Bari, chien-loup
CHAPITRE XI
PRIS !
Tandis que Bari s’établissait de plus en plus à demeure à l’étang des castors et que Pierre et Nepeese, sur l’autre rive, imaginaient des plans pour l’attirer à eux à cause de son étoile blanche et de la tache blanche de son oreille qui leur rappelait un autre Bari qu’ils avaient tous deux aimé, Bush Mac Taggart mettait au point une de ses petites combinaisons, au poste du lac Bain, à environ cinquante milles nord-est.
Mac Taggart était facteur au lac Bain depuis sept ans. Sur les registres de la Compagnie, là-bas, à Winnipeg, il était inscrit comme un homme remarquablement habile. Les dépenses de son poste étaient au-dessous de la moyenne et son relevé semi-annuel de fourrures tenait toujours une des premières places. A la suite de son nom, mis en tête de liste dans le bureau principal, figurait une annotation qui disait : « Obtient plus avec un dollar qu’aucun autre homme au nord du Lac de Dieu. » Les Indiens savaient pourquoi. Ils l’appelaient Napao Wetikoo, l’homme diabolique. Ils disaient cela à voix basse : nom murmuré avec crainte dans la lueur des feux de campement et prononcé discrètement là où le vent n’aurait pu le porter aux oreilles de Bush Mac Taggart. Ils le redoutaient. Ils le haïssaient. Ils mouraient, sous sa discipline, de famine et d’anémie et plus durement Mac Taggart serrait les doigts sur sa règle de fer et plus mollement, lui semblait-il, ils répondaient à son autorité. C’était une âme mesquine, cachée sous la carcasse d’une brute qui prenait plaisir à son pouvoir. Et ici, dans l’âpre solitude, aux quatre points cardinaux son pouvoir n’avait pas de limites. La puissante Compagnie était derrière lui. Elle l’avait fait roi d’un domaine où il n’y avait quasiment pas de loi hormis la sienne. Et, en retour, il envoyait à la Compagnie des ballots et des paquets de fourrures au delà de toute prévision. Ce n’était pas à elle d’avoir des soupçons. On était là-bas à cent milles et plus et les dollars comptaient pour quelque chose.
Gregson aurait pu parler. Gregson était le contrôleur de ce district qui visitait Mac Taggart une fois par an. Il aurait pu raconter que les Indiens nommaient Mac Taggart Napao Wetikoo, parce qu’il ne leur payait leurs fourrures qu’à moitié prix ; il aurait pu expliquer tout au long à la Compagnie que Mag Taggart mettait la population des trappeurs à deux doigts de la famine pendant les mois d’hiver, qu’il la maintenait à genoux, empoignée à la gorge, mettant la vérité dans une bien douce et bien jolie posture, et qu’il avait toujours une femme ou une jeune fille indienne ou métisse vivant avec lui au poste. Mais Gregson s’amusait trop pendant ses visites au lac Bain. Il pouvait toujours compter sur quinze jours de plaisir grossier et, au surplus, les femmes à sa maison avaient un riche trésor de fourrures qui leur arrivait de Mac Taggart par voie détournée.
Ce soir-là, Mac Taggart était assis sous le rayonnement d’une lampe à huile dans son magasin. Il avait envoyé coucher son petit commis anglais au visage de reinette et il était seul. Depuis six semaines, il ne tenait plus en place. Il y avait juste six semaines que Pierre avait amené Nepeese pour la première fois au lac Bain depuis que Mac Taggart y était facteur. Il en était resté suffoqué. Depuis lors, il était incapable de penser à rien d’autre qu’à elle. Deux fois, en l’espace de ces six semaines, il était revenu à la cabane de Pierre. Demain il y allait encore. Marie, la svelte jeune fille Cree qui était là-bas dans sa hutte, il l’avait oubliée, absolument comme avant Marie une douzaine d’autres avaient fui sa mémoire. C’était Nepeese maintenant qui l’obsédait. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau que la fille de Pierre.
