Bari des soins et de la nourriture. Quand il eut dévoré comme un affamé une bouillie froide, elle se mit à laver les blessures dans de l’eau tiède, ensuite elle les oignit avec de la graisse d’ours, lui parlant tout le temps dans son doux langage cree. Après la douleur et la faim et la traîtrise de son équipée, c’était une magnifique réception pour Bari. Il dormit cette nuit-là au pied du lit de Branche-de-Saule. Le matin suivant, ce fut la fraîche caresse de sa langue sur la main de Nepeese qui l’éveilla.
Dès ce jour-là, ils reprirent la camaraderie interrompue par la désertion momentanée de Bari. L’attachement était plus grand que jamais de la part de Bari. C’était lui qui s’était enfui loin de Branche-de-Saule, qui l’avait quittée à l’appel de la bande et il avait l’air parfois de sentir la profondeur de sa trahison et il essayait de réparer sa faute. Il y avait à n’en pas douter un grand changement en lui. Il s’attachait à Nepeese comme une ombre. Au lieu de dormir la nuit dans l’abri de sapin que Pierre lui avait fabriqué, il s’était fait lui-même un petit creux dans la terre près de la porte de la hutte. Pierre croyait comprendre mieux encore, mais en réalité la clef du mystère résidait en Bari lui-même.
Il ne joua plus désormais comme il avait joué avant de partir seul dans la forêt. Il ne faisait plus la chasse aux bâtons ou ne courait plus jusqu’à n’être qu’un tourbillon pour la simple joie de courir. Tout enfantillage avait disparu. A la place, il y avait une immense adoration et une vaste amertume, de l’amour pour la jeune fille et de la haine pour la horde et tout cela tenait lieu du passé. Chaque fois qu’il entendait le hurlement du loup, un grognement de colère montait à sa gorge et il montrait les crocs au point que même Pierre s’écartait un peu de lui. Un attouchement de la main de la jeune fille l’apaisait.
En une semaine ou deux, les grandes neiges arrivèrent, et Pierre recommença ses voyages au long de sa ligne de pièges. Nepeese avait passé avec lui un intéressant marché cet hiver. Pierre l’avait prise comme associée. Un piège tous les cinq, une trappe toutes les cinq, un appât empoisonné tous les cinq devaient lui appartenir et ce qu’ils prenaient et tuaient rapprochait un peu plus la réalisation d’un rêve merveilleux qui croissait dans l’âme de Branche-de-Saule. Pierre en avait fait la promesse. S’ils avaient beaucoup de chance cet hiver, ils descendraient ensemble aux dernières neiges jusqu’à Nelson House, afin d’y acheter le vieux petit harmonium qui était à vendre. Et si l’harmonium était vendu, ils travailleraient un autre hiver pour en acheter un neuf. De ce fait, Nepeese prenait un intérêt enthousiaste et incessant à visiter la zone de trappes. De la part de Pierre c’était plus ou moins un bel acte de diplomatie. Il aurait vendu son âme peur donner l’harmonium à Nepeese ; il avait décidé qu’elle l’aurait, que les cinquièmes trappes, les cinquièmes fosses ou les cinquièmes appâts empoisonnés eussent pris des fourrures ou non.
L’association n’avait en apparence d’autre signification que ces objets-là. Mais, d’autre part, cela voulait dire pour Nepeese une occupation personnelle où se prendre complètement. Pierre lui avait fait comprendre que cela faisait d’elle une camarade et une collaboratrice sur la piste. Tel était son dessein : la garder avec lui quand il s’absentait de la hutte. Il savait que Mac Taggart reviendrait à Grey Loon peut-être plus d’une fois durant l’hiver. Il avait des chiens rapides et c’était un voyage assez court. Et lorsque Mac Taggart viendrait il ne fallait pas que Nepeese fût seule à la cabane.
La zone des trappes de Pierre s’étendait du Nord à l’Ouest, couvrant en tout une distance de cinquante milles, avec une moyenne de deux trappes, un piège et un appât par mille. C’était une ligne sinueuse qui brillait au long des ruisseaux, pour la belette, la loutre et la martre, qui pénétrait au plus profond des forêts pour le chat-pêcheur et le lynx, et qui traversait les lacs et les lambeaux de terres arides balayés par les tempêtes où les appâts empoisonnés pouvaient être disposés pour le renard et le loup.
