Bari, chien-loup
CHAPITRE XXXI
LE COMPTE EST RÉGLÉ
Cette nuit-là, il y eut un nouveau feu de camp dans la clairière. Ce n’était pas un feu minuscule, établi avec la crainte que d’autres yeux pussent le voir, mais un feu qui dardait haut ses flammes. Dans sa lueur se tenait Carvel. Et de même que le feu avait crû du petit tas de cendres au-dessus duquel Branche-de-Saule avait fait cuire son dîner, ainsi Carvel, le hors-la-loi mort officiellement, s’était, lui aussi, transformé. La barbe était tombée de son visage, il avait ôté son vêtement en peau de caribou, ses manches étaient retroussées jusqu’aux coudes et une sauvage montée de sang affluait à son visage qui n’était plus tout à fait le hâle du vent et du soleil et de la tempête.
Et il y avait dans ses yeux un éclat qu’on n’y avait plus vu depuis cinq ans, peut-être même jamais auparavant. Ses yeux étaient fixés sur Nepeese. Elle était assise dans la lumière du foyer, un peu inclinée vers la flamme, ses magnifiques cheveux brillaient d’un ton chaud à sa lueur. Carvel ne fit pas un mouvement tant qu’elle demeura dans cette attitude. A peine semblait-il respirer. L’éclat de ses yeux s’approfondissait : adoration d’un homme pour une femme. Brusquement Nepeese se retourna et le surprit, avant qu’il eût pu détourner son regard.
Il n’y avait rien à cacher dans ses yeux à elle. Comme son visage, ils rayonnaient d’un nouvel espoir et d’un nouveau bonheur. Carvel s’assit à son côté sur le banc de bouleau et dans ses mains il prit une des tresses épaisses et il la caressait en parlant. A leurs pieds, les observant, Bari était couché.
— Demain ou après-demain je partirai pour le lac Bain, dit-il avec un accent rude et amer au fond de la douceur adorante de sa voix, je ne reviendrai qu’après l’avoir tué.
Branche-de-Saule regardait fixement le feu. Durant un moment il y eut un silence brisé seulement par le crépitement des flammes et, durant ce silence, les doigts de Carvel nattaient et dénattaient les torons soyeux de Branche-de-Saule. Ses pensées rétrogradaient vers le passé. Quelle occasion il avait manquée le jour qu’il s’était trouvé dans la zone de trappes de Bush Mac Taggart ! Si, seulement, il avait su ! Ses dents grincèrent, tandis qu’il se représentait mentalement au cœur incandescent du foyer les scènes du jour où le facteur du lac Bain avait tué Pierre.
Elle lui avait raconté toute l’histoire : sa fuite ; son plongeon dans le torrent glacé du ravin où elle avait pensé trouver une mort certaine. Et comment elle avait été miraculeusement sauvée de l’eau et comment elle avait été découverte, à demi morte, par Tuboa, le vieux Cree édenté, auquel Pierre, par compassion, avait permis de chasser sur une partie de son domaine. Carvel ressentait la tragédie et l’horreur de cette heure unique et terrible où le soleil était disparu du monde pour Branche-de-Saule. Et, parmi les flammes, il se représentait le vieux Tuboa fidèle, alors qu’il rassemblait ses forces suprêmes afin de transporter Nepeese sur la longueur qui séparait le ravin de sa cabane.
Il surprenait les changeantes images des semaines suivantes dans la cabane, semaines de famine et de froid intense pendant lesquelles la vie de Branche-de-Saule ne tenait qu’à un fil. Et puis, quand les neiges furent plus épaisses, Tuboa était mort. Les doigts de Carvel étreignaient les torons des tresses de Branche-de-Saule. Un profond soupir sortit de sa poitrine et il ajouta en regardant fixement le feu :
— Demain, je partirai pour le lac Bain.
Pendant un moment, Nepeese ne répondit pas. Elle aussi fixait le feu. Puis elle dit :
— Tuboa voulait le tuer quand le printemps reviendrait et qu’on pourrait voyager. Lorsque Tuboa mourut, j’ai compris que c’était moi qui devrais le tuer. Je suis donc venue avec le fusil de Tuboa. Il a été nouvellement chargé, hier. Et, monsieur Jeem…
Elle releva la tête vers lui, un éclair de triomphe dans les yeux, tandis qu’elle ajoutait, pas plus haut qu’un murmure.
— Vous n’irez pas au lac Bain. Je lui ai envoyé un commissionnaire.
— Un commissionnaire ?
— Oui, Ookimew Jeem, un courrier. Il y a deux jours. Je lui ai fait savoir que je n’étais pas morte, mais que j’étais ici à l’attendre et que désormais je serai sa iskwao, sa femme. Ah ! Ah ! Il viendra, Ookimew Jeem, il viendra le plus tôt possible. Et vous ne le tuerez pas ! Non.