Tout haut, il maudissait Pierre, tandis qu’il regardait la feuille de papier sous sa main et sur laquelle pendent une heure et davantage il avait extrait des notes de registres usés et poussiéreux de la Compagnie. C’était Pierre qui lui barrait la route. Le père de Pierre, d’après ces notes, avait été un Français pur sang. Par conséquent, Pierre était un demi-Français et Nepeese un quart de Française, et bien qu’elle fût si belle, il l’aurait juré, elle n’avait pas plus d’une goutte ou deux de sang indien dans les veines. S’ils avaient été tout à fait Indiens, Chippewyan, Cree, Ojibway, Dog Rib, n’importe quoi, il n’y aurait pas eu à s’inquiéter le moins du monde. Il les aurait courbé sous sa puissance et Nepeese serait venue à sa cabane comme Marie y était venue six mois plus tôt. Mais il y avait là du Français maudit : Pierre et Nepeese étaient différents des autres. Et pourtant…
Il grimaça un sourire et serra les poings plus fort. Après tout, son pouvoir ne suffisait-il pas ! Pierre oserait-il même aller contre ses desseins ? Si Pierre y mettait obstacle, il le ferait partir du pays, de la région des trappeurs qui lui était échue comme un héritage de son père et de son grand-père et même de plus haut encore. Il ferait de Pierre un errant et un sans foyer, comme il avait rendu errants et sans foyer des vingtaines d’autres qui avaient perdu ses bonnes grâces. Aucun autre poste ne vendrait ou n’achèterait à Pierre, si la bête, la croix noire, était apposée après son nom. C’était là sa puissance : une loi des facteurs qui leur était transmise depuis des générations. C’était une redoutable puissance pour le mal.
Il lui devait Marie, la souple jeune Cree aux yeux sombres qui le haïssait et qui, malgré sa haine, « faisait son ménage ». C’était le moyen décent imaginé pour expliquer sa présence si jamais des explications devenaient nécessaires : gouvernante !
Bush Mac Taggart regarda de nouveau les notes qu’il avait écrites sur la feuille de papier. Le domaine des trappes de Pierre, son bien, selon la commune loi de la solitude, était de très bon rapport. Pendant les sept dernières années, Pierre avait reçu pour ses fourrures une moyenne d’un millier de dollars par an, car Mac Taggart n’avait pas été capable de tricher avec Pierre aussi complètement qu’il l’avait fait avec les Indiens. Un millier de dollars par an ! Pierre réfléchirait à deux fois avant de tout envoyer promener. Mac Taggart se mit à sourire, tout en froissant le papier dans sa main et se disposa à éteindre la lumière.
Sous sa chevelure court tondue et sans soin, son visage rouge s’enflamma du feu qui lui brûlait le sang. C’était un visage déplaisant, dur comme fer, sans pitié, plein de cet air qui lui avait valu le nom de Napao Wetikoo. Ses yeux dardaient et il poussa un gros soupir en éteignant la lampe. Il se mit à rire de nouveau, tandis que, dans l’obscurité, il gagnait la porte. C’était comme si déjà Nepeese lui appartenait. Il l’aurait, dût-il lui en coûter la vie de Pierre. Et pourquoi pas ? C’était si simple, en somme. Un coup de fusil dans une ligne de pièges isolée, un simple coup de couteau… et qui saurait ? Qui devinerait où Pierre était parti ? Et tout serait de la faute de Pierre ! car la dernière fois qu’il avait vu Pierre, il lui avait fait une proposition acceptable. Il épouserait Nepeese. Oui, même cela. Il l’avait dit à Pierre aussi. Il avait également dit à Pierre que lorsqu’il serait devenu son beau-père, il lui payerait double prix pour ses fourrures. Et Pierre l’avait regardé fixement. Il avait regardé avec cet air singulier d’étonnement dans sa figure d’un homme à qui on vient d’asséner un coup de gourdin. Donc, s’il n’obtenait pas facilement Nepeese, tout arriverait de la faute de Pierre. Demain, il repartirait pour le domaine du métis et, après-demain, Pierre lui donnerait sa réponse. Bush Mac Taggart riait encore en se couchant. Et cela fit frissonner Marie. En lui-même, Mac Taggart se disait que la réponse de Pierre signifierait dans la suite, pour Pierre, vie ou mort.
Jusqu’au lendemain du jour suivant, Pierre ne souffla mot à Nepeese de ce qui s’était passé entre lui et le facteur du lac Bain. Puis, il le lui dit :
— C’est une brute, un démon, fit-il, quand il eut fini. Je préférerais te savoir là, avec elle, morte. Et il désigna le haut sapin sous lequel était couchée la princesse, sa mère.