A mi-chemin de la ligne, Pierre avait construit une petite hutte en bois et une autre à l’extrémité, de telle sorte que le travail d’une journée équivalait à vingt-cinq milles. C’était aisé pour Pierre et pas bien difficile pour Nepeese, au bout des quelques premiers jours. Pendant tout les mois d’octobre et de novembre et la plus grande partie de décembre, ils accomplirent régulièrement leur trajet achevant leur tournée tous les six jours, ce qui leur donnait une journée de repos à la cabane du Grey Loon et une autre journée à la cabane à l’extrémité de la piste. Pour Pierre, le travail de l’hiver était une affaire véritable, l’ouvrage de sa race depuis des générations ; pour Nepeese et Bari il représentait une libre et joyeuse partie qui jamais un seul jour ne les lassait. Même, Pierre ne pouvait tout à fait se défendre de leur emballement. C’était contagieux et pendant trois mois il fut plus heureux qu’il n’avait jamais été depuis que son soleil s’était couché, ce soir que mourut la princesse-mère.
Ce furent des mois merveilleux. La fourrure était abondante et il faisait un froid continu sans tourmente mauvaise. Non seulement Nepeese portait un petit paquet sur les épaules afin de rendre plus léger le fardeau de Pierre, mais elle exerçait Bari à porter de chaque côté de ses flancs de mignons paniers qu’elle avait fabriqués. Dans ces paniers Bari portait les appâts.
Dans un sur trois au moins des pièges, il y avait toujours ce que Pierre nommait des « bagatelles » : lapins, hiboux, corneilles, geais ou écureuils. Ceux-ci, une fois déplumés ou écorchés, constituaient l’appât pour recharger les trappes plus avant.
Sur la fin de décembre, comme ils revenaient à Grey Loon, Pierre s’arrêta brusquement à une douzaine de pas en avant de Nepeese et fixa la neige. Une bizarre empreinte de chaussures avait rejoint la leur et se dirigeait vers la hutte… Pendant une demi-minute, Pierre resta silencieux et c’est à peine si un muscle de son visage remua, tandis qu’il regardait. La trace venait en droite ligne du Nord et de ce côté-là c’était le lac Bain. Il y avait également de grandes empreintes de bottes et leurs enjambées étaient celles d’un homme de taille robuste. Avant que Pierre eût, dit un mot, Nepeese avait deviné ce que cela signifiait :
— Monsieur le facteur du lac Bain ! dit-elle.
Bari flairait avec défiance l’étrange trace. Ils entendirent le groulement sourd de sa gorge et Pierre haussa les épaules :
— Oui, le monsieur ! fit-il.
Le cœur de Branche-de-Saule se mit à battre plus vite, tandis qu’ils continuaient d’avancer. Elle n’avait pas peur de Mac Taggart, elle n’avait pas peur physiquement et cependant quelque chose lui montait de la poitrine et l’étouffait à l’idée de la présence de cet homme à Grey Loon. Pourquoi s’y trouvait-il ? Pierre n’avait pas besoin de répondre à la question, l’eût-elle formulée. Elle le savait. Le facteur du lac Bain n’avait point affaire ici, sinon qu’il voulait la voir. Le sang empourpra ses joues tandis qu’elle se rappelait cette minute au bord du ravin alors qu’il la meurtrissait presque dans ses bras. Tenterait-il cela encore ?
Pierre, perdu dans ses sombres pensées, entendit à peine l’éclat de rire singulier qui sortit de la bouche de Nepeese. Nepeese écoutait le groulement que Bari faisait entendre de nouveau. C’était un bruit assourdi, mais terrible. Lorsqu’on fut à un demi-mille de la hutte, elle enleva les paniers des reins du chien et les porta elle-même. Dix minutes plus tard, ils aperçurent un homme qui venait à leur rencontre.
