Bari, chien-loup
CHAPITRE XXIX
L’APPEL DU SUD
Bari était debout, immobile comme une statue, lorsque Carvel sortit de sa tente et, pendant quelques minutes, Carvel garda le silence, l’observant avec attention. Le chien répondrait-il à l’appel de la horde ? Leur appartenait-il ? S’en irait-il maintenant ? Les loups se rapprochaient. Ils n’allaient point par détours, comme l’aurait pu faire un caribou ou un cerf, mais ils venaient tout droit, droit sur leur campement. La signification de ce fait était facile à comprendre pour Carvel.
Toute l’après-midi, les pas de Bari avaient laissé une odeur de sang au long de la route et les loups avaient découvert leur trace au fond de la forêt où la neige, en tombant, ne l’avait point recouverte. Carvel n’était point inquiet. Plus d’une fois, pendant ces cinq années de courses vagabondes entre le cercle arctique et le Pôle, il avait fait la partie avec les loups. Une fois, il l’avait quasiment perdue, mais c’était là-bas, en plein désert. Ce soir, il avait du feu et, au cas où les brandons viendraient à lui manquer, il avait les arbres où grimper. Son inquiétude, pour l’heure, était concentrée sur Bari. Si le chien partait, il resterait seul encore une fois. Aussi dit-il, en rendant sa voix tout à fait naturelle :
— Tu ne vas point t’en aller, n’est-ce pas, vieux ?
Si Bari le comprit, il n’en témoigna rien. Mais Carvel, qui l’observait de près, vit que les poils étaient hérissés sur son échine comme une brosse, puis il entendit, qui croissait peu à peu dans la gorge de Bari, un grognement de haine féroce.
C’était l’espèce de grognement par lequel il avait accueilli le facteur du lac Bain et Carvel, ouvrant la culasse de son fusil pour voir si tout était bien, se mit à rire joyeusement. Il se peut que Bari l’entendit. Peut-être cela avait-il une signification pour lui, car il se retourna brusquement les oreilles basses en regardant son compagnon.
Les loups étaient muets maintenant. Carvel savait ce que cela voulait dire et il était sur le qui-vive. Dans le calme, le déclic du cran de sûreté de son fusil retentit avec un bruit métallique.
Pendant quelques instants, on n’entendit plus rien que le pétillement du feu. Brusquement, les muscles de Bari se détendirent. Il recula et fit face au côté opposé derrière Carvel, la tête rentrée dans les épaules, ses crocs longs d’un pouce, brillants, tandis qu’il retroussait les babines, tandis qu’il grondait vers les cavernes obscures de la forêt, derrière la marge de lumière du feu. Carvel s’était retourné d’un bond.
Il fut presque effrayé de ce qu’il vit. Une paire d’yeux flambaient d’un feu verdâtre, puis une autre paire, puis après ceux-là tellement, tellement, qu’il n’aurait pu les compter. Il poussa un brusque soupir. On aurait dit des yeux de chat, un peu plus larges seulement. Quelques-uns, recevant en plein la lueur du foyer, étaient rouges comme des tisons, d’autres luisaient bleus et verts, des choses vivantes, sans corps.
D’un regard rapide, Carvel parcourut le cirque obscur de la forêt. Il y en avait dehors là aussi ; il y en avait de tous les côtés ; mais là où il les avait vus tout d’abord, ils étaient plus nombreux. Durant ces quelques secondes, il avait oublié Bari, troublé jusqu’à la stupéfaction par ce cordon d’yeux monstrueux, d’yeux de mort qui l’encerclaient. Ils étaient là cinquante loups, cent peut-être, tout autour, ne redoutant rien parmi tout ce monde sauvage que le feu. Ils étaient arrivés, sans même faire de bruit, de leurs pas feutrés, sans même briser une vergette : S’il avait été plus tard et s’ils avaient été endormis et le feu éteint !
Il frissonna et pendant une minute cette pensée abattit son courage. Il ne s’était pas proposé de tirer sans nécessité, mais tout aussitôt il épaula son fusil et il envoya un trait de feu à l’endroit où les yeux étaient le plus denses. Bari savait ce que signifiaient les coups de fusil et, rempli du furieux désir de sauter à la gorge de l’un de ses ennemis, il partit tout de go dans leur direction. Carvel poussa un cri d’effroi tandis qu’il se précipitait. Il vit passer comme un éclair le corps de Bari. Il le vit happé par l’obscurité et, dans la même minute, il perçut l’entrechoquement mortel des crocs et la chute de quelques corps.
Un sauvage frisson le parcourut. Le chien avait chargé seul et les loups attendaient. Cela ne pouvait avoir qu’une issue. Son camarade à quatre pattes s’était jeté, tête-bêche, dans les gueules de la mort.
Il pouvait entendre le happement affamé de ces mâchoires du fond des ténèbres. C’était écœurant. Sa main se dirigea vers l’arme automatique pendue à sa ceinture et il jeta son fusil démuni sur la neige. Le gros « trente-huit » à hauteur de ses yeux, il plongea dans l’obscurité et de ses lèvres partit un cri sauvage qu’on aurait pu entendre à un mille au loin. En même temps que ce cri l’arme automatique traça un rapide courant de feu dans la masse des animaux qui combattaient.
Il y avait onze coups dans le revolver et jusqu’à ce que le canon rendît le son métallique du déclic, Carvel ne cessa ses cris et de se reculer dans la lueur du foyer. Il écouta, poussant un profond soupir. Il ne voyait plus d’yeux dans l’obscurité, il n’entendait plus le mouvement des corps. La soudaineté et la férocité de son attaque avaient repoussé la bande des loups. Mais le chien ! Il respira et se fatigua les yeux à regarder. Une ombre se traînait dans le cercle de lumière. C’était Bari. Carvel se précipita vers lui, le prit à bras-le-corps et l’apporta près du feu.
