Bari, chien-loup
CHAPITRE III
UNE NUIT D’EFFROI
Pour Papayouchisiou, après la première lampée d’eau, le torrent présentait presque autant de sécurité que l’air même, car il descendit comme une voile, avec la légèreté d’une mouette, se demandant dans sa grosse tête au lent entendement, pourquoi il allait si vite et si agréablement sans faire le moindre effort.
Quant à Bari, c’était une autre affaire. Il tomba presque comme une pierre. Un bourdonnement formidable emplit ses oreilles ; il faisait noir, étouffant, effrayant. Dans le courant rapide, il roulait en tous sens. Puis il remonta à la surface et se mit désespérément à se servir de ses pattes. Cela lui était de peu d’aide. Il n’eut que le temps d’ouvrir l’œil une ou deux fois, et d’aspirer une poumonnée d’air et il fut entraîné dans un rapide qui courait comme un biez de moulin entre les troncs de deux arbres tombés et, sur l’espace d’une vingtaine de pieds, les yeux les plus perçants n’auraient pu apercevoir de lui un poil ni un atome de peau. Il remonta de nouveau à l’extrémité d’une vanne étroite par-dessus laquelle l’eau se précipitait comme les chutes d’un Niagara en miniature et sur cinquante à soixante mètres, il fut lancé comme une balle de crin. De là, il fut projeté dans un étang profond et froid, puis, demi-mort, il se retrouva se hissant sur un banc de gravier.
Il resta là étendu longtemps dans un bain de lumière solaire, sans bouger. Son oreille lui faisait tellement mal qu’enfin il se remit sur pied ; son nez était à vive chair et lui cuisait comme s’il l’avait fourré dans le feu. Ses jambes et son corps étaient endoloris et lorsqu’il se mit à errer sur le banc de gravier, il était le plus misérable petit chien du monde. Il était en outre complètement désorienté. En vain chercha-t-il autour de lui quelque indication familière, quelque chose qui pût l’aider à retourner à sa maison de l’arbre tombé. Tout lui était étranger. Il ne savait pas que l’eau l’avait entraîné sur la rive opposée du torrent et que pour atteindre la souche renversée, il aurait fallu le retraverser. Il geignit, mais d’une voix aussi forte que s’il appelait sa mère. Louve-Grise aurait pu entendre son aboiement, car l’arbre tombé ne se trouvait pas à plus de deux cent cinquante mètres en amont du torrent. Mais le loup en Bari le contraignait au silence, en dehors d’un timide gémissement.
Gagnant la rive principale, il commença à descendre le cours du fleuve. Il s’écartait de l’arbre renversé et chaque pas qu’il faisait maintenant l’emmenait de plus en plus loin de sa maison. A tout instant, il s’arrêtait pour écouter. La forêt était plus profonde. Elle devenait plus sombre et plus mystérieuse. Son silence était effrayant. Au bout d’une demi-heure, Bari aurait même accueilli avec joie Papayouchisiou. Et il ne se serait pas battu avec lui. Il lui aurait demandé, si possible, la route pour retourner chez lui.
Il était bien à trois quarts de mille de l’arbre renversé, lorsqu’il arriva à un point où le ruisseau se divisait en deux branches. Il n’avait qu’un choix à faire : le courant qui coulait un peu au sud-est. Ce courant n’était pas trop rapide. Il n’était pas rempli de minces barrages ni de roches autour desquelles l’eau bruissait et écumait. Il devenait obscur comme la forêt. Il était calme et profond. Sans le savoir, Bari s’enfonçait de plus en plus avant dans les anciens parages à pièges de Tusoo. Depuis la mort de Tusoo, ils s’étendaient introublés, sauf par les loups, car Louve-Grise et Kazan ne chassaient pas de ce côté de la rivière et les loups eux-mêmes préféraient, pour y chasser, la rase campagne. Tout à coup, Bari se trouva au bord d’un étang profond et sombre où l’eau dormait aussi tranquille que de l’huile ; et son cœur bondit presque à se rompre, lorsqu’une longue bête au beau poil luisant s’élança dehors presque sous son nez et nagea avec de violentes éclaboussures jusqu’au milieu. C’était Nekik, la loutre. Nekik n’avait pas entendu Bari et un moment après, Napanekik, sa femme, émergea d’un cercle obscur et derrière elle suivirent trois petits enfants loutres, laissant après eux quatre sillages brillants dans l’eau qui ressemblait à de l’huile. Ce qui se passa ensuite fit oublier à Bari, pendant quelques minutes, qu’il s’était perdu. Nekik avait disparu de la surface de l’étang et maintenant il remontait directement sous sa compagne, sans méfiance, avec une telle vigueur qu’il la souleva à demi hors de l’eau. Aussitôt, il repartit et Napanekik le suivit impétueusement. Pour Bari cela n’avait pas l’air d’un jeu. Deux des bébés loutres s’étaient jetés sur le troisième qui semblait se débattre désespérément. L’engourdissement et la douleur abandonnèrent le corps de Bari. Son sang circula avec précipitation, il s’oublia à laisser échapper un jappement.