Ce n’était point Mac Taggart. Pierre le reconnut et, avec un évident soupir de soulagement, il lui fit signe de la main. C’était De Bar qui était trappeur dans les terres incultes au nord du lac Bain. Pierre le connaissait parfaitement. Ils avaient échangé des poisons à renards. Ils étaient amis et ils eurent plaisir à se serrer les mains. De Bar regarda alors Nepeese :
— Tonnerre ! la voici femme, s’écria-t-il. Et comme une femme, Nepeese le regarda bien en face, la rougeur colorant plus fort ses joues et il s’inclina profondément avec une politesse qui reportait à une couple de siècles par delà la ligne de pièges.
De Bar ne tarda pas à expliquer sa mission et, avant d’avoir atteint la hutte, Pierre et Nepeese savaient pourquoi il était venu. Monsieur le facteur du lac Bain partait en voyage dans cinq jours et il avait spécialement envoyé De Bar pour demander à Pierre d’aller aider le commis et le garde-magasin métis pendant son absence. Pierre ne fit d’abord aucune observation. Mais il réfléchissait, Pourquoi Mac Taggart l’envoyait-il chercher ? Pourquoi n’avait-il pas choisi quelqu’un qui fût plus proche ? Tant que le feu ne pétilla point dans le poêle de tôle de la hutte et que Nepeese ne fut pas occupée à préparer le souper, il ne formula pas ces questions au chasseur de renards.
De Bar haussa les épaules.
— Il m’a d’abord demandé si je pouvais rester. Mais ma femme a une pneumonie, Pierre. Elle a pris froid, l’hiver dernier, et je n’ose la laisser longtemps seule. Il a grande confiance en vous. En outre, vous connaissez tous les trappeurs inscrits aux registres de la Compagnie du lac Bain. De sorte qu’il m’a envoyé à vous et il vous prie de ne pas vous inquiéter à propos de vos lignes de fourrures, car il vous paiera double de ce que vous auriez pris pendant le temps que vous serez au poste.
— Et… Nepeese ? interrogea Pierre. Monsieur s’attend-il que je l’amène ?
Près du poêle, Branche-de-Saule releva la tête pour écouter et son cœur se remit à battre librement à la réponse de De Bar.
— Il n’a rien dit à ce sujet. Mais bien sûr ce sera un grand changement pour la petite demoiselle.
Pierre fit signe de la tête.
— Probablement, Netootam !
Ils ne s’entretinrent pas davantage de l’affaire, ce soir-là. Mais pendant toute la nuit, Pierre y réfléchit et cent fois il se posa la même question : Pourquoi Mac Taggart l’envoyait-il chercher, lui ? Il n’était pas le seul à bien connaître les trappeurs qui figuraient aux registres de la Compagnie. Il y avait Wassaon, par exemple, le métis scandinave dont la hutte se trouvait à moins de quatre heures de marche du poste ; ou Baroche, le vieux Français à barbe blanche qui habitait encore plus près et de qui chaque phrase était parole d’évangile. Il faut, se dit-il en fin de compte, que monsieur m’envoie chercher parce qu’il désire se concilier le père de Nepeese et obtenir l’amitié de Nepeese elle-même. Car c’était, à n’en point douter, un grand honneur que le facteur lui faisait et cependant, au fond du cœur, il restait plein de défiance.
Quand De Bar fut sur le point de le quitter, le lendemain matin, il lui dit :
— Dites à monsieur que je partirai pour le lac Bain après-demain.
Lorsque De Bar fut parti, Pierre dit à Nepeese :
— Et tu vas rester ici, ma chérie. Je ne t’emmène pas au lac Bain. J’ai rêvé que monsieur ne s’en allait pas en voyage, mais qu’il a menti et qu’il sera malade quand j’arriverai au poste. Et pourtant si par hasard tu voulais venir…
Nepeese se redressa brusquement pareille à un roseau que le vent avait courbé.
— Non ! s’écria-t-elle si farouchement que Pierre éclata de rire et se frotta les mains.
Ainsi se fit-il que le deuxième jour après la visite du chasseur de renards, Pierre s’en alla au lac Bain. Nepeese, sur le seuil, lui fit signe adieu de la main jusqu’à ce qu’il eût disparu à sa vue.