Elle lui souriait et le cœur de Carvel battait comme un tambour.
— Le fusil est chargé, fit-elle doucement, je tirerai.
— Il y a deux jours, dit Carvel, et du lac Bain, il y a…
— Il sera ici demain, répondit Nepeese. Demain, au coucher du soleil, il entrera dans la clairière. Je le sais. Mon sang a chanté tout le jour. Demain, demain, car il fera route le plus vite qu’il pourra, Ookimew Jeem. Oui il viendra en hâte.
Carvel avait baissé la tête. Les douces tresses qu’il serrait entre ses doigts, il les porta à ses lèvres. Branche-de-Saule qui fixait de nouveau le feu, ne vit point ce geste. Mais elle le sentit et son âme palpita comme les ailes d’un oiseau.
— Ookimew Jeem ! murmura-t-elle. Ce fut un souffle, un mouvement des lèvres si doux que Carvel n’entendit pas le son de sa voix.
Si le vieux Tuboa avait été là, ce soir, il est certain qu’il aurait lu d’étranges avertissements dans le vent qui chuchotait, çà et là, doucement, à la cime des arbres.
Il faisait une si belle nuit, une nuit où les Dieux Rouges s’entretiennent à voix basse, une fête de gloire, pendant laquelle même les ombres penchées et les étoiles hautes avaient l’air de palpiter de la vie d’un tout puissant langage. Il est bien probable que le vieux Tuboa, avec ses quatre-vingt-dix années d’expérience, aurait soupçonné une chose que Carvel, dans sa jeunesse et sa présomption, ne comprit pas. Demain, il viendrait demain. Branche-de-Saule, exaltée, l’avait assuré. Mais au vieux Tuboa, les arbres auraient pu murmurer : Pourquoi pas cette nuit ?
Il était minuit lorsque la lune, dans son plein, s’arrêta juste au-dessus de la petite clairière de la forêt. Dans l’abri, Branche-de-Saule dormait. A l’ombre d’un balsamier, derrière le foyer, dormait Bari et, plus loin encore, en arrière, au bord d’un bosquet de sapins, dormait Carvel. Chien et homme étaient fatigués. Ils avaient beaucoup marché et vite, ce jour-là, et ils n’entendirent aucun bruit.
Mais ils n’avaient marché ni tant ni si vite que Bush Mac Taggart. Du lever du soleil à minuit, il avait parcouru quarante milles, quand il s’avança à grands pas dans l’éclaircie où s’était dressée la hutte de Pierre Duquesne. Deux fois, à l’orée de la forêt, il avait appelé et, maintenant, comme on ne répondait pas, il restait là, debout, au clair de lune, et écoutait. Nepeese devait être là à l’attendre.
Il était las, mais la fatigue ne pouvait éteindre le feu qui brûlait dans son sang. Son sang avait flambé toute la journée, et, maintenant, si proche de la réalisation et du succès, dans ses veines la vieille passion ressemblait à un vin enivrant. Quelque part, non loin de l’endroit où il se trouvait, Nepeese l’attendait, l’attendait. Son cœur palpitait d’un désir farouche, tandis qu’il écoutait.
On ne répondait pas. Alors, pendant une minute d’émotion, il cessa de respirer. Il aspira l’air et, faible, du lointain, lui parvint une odeur de fumée.
Avec l’instinct primordial de l’homme des bois, il se tourna du côté d’où venait le vent : un souffle à peine sous les cieux illuminés d’étoiles. Il n’appela pas plus longtemps, mais se hâta de traverser la clairière. Nepeese était plus loin — quelque part — qui dormait près de son feu, et il poussa un cri de joie étouffé. Il parvint à l’extrémité de la forêt ; le hasard conduisit ses pas sur le sentier gazonné, il le suivit et l’odeur de la fumée arriva plus précise à ses narines.
Ce fut l’instinct de l’homme des bois également qui lui conseilla d’avancer avec précaution. L’instinct et aussi le calme absolu de la nuit. Il ne cassa pas un bâton sous ses pas. Il remua la broussaille si doucement qu’il ne fit aucun bruit.
Quand il arriva enfin à la clairière où le feu de Carvel faisait encore monter dans l’air une spirale de fumée au parfum de résine, ce fut si furtivement qu’il ne risqua même pas d’éveiller Bari. Peut-être, au tréfonds de lui dormait un vieux soupçon, peut-être était-ce parce qu’il désirait surprendre Nepeese pendant son sommeil. La vue de l’abri précipita les battements de son cœur. Il faisait clair comme en plein jour et la lune l’enveloppait de sa lumière.
Et Mac Taggart aperçut, suspendus devant l’abri, quelques vêtements de femme. Il avança à pas feutrés comme un renard et l’instant d’après il se trouvait une main sur la tenture rabattue de la porte du wigwam, la tête inclinée pour y surprendre le moindre bruit. Il pouvait entendre Nepeese respirer. Une minute, il se retourna de sorte que le clair de lune frappa ses yeux. Ils étaient enflammés d’un feu mauvais. Alors, très doucement, il écarta la tenture de la porte.