Dans un éclair, les loutres disparurent. Pendant quelques minutes l’eau de l’étang continua à s’agiter et à bouillonner, puis ce fut tout. Au bout de peu de temps, Bari retourna dans les fourrés et continua sa route.
Il était environ trois heures de l’après-midi et le soleil devait être encore très haut dans le ciel. Mais il faisait plus sombre au fur et à mesure, et l’étrangeté et la peur de tout cela prêtait plus grande hâte aux jambes de Bari. Il s’arrêtait à tout instant pour écouter et, pendant l’une de ses haltes, il entendit un bruit qui lui arracha en réponse un cri de joie. C’était un hurlement lointain, un hurlement de loup, droit devant lui. Bari ne pensait pas aux loups, mais à Kazan, et il courut à travers l’obscurité de la forêt, tant qu’il entendit ce bruit. Puis il s’arrêta et écouta longtemps.
Le hurlement du loup ne recommença pas. Au lieu de cela roula au ciel, venant de l’est, un sourd grondement de tonnerre. A travers le sommet des arbres flamboya soudain une vivante traînée de foudre. Un chuchotement plaintif de vent précéda l’orage, le tonnerre se rapprocha et un second éclair parut découvrir Bari où il se tenait tremblant sous le dais d’un grand sapin. C’était le second orage dont il était témoin. Le premier l’avait terriblement effrayé et il s’était reculé bien avant dans l’abri de l’arbre renversé. Le mieux qu’il pût trouver maintenant fut un creux sous une énorme racine et il s’y blottit et gémit doucement. C’était un cri d’enfantelet, un cri vers sa mère, sa maison, la chaleur, quelque chose de doux et de tutélaire où se réfugier. Et tandis qu’il pleurait, l’orage éclata au-dessus de la forêt.
Bari n’avait jamais entendu pareil vacarme auparavant et il n’avait jamais vu les éclairs étendre de pareilles nappes de feu pendant les déluges du mois de juin. On aurait dit, à chaque fois, que le monde entier flambait et la terre paraissait être ébranlée et rouler sous les craquements du tonnerre. Il cessa de pleurer et se fit aussi petit qu’il put sous la racine qui le protégeait en partie de ce terrible ouragan de la pluie qui descendait en torrent à travers les sommets des arbres. Il faisait maintenant si noir que, sauf quand les éclairs ouvraient de grands trous dans l’obscurité, il ne pouvait voir les troncs des sapins à vingt pas. A deux fois cette distance de Bari, il y avait une énorme souche morte qui se dressait comme un spectre, chaque fois que ces éclairs traversaient le ciel, comme si elle défiait les mains de feu de là-haut de la frapper. Et enfin, l’une d’elles la frappa. Une langue bleuâtre de flamme vibrante parcourut le vieux tronc du faîte au pied et, comme elle touchait terre, il y eut une formidable explosion au-dessus du sommet des arbres.
La souche massive oscilla puis se cassa en deux comme si un coin gigantesque l’avait écartelée. Elle s’écrasa si près de Bari que de la terre et des éclats de bois volèrent autour de lui et il poussa un seul et sauvage gémissement d’effroi, tandis qu’il essayait de s’enfoncer plus profondément au creux obscur de la racine.
Par la destruction du vieux cèdre, le tonnerre et la foudre semblaient avoir soulagé leur courroux. Le tonnerre s’éloigna vers le sud-est, semblable au roulement de dix mille roues de lourds chariots par-dessus les toits des forêts et les éclairs les suivirent. La pluie tomba avec un redoublement de force. Pendant une heure après que Bari eût vu la dernière lueur dans le ciel, elle continua de tomber sans arrêt. Le trou dans lequel il s’était cru à l’abri était trempé. Lui était mouillé jusqu’à la peau ; ses dents claquaient, tandis qu’il se demandait ce qui allait encore arriver.