Nepeese n’avait pas remué les lèvres. Mais ses yeux s’étaient agrandis et assombris et il y eut un afflux de sang à ses joues que Pierre n’avait jamais vu auparavant. Elle se leva, quand il eut terminé et elle semblait être plus grande que lui. Jamais elle n’avait eu l’air à ce point d’une femme et les yeux de Pierre s’obscurcirent infiniment de crainte et de malaise, en l’observant, tandis qu’elle regardait vers le nord-ouest dans la direction du lac Bain. Elle était merveilleuse, ce brin de fille-femme qu’il adorait même par-dessus son Dieu. Sa beauté le troublait. Il avait entendu le tremblement de la voix de Mac Taggart. Il avait surpris l’avide convoitise et l’appétit de l’animal dans la physionomie de Mac Taggart. Et cela l’avait d’abord épouvanté. Mais maintenant, il n’avait plus peur. Il était inquiet, mais ses poings étaient serrés. Dans son cœur il y avait un feu qui couvait. Enfin, Nepeese se retourna, et vint se rasseoir par terre près de lui, à ses pieds. Pierre posa une de ses mains rudes sur ses cheveux. Il aimait sentir la tiède caresse des tresses de soie entre ses doigts.
— Il vient demain, ma chérie, fit-il les yeux fixés sur la splendeur pourpre du couchant. Que devrai-je lui dire ?
Les lèvres de Branche-de-Saule étaient rouges. Ses yeux brillaient. Mais elle ne leva pas les regards vers son père.
— Rien, Notawe… sauf qu’il faut lui dire que c’est à moi seule qu’il doit venir demander ce qu’il veut.
Pierre se pencha et vit qu’elle souriait. Le soleil se coucha. Le cœur de Pierre sombra avec lui comme du plomb coulé.
Du lac Bain à la hutte de Pierre, le sentier distance, à moins d’un demi-mille de l’étang des castors, d’une douzaine de milles l’endroit où Pierre habitait. Ce fut là, dans une courbe du ruisseau où Wakayoo avait attrapé du poisson pour Bari, que Bush Mac Taggart dressa son campement pour la nuit. On ne pouvait faire en canot que vingt milles du voyage, et, comme Mac Taggart accomplissait à pied la dernière étape, son campement était peu d’affaires : quelques balsamiers coupés, une couverture légère et un petit feu à allumer. Avant de préparer son souper, le facteur sortit de son paquetage une quantité de collets en fil de laiton et passa une demi-heure à les poser sur les pistes des lapins. Cette méthode de s’assurer de la viande était bien moins pénible que de porter un fusil par temps chaud et était infaillible. Une demi-douzaine de lacets fournissait au moins trois lapins et l’on était certain que l’un des trois était assez jeune et délicat pour la poêle à frire. Après avoir placé ses lacets, Mac Taggart mit une casserole de bacon sur les charbons et fit bouillir son café.
De toutes les odeurs d’un campement, le parfum du bacon est celui qui pénètre le plus avant dans la forêt. Il n’est pas besoin de vent. Il vole de ses propres ailes. Par nuit calme un renard le flaire à un mille au loin et à deux fois cette distance si le vent le pousse en droite ligne. Ce fut cette odeur de bacon qui parvint à Bari, couché dans sa cagna, au faîte de la digue des castors. Elle était portée par une brise douce et régulière délicieusement fraîche après le chaud soleil de la journée et, au bout d’un moment, Bari se redressa et flaira l’illusion du lard. Depuis son aventure dans le cagnon et la mort de Wakayoo, il n’avait pas fait particulièrement bonne chère. La prudence l’avait retenu près de l’étang et il avait vécu presque exclusivement d’écrevisses.
Cette odeur nouvelle qui lui arrivait avec le vent nocturne éveilla sa faim. Mais cette odeur était décevante. Tantôt Bari la respirait, la minute d’après, elle était évanouie. Il quitta la digue et se mit à chercher de quel point de la forêt cela venait, jusqu’à ce qu’un moment plus tard il l’eût perdue tout à fait. Mac Taggart avait fini de frire son bacon et le mangeait.
Il faisait une nuit splendide. Peut-être Bari aurait-il passé toute cette nuit à dormir dans son nid du faîte de la digue, si l’odeur de bacon n’avait suscité en lui une faim nouvelle. Depuis son aventure dans le cagnon, la forêt profonde l’effrayait, surtout la nuit. Mais cette nuit-ci ressemblait à un jour pâle et doré.
Il n’y avait pas de lune. Mais les étoiles brillaient comme un million de lampes lointaines, baignant le monde dans un océan de molle lumière houleuse. Un léger murmure de vent bruissait agréablement aux cimes des arbres. A part cela, il faisait très calme, car c’était Puskowepesim, la nouvelle lune, et les loups ne chassaient pas, les hiboux étaient sans voix, les renards glissaient furtivement dans le silence de l’ombre et même les castors avaient enfin cessé leurs travaux. Les cornes des élans, du daim et du caribou étaient de velours délicat et ils ne remuaient qu’à peine et ne se battaient pas du tout. On était tard en juillet, la mue de la Lune pour les Cree, la Lune du silence pour les Chippewyan.