Pendant longtemps ensuite, il y eut un regard d’interrogation dans les yeux de l’homme. Il rechargea son fusil, alimenta de nouveau le feu et de son paquetage tira des bandes de linge avec lesquelles il banda trois ou quatre des plus larges plaies aux pattes de Bari. Et une douzaine de fois, il demanda avec une sorte d’égarement :
— Hé bien ! Quoi diable te poussait à faire cela, mon vieux ? Qu’est-ce que tu as contre les loups ?
Et de toute la nuit il ne dormit point, mais resta sur ses gardes.
Leur aventure avec les loups rompit le suprême soupçon de défiance qui avait pu subsister entre l’homme et le chien. Durant les jours suivants, alors qu’ils faisaient lentement route vers le nord-ouest, Carvel soigna Bari de la façon dont il aurait soigné un enfant malade. A cause des blessures du chien, il ne faisait que peu de kilomètres par jour.
Bari comprit et en lui s’affirmait, de plus en plus forte, une immense affection pour l’homme dont les mains étaient aussi bienfaisantes que celles de Nepeese et dont la voix le réchauffait de la sympathie d’une camaraderie sans borne. Il ne le craignait plus et n’avait plus de suspicion à son endroit. Et Carvel, de son côté, remarquait bien des choses.
Le vide infini du monde autour d’eux et leur solitude lui fournissaient l’occasion de s’arrêter à des détails sans importance et il se trouvait chaque jour observer Bari d’un peu plus près. Il fit enfin une découverte qui l’intéressa vivement. Toujours, lorsqu’ils faisaient halte en route, Bari se tournait vers le Sud ; quand ils campaient, c’était du côté du sud qu’il flairait le vent le plus fréquemment. C’était bien naturel, songeait Carvel, car son vieux terrain de chasse se trouvait par là.
Mais, tandis que les jours passaient, il se mit à remarquer autre chose. De temps à autre, se retournant vers le lointain pays d’où ils étaient venus, Bari gémissait doucement et, ces jours-là, il était fort agité. Il ne manifestait pas le désir de quitter Carvel, mais de plus en plus Carvel comprenait que quelque mystérieux appel lui arrivait du sud.
Il était dans l’intention du chemineau de se diriger vers la région du Grand-Esclave, à un bon huit cents milles au nord-ouest, avant la fonte des neiges. Dès lors, quand les eaux dégelèrent au printemps, il décida d’aller en canot vers l’ouest jusqu’au Mackenzie et finalement jusqu’aux montagnes de la Colombie britannique.
Ces plans furent modifiés en février. Les voyageurs furent pris dans une violente bourrasque dans la région du lac Wholdaia et alors que leur sort paraissait le plus sombre, Carvel rencontra par hasard une cabane au cœur d’une épaisse forêt de sapins. Dans la cabane, il y avait un mort. Il était trépassé depuis plusieurs jours et son cadavre était absolument gelé. Carvel creusa un trou en terre et l’ensevelit.
La cabane était un vrai trésor pour Carvel et Bari, mais surtout pour l’homme. Elle n’avait de toute évidence d’autre propriétaire que le mort. Elle était confortable et pourvue de provisions. En outre, son propriétaire avait fait une superbe capture de fourrures avant que le froid mordît ses poumons et qu’il mourût. Carvel inventoria les peaux avec soin et avec joie.
Il y en avait pour plus de mille dollars à n’importe quel poste et il ne voyait pas pourquoi elles ne lui appartiendraient pas désormais. En moins d’une semaine, il avait repéré la ligne de pièges recouverte de neige du défunt et trappait pour son compte.
C’était à deux cents milles au nord-ouest du Grey Loon et bientôt Carvel observa que Bari ne se tournait pas directement vers le Sud, lorsque l’étrange appel lui arrivait, mais bien vers le Sud-Est. Et maintenant, à mesure que chaque jour passait, le soleil montait plus haut dans le ciel ; il devenait plus chaud, la neige fondait sous les pas et, dans l’air, il y avait la palpitation humide et croissante du printemps.
Et avec ces choses, l’ancien désir envahit Bari : l’appel qui émouvait son cœur des tombes solitaires, là-bas, du Grey Loon, de la hutte incendiée, de l’abri abandonné par delà l’étang, de Nepeese. Dans son sommeil, il revoyait ces choses. Il réentendait la voix assourdie et douce de Branche-de-Saule, sentait l’attouchement de ses mains, jouait avec elle une fois de plus sous les ombrages touffus des forêts, et Carvel s’asseyait pour l’observer tandis qu’il rêvait, s’efforçant de saisir le sens de ce qu’il voyait et entendait.
En avril, Carvel chargea sur ses épaules ses fourrures pour le poste du lac La Biche de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui était encore plus avant au Nord. Bari l’accompagna jusqu’à mi-chemin, puis, au coucher du soleil, un soir, il reprit la route menant à la maison. Au bout d’une semaine, Carvel revint à la cabane et l’y retrouva. Il fut si content qu’il enlaça de ses bras la tête du chien et la pressa contre son cœur. Ils vécurent dans la cabane jusqu’au mois de mai. Les bourgeons éclataient alors et le parfum des choses qui poussaient commençait à monter de la terre.
Puis Carvel trouva les premières fleurs bleues précoces.
Le soir, il fit son paquetage.
— Voici le moment de voyager, annonça-t-il à Bari. Et j’ai changé d’idée. Nous allons partir par là.
Et, du doigt, il désigna le Sud.