Ce fut une longue attente. Lorsque la pluie cessa et que le ciel s’éclaircit, il faisait nuit. A travers le dôme des arbres, Bari aurait pu apercevoir les étoiles s’il avait risqué la tête hors de sa cachette et levé les yeux. Mais il se cramponnait à son trou. Une heure passa après une heure. Vidé, à demi noyé, les jambes rompues et affamé, il ne bougeait pas. A la fin, il s’endormit d’un sommeil agité, un sommeil pendant lequel, à tout moment, il appelait doucement et tristement sa mère. Lorsqu’il s’aventura à sortir de dessous sa racine, c’était le matin et le soleil brillait.
D’abord, Bari, put à peine se tenir debout. Ses jambes étaient engourdies ; chaque vertèbre de son corps semblait désemboîtée ; son oreille était indurée où le sang avait coulé et s’était coagulé et, lorsqu’il essayait de froncer son nez blessé, il jetait un petit cri aigu de douleur. Si pareille chose était possible, il paraissait encore plus mal en point qu’il ne le sentait. Son poil était roide de plaques de boue séchée ; il était couvert de crottes d’une extrémité à l’autre et alors que, hier, il était dodu et brillant, il était maintenant aussi maigre et calamiteux qu’il avait été possible à l’infortune de le rendre. Et il avait faim. Il n’avait jamais su auparavant ce que cela signifiait en réalité d’avoir faim.
Lorsqu’il avança, continuant dans la direction qu’il avait suivie la veille, il s’en alla tout découragé. Sa tête et ses oreilles avaient perdu leur vivacité et sa curiosité était partie. Il n’avait pas seulement le ventre creux ; la faim de sa mère dominait son désir physique d’avoir quelque chose à manger. Il avait besoin de sa mère, comme il n’avait jamais eu besoin d’elle autrefois de sa vie. Il avait besoin de dorloter son petit corps frissonnant tout contre elle et de sentir la tiède caresse de sa langue et d’écouter le gémissement pitoyable de sa voix. Et il avait besoin de Kazan et de l’arbre renversé et de ce large espace bleu qui s’ouvrait dans le ciel, droit au-dessus. Il pleurnichait après eux, comme un petit enfant qui aurait du chagrin, tandis qu’il suivait de nouveau le bord du ruisseau.
La forêt s’éclaircit davantage au bout d’un moment et cela lui rendit un peu de courage. La chaleur du soleil lui enlevait également la douleur de son corps. Il avait de plus en plus faim. Il avait dépendu entièrement de Kazan et de Louve-Grise pour sa subsistance. Ses parents en avaient fait, d’une certaine façon, un grand bébé. La cécité de Louve-Grise en était cause ; depuis sa naissance, elle n’avait plus pris part à la chasse avec Kazan et il était tout naturel que Bari demeurât collé près d’elle, bien que plus d’une fois, il se fût senti plein d’un vif désir de suivre Kazan. La nature avait fort à faire maintenant pour essayer de triompher de ce retard. Elle travaillait à persuader Bari que le temps était désormais venu où il devait chercher sa propre subsistance. Cette évidence pénétrait lentement mais sûrement en lui et il se mit à penser à deux ou trois coquillages qu’il avait pris et mangé sur la berge pierreuse du ruisseau, près de l’arbre renversé. Il se rappelait aussi une huître qu’il avait trouvée ouverte et le goût délicieux du morceau délicat qui était à l’intérieur. Une sensation nouvelle commença de le posséder. Il devint, tout aussitôt, un chasseur.
En même temps que la forêt se faisait moins dense, le ruisseau devenait moins profond. Il coulait de nouveau par-dessus des bancs de sable et cailloux, et Bari se mit à flairer le long de leurs bords. Pendant longtemps, ce fut sans succès. Le peu de crustacés qu’il aperçut étaient excessivement frétillants et illusoires, et tous les mollusques étaient fermés si étroitement que même les mâchoires toutes puissantes de Kazan auraient eu de la peine à les broyer. Il était presque midi quand il prit sa première écrevisse, à peu près aussi grosse que l’index d’un homme. Il la dévora à belles dents. Le goût de la nourriture lui donna un renouveau de courage. Il prit encore deux écrevisses durant l’après-midi. Le crépuscule tombait déjà lorsqu’il fit lever un jeune lapin de dessous une touffe d’herbe. S’il avait été d’un mois plus âgé, il l’aurait attrapé. Il avait encore très faim, car trois écrevisses espacées sur une journée n’avaient pas contribué beaucoup à remplir le vide qui augmentait progressivement en lui.