Le matin de ce même jour, Mac Taggart se leva alors qu’il faisait encore nuit. Le moment était arrivé, l’heure et le jour qu’il avait attendus et combinés, et, de toute la nuit, le sommeil n’avait fermé ses yeux. Vingt fois, il avait tenu ce merveilleux portrait de Nepeese à la lueur de la lampe et qui, chaque fois, produisait l’effet de l’huile jetée sur un brasier. Toutes les forces de son être sombraient maintenant dans une seule et grande passion dont longtemps et minutieusement il avait machiné l’accomplissement. Il avait reculé devant un meurtre à commettre : tuer Pierre, et, dans son hésitation, il avait trouvé un moyen meilleur. Nepeese ne pouvait lui échapper. Il la rencontrerait seule à la hutte, sans défense, pour en faire ce qu’il lui plairait. Après quoi…
Il se mit à rire et serra ses gros poings, enchanté. Oui, après cela, Nepeese consentirait à devenir la femme du facteur du lac Bain. Elle ne voudrait pas que les gens de la forêt la regardent comme la bête noire. Non ! Elle viendrait spontanément. Et Pierre ne saurait jamais ce qui s’était passé à la hutte, car Nepeese voudrait-elle le lui raconter ? C’était un plan superbe, si facile à réaliser, aux résultats tellement inévitables ! Et, pendant tout ce temps, Pierre s’imaginerait que Mac Taggart était parti en mission vers l’Est.
Il déjeuna avant l’aube et il était en route avant qu’il fît jour encore. A dessein, il tourna directement à l’est, afin qu’en arrivant du sud-ouest, Pierre ne pût rencontrer les traces de son traîneau. Car il avait maintenant résolu qu’il importait que Pierre ne sût jamais cela et n’eût pas un soupçon, même si cela devait l’obliger à faire quelques milles supplémentaires de voyage, si bien qu’il ne parviendrait au Grey Loon que le deuxième jour. Il était préférable, somme toute, d’être un jour en retard, car il était possible que quelque chose eût fait différer Pierre. De sorte qu’il ne s’efforça point d’aller au plus vite. Il y avait une énorme somme de brutale satisfaction à prévoir ce qui allait arriver et Mac Taggart se plongeait dans ce plaisir jusqu’à satiété. Aucune chance de déception d’ailleurs. Il était sûr que Nepeese n’accompagnerait pas son père au lac Bain. Elle serait à la hutte du Grey Loon, seule. Cinquante fois son visage s’empourpra violemment d’y penser.
Nepeese ne redoutait rien de cette solitude. Des fois, maintenant, la pensée d’être seule lui était agréable, quand elle désirait rêver, quand elle se représentait des choses au mystère desquelles elle n’aurait même pas admis Pierre. Elle devenait femme, une fleur qui, close jusqu’alors, s’épanouissait, C’était encore une jeune fille avec le doux velouté de l’adolescence dans ses yeux et cependant avec déjà le mystère de la femme s’émouvant dans son âme, comme si la Grande Main hésitait à l’éveiller ou à la laisser dormir encore plus longtemps. A ces moments-là, lorsque l’occasion s’offrait de consacrer quelques heures à sa rêverie, elle mettait sa robe rouge et relevait ses cheveux comme elle l’avait vu représenté dans les gravures des magazines que Pierre rapportait deux fois par an de Nelson House.
Le deuxième jour de l’absence de Pierre, elle s’habilla de la sorte ; toutefois, elle fit retomber ses cheveux autour d’elle en gloire lumineuse et autour de son front elle attacha un bandeau de ruban rouge. Cependant, ce n’était pas fini. Aujourd’hui, elle avait de merveilleux desseins. Sur la muraille, près de son miroir, elle avait fixé une grande page tirée d’un magazine pour dames et sur cette page on voyait une délicieuse figure à frisettes. En dessous était écrit : Mary Pickford. A quinze cents milles au Nord du bureau de la Californie soleilleuse où la photographie avait été prise, Nepeese, une moue à ses lèvres pourpres, le front plissé, s’appliquait à saisir le secret des ondulations de la petite Mary Pickford.
Elle regardait son miroir, le visage enflammé et des yeux brillants, s’énervant pour donner à l’une de ses tresses qui tombait plus bas que ses hanches, l’aspect des boucles convoitées. Soudain, derrière elle, la porte s’ouvrit et Bush Mac Taggart entra.