Ce ne put être ce bruit qui éveilla Bari caché dans l’ombre noire des balsamiers à une douzaine de pieds plus loin. Peut-être fut-ce l’odeur de l’homme. Les narines de Bari frémirent d’abord, puis il s’éveilla. Pendant quelques secondes, ses yeux dardèrent vers le corps penché à la porte du wigwam. Il savait que ce n’était pas Carvel.
L’ancienne odeur, l’odeur de la bête humaine, emplissait ses narines comme un poison détesté.
Il se redressa et se tint un moment les quatre pattes figées, ses babines se retroussant peu à peu au-dessus de ses longs crocs. Mac Taggart avait disparu.
De l’intérieur de tepee arriva du bruit, un soudain remuement de corps, le cri de frayeur de quelqu’un qui s’éveille en sursaut, puis un appel, un cri assourdi, à demi étouffé, un cri d’effroi. Et en réponse à ce cri Bari se précipita hors de l’ombre des balsamiers avec, dans la gorge, un groulement qui portait en lui un accent de mort.
Au bord du bosquet de sapins, Carvel se retournait, mal à l’aise. Des bruits étranges l’éveillaient, des cris qui, dans sa fatigue, lui arrivaient comme dans un rêve. Enfin, il se mit sur son séant ; puis, saisi d’une subite terreur, il se leva et courut au wigwam. Nepeese était dans la clairière, l’appelant du nom qu’elle lui avait donné : Ookimew Jeem !… Ookimew Jeem ! Ookimew Jeem ! Elle était là, blanche et svelte, ses yeux pleins du scintillement des étoiles et, lorsqu’elle vit Carvel, elle l’étreignit dans ses bras, criant :
— Ookimew Jeem !… Oh ! oh !… Ookimew Jeem ! Oh ! oh !
A l’intérieur de l’abri, Carvel entendit la rage d’un animal, les cris plaintifs d’un homme. Il oublia qu’il n’était arrivé que de la nuit dernière et, poussant un cri, il enleva Branche-de-Saule contre sa poitrine, et les bras de Branche-de-Saule se nouèrent autour de son cou, cependant qu’elle se lamentait.
— Ookimew Jeem, c’est la brute, là-dedans ! C’est la brute du lac Bain et Bari…
La vérité se fit jour à Carvel et il emporta Branche-de-Saule dans ses bras et s’enfuit avec elle loin du bruit qui devenait écœurant et horrible. Dans le bosquet de sapin, il déposa sur le sol son fardeau. Les bras de Nepeese restaient encore serrés autour de son cou ; il sentait la sauvage terreur du corps qui palpitait contre lui. La poitrine de la jeune fille était secouée de sanglots et ses yeux le suppliaient. Il l’attira plus près de son cœur et, tout à coup, il écrasa son visage contre le sien et il sentit pendant une minute le tiède frisson des lèvres virginales contre les siennes. Et il entendit le murmure doux et tremblant :
— Oh !… Ookimew Jeem !
Lorsque Carvel retourna seul au wigwam, son revolver à la main, Bari était devant la porte et attendait. Carvel ramassa un brandon enflammé et pénétra dans l’abri. Quand il en ressortit, son visage était livide. Il jeta le brandon dans le feu et retourna près de Nepeese. Il l’avait enveloppée dans ses couvertures et maintenant il s’agenouillait auprès d’elle et mit ses bras autour de sa taille.
— Il est mort, Nepeese.
— Mort ? Ookimew Jeem !
— Oui, Bari l’a tué !
Elle semblait inanimée. Doucement, ses lèvres caressant ses cheveux, Carvel murmurait ses projets pour leur paradis futur.
— Personne ne le saura, bien-aimée. Cette nuit, je vais l’ensevelir et incendier le tepee, Demain, nous partirons à Nelson-House, où il y a un missionnaire. Et ensuite nous reviendrons et je construirai une nouvelle hutte à la place où l’ancienne a été brûlée. M’aimez-vous, Ka-Sakahet ?
— Oui, Ookimew Jeem, je vous aime.
Tout à coup, ils s’interrompirent. Bari poussait enfin son cri de triomphe. Ce cri s’éleva jusqu’aux étoiles. Il passa par-dessus les toits des forêts et emplit les cieux tranquilles : hurlement de loup, d’allégresse, d’achèvement, de vengeance accomplie. Les échos en moururent lentement au loin et le silence s’étendit de nouveau.
Une paix immense respira dans la molle ondulation de la cime des arbres. Du Nord répondit l’appel fraternel d’un loup solitaire.
Autour des épaules de Carvel, les bras de Branche-de-Saule se serrèrent plus étroitement. Et Carvel, du fond du cœur, rendit grâces à Dieu.
FIN