Avec l’approche de la nuit, ses frayeurs et son immense isolement lui revinrent. Avant que le jour fût tout à fait évanoui, il se trouva un abri sous une grosse roche où il y avait un lit de sable doux et tiède. Depuis sa lutte avec Papayouchisiou, il avait couvert une longue distance et la roche sous laquelle il fit son lit cette nuit-là était bien à huit ou neuf milles de l’arbre renversé.
C’était dans la clairière à la boucle du ruisseau avec la sombre forêt de sapins et de cèdres tout près de chaque côté. Et quand la lune se leva et que les étoiles emplirent le ciel, Bari pouvait, en regardant dehors, voir l’eau du courant qui luisait doucement avec des reflets presque aussi brillants qu’en plein jour. Droit devant lui, s’étendant jusqu’au bord de l’eau, il y avait une large bande de sable blanc. Un énorme ours noir, une demi-heure plus tard, traversa ce sable. Jusqu’à ce que Bari eût vu les loutres jouer dans le ruisseau, sa conception de la forêt n’avait point dépassé sa propre espèce et les bêtes telles que des hiboux, des lapins et des petites choses couvertes de plumes. Les loutres ne l’avaient point effrayé, parce qu’il considérait encore les êtres d’après la taille, et Nekik n’était pas à moitié aussi gros que Kazan. Mais l’ours était un monstre auprès duquel Kazan aurait eu l’air d’un simple pygmée. Il était énorme. Si la nature avait choisi ce moyen de mettre Bari devant l’évidence qu’il y avait dans les forêts des créatures plus importantes que chiens et loups et hiboux et écrevisses, elle le lui démontrait avec un peu plus d’ampleur qu’il n’était nécessaire. Car Wakayoo, l’ours, pesait six cents livres aussi bien qu’une once. Il était gras et luisant de s’être, tout un mois, régalé de poisson. Son habit soyeux ressemblait à du velours noir sous la clarté de la lune et il marchait avec un curieux mouvement de tangage, la tête basse. Horreur ! il se coucha sur le flanc sur le banc de sable, pas plus d’à dix pieds de la roche sous laquelle Bari frissonnait comme s’il avait la fièvre.
Il était absolument évident que Wakayoo avait flairé dans l’air sa présence. Bari pouvait l’entendre renifler ; il pouvait entendre sa respiration ; il surprit la lueur d’étoile qui brillait dans ses yeux d’un rouge foncé tandis qu’ils viraient soupçonneusement du côté de l’énorme roche arrondie. Si Bari avait pu savoir alors que lui — son insignifiante petite personne — rendait ce monstre réellement nerveux et mal à l’aise, il aurait poussé un jappement de joie. Car Wakayoo, en dépit de sa taille, était une espèce de couard lorsqu’il avait affaire à des loups. Et Bari portait en lui l’odeur du loup. Elle arriva plus forte à l’odorat de Wakayoo et, juste à ce moment, comme pour augmenter en quelque sorte la nervosité qui croissait en lui, sortit de là-bas, derrière lui, un long hurlement lamentable. Poussant un grognement significatif, Wakayoo s’en alla. Les loups étaient un fléau, pensait-il.
Ils n’attaquaient pas pour combattre. Ils avaient mordu et jappé à ses talons, pendant des heures, une fois, et ils se sauvaient toujours hors de sa portée et plus vifs qu’un clin d’œil lorsqu’il se retournait vers eux. Le moyen de se reposer là où il y avait des loups, par une si belle nuit ! Il partit à pas pesants et résolus. Bari pouvait l’entendre patauger lourdement dans l’eau du ruisseau. Ce n’est qu’alors qu’il osa respirer. Ce fut presque un soupir de soulagement.
Mais ce n’était pas fini d’émotion pour la nuit. Bari avait choisi son lit à un endroit où les bêtes descendaient boire et où elles traversaient pour aller de l’une des rives du ruisseau vers l’autre. Peu après que l’ours eut disparu, Bari entendit un bruit pesant écraser le sable et des sabots racler les pierres, et un moose, élan mâle, nanti d’une énorme courbure d’andouillers traversa la clairière au clair de lune. Bari ouvrit des yeux démesurés, car si Wakayoo pesait six cents livres, cette gigantesque créature, dont les jambes étaient si longues qu’elle semblait marcher sur des échasses, pesait au moins trois fois autant. Un élan femelle suivit. Puis un jeune moose. Le jeune moose semblait tout en jambes. C’en était trop pour Bari, et il se recula de plus en plus avant sous la roche jusqu’à être aplati comme une sardine dans une boîte. Et il resta à étendu jusqu’au matin.