Au milieu de ce silence, Bari se mit en chasse. Il fit lever une famille de cailles déjà grandes, mais elles lui échappèrent. Il poursuivit un lapin qui fut plus agile que lui. Pendant une heure, il n’eut pas de chance. Puis, il entendit un bruit qui fit bouillonner chaque goutte de son sang. Il était tout près du campement de Mac Taggart et ce qu’il avait entendu c’était un lapin pris dans un des collets de Mac Taggart. Il pénétra dans une petite clairière et là, à la lueur des étoiles, il vit le lapin se livrer à la plus étrange pantomime. Cela l’amusa un moment, et il s’arrêta. Wapoos, le lapin, avait passé sa tête fourrée dans le lacet et son premier sursaut d’effroi avait déclenché le jeune plant auquel le fil de cuivre était attaché, de sorte qu’il était maintenant à demi-suspendu en l’air, ses pieds d’arrière seuls touchant le sol. Et là, il dansait follement, tandis que le nœud autour de son cou l’étranglait à mourir. Bari poussa une sorte de soupir. Il ne pouvait rien comprendre au rôle que le fil et l’arbuste jouaient dans cette pièce singulière. Tout ce qu’il pouvait discerner, c’était que Wapoos gesticulait et dansait tout autour sur ses pattes de derrière de la façon la plus ahurissante et la moins lapinesque. Il se peut qu’il pensât qu’il s’agissait d’une manière d’amusement.
En cette circonstance, cependant, il ne se comporta point, à l’égard de Wapoos, comme il l’avait fait pour Umisk. L’expérience et l’instinct tout ensemble lui dirent que Wapoos ferait un fort bon repas, et après quelques minutes d’hésitation, il s’élança sur sa proie.
Wapoos, à demi trépassé déjà, n’opposa presque pas de résistance et, à la lueur des étoiles, Bari l’acheva et pendant une demi-heure ensuite, il festoya.
Bush Mac Taggart n’avait entendu aucun bruit, car le lacet dans lequel Wapoos s’était pris la tête était celui qui se trouvait le plus loin du campement. A côté des tisons à demi consumés de son feu, Mac Taggart était assis, adossé à un arbre, fumant sa pipe noire et rêvant avec convoitise à Nepeese, tandis que Bari continuait son vagabondage nocturne. Bari n’avait plus le moindre désir de chasser. Il était trop repu. Mais il flairait çà et là les endroits baignés de clair de lune, infiniment heureux de la quiétude répandue et de la splendeur dorée de la nuit. Il suivait la trace d’un lapin, quand il arriva à un endroit où deux troncs d’arbres tombés ne laissaient qu’un passage pas plus large que son corps. Il s’y engagea, quelque chose se serra autour de son cou, il y eut soudain un bruit sec, un coup de fouet, comme si le jeune plant se détachait d’un ressort, et Bari fut soulevé du sol si brusquement qu’il n’eut pas le temps de se demander ce qui arrivait. Le jappement de sa gorge mourut en gargouillement et, l’instant d’après, il se livrait aux mouvements de pantomime de Wapoos qui prenait sa revanche à l’intérieur de son corps. Et vrai de vrai, Bari ne pouvait s’empêcher de danser, tandis que le laiton se serrait de plus en plus étroitement autour de son cou. Quand il mordait le laiton et abandonnait le poids de son corps à terre, le jeune plant se penchait complaisamment, et puis, rebondissant, le soulevait une minute complètement de terre. Furieusement, il se débattait. Il est miraculeux que le fin laiton le retint. Quelques instants encore, il serait brisé. Mais Mac Taggart avait entendu Bari. Le facteur prit sa couverture et un gros bâton et se précipita vers le collet. Ce n’était pas un lapin qui faisait ce bruit, il le savait ; peut-être un chat sauvage, un lynx, un renard, un jeune loup.
« C’est un loup », pensa-t-il tout d’abord, dès qu’il vit Bari au bout du lacet. Il laissa tomber la couverture et leva son gourdin. S’il y avait eu des nuages au-dessus de sa tête ou si les étoiles avaient été moins brillantes, Bari serait mort aussi sûrement que Wapoos. Au moment où il levait son gourdin au-dessus de sa tête, Mac Taggart aperçut à temps l’étoile blanche, le bout d’oreille blanc et la robe de jais de Bari.
D’un geste rapide, il remplaça le gourdin par la couverture.