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Bari, chien-loup

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CHAPITRE XXVIII
AMITIÉ

Jim Carvel avança la main et le grognement s’éteignit dans la gorge de Bari. L’homme se redressa. Il demeurait là, regardant dans la direction qu’avait prise Mac Taggart et il ricana d’une manière bizarre et satisfaite. Il y avait de l’amitié dans ses yeux et dans l’éclat de ses dents blanches, tandis qu’il considérait Bari de nouveau. Autour de lui, quelque chose semblait rendre le jour gris plus clair, semblait réchauffer la froide atmosphère, quelque chose d’où rayonnait du courage, de l’espoir, de la camaraderie, absolument comme d’une étuve allumée émane le bienfait de la chaleur. Bari le sentit.

Pour la première fois, depuis que les deux hommes étaient venus, son corps meurtri par le piège se détendit ; son échine s’infléchit, ses dents claquèrent comme s’il avait la fièvre de l’agonie. A cet homme, il trahissait sa faiblesse. Dans ses yeux injectés de sang, il y avait un regard de bête affamée, tandis qu’il examinait Carvel, hors-la-loi de son propre aveu.

Et Jim Carvel, de nouveau, avança la main, beaucoup plus près cette fois.

— Pauvre diable ! fit-il, le sourire abandonnant son visage. Pauvre diable, va !

Ces mots étaient pour Bari comme une caresse, la première qu’il eût connue, depuis qu’il avait perdu Nepeese et Pierre. Il abaissa la tête jusqu’à ce que ses mâchoires fussent aplaties dans la neige. Carvel pouvait voir le sang qui en découlait lentement.

— Pauvre diable ! répéta-t-il.

Il n’y avait nulle crainte dans la manière dont il avançait la main. C’était l’aveu d’une grande sincérité et d’un grand apitoiement. Il toucha la tête de Bari et la tapota d’une manière fraternelle, puis lentement, avec un peu plus de précaution, il approcha du piège qui serrait la patte de devant de Bari. Dans son cerveau encore à demi confus, Bari s’efforçait de comprendre les choses, et la vérité se fit jour finalement, lorsqu’il sentit les ressorts d’acier du piège s’ouvrir et qu’il retira sa patte endolorie.

Il fit alors ce qu’il n’avait fait à aucune autre créature qu’à Nepeese. Aussitôt, il passa sa langue rouge et lécha la main de Carvel. L’homme se mit à rire. De ses mains puissantes, il ouvrit les autres pièges et Bari fut libre.

Pendant quelques instants, il demeura étendu sans bouger, les yeux fixés sur l’homme. Carvel s’était assis à l’extrémité d’une souche de bouleau couverte de neige et bourrait sa pipe. Bari le regarda l’allumer ; il remarqua avec un nouvel intérêt les premiers nuages grisâtres de fumée qui sortaient de la bouche de Carvel. L’homme n’était pas plus d’à une longueur de deux chaînes de pièges et il fit une grimace à Bari.

— Remets-toi, mon vieux ! encouragea-t-il. Pas d’os brisés. Juste un peu roide. Allons, vaudra mieux partir !

Il se retourna du côté du lac Bain. Il supposait que Mac Taggart pourrait revenir. Peut-être Bari éprouvait-il le même soupçon, car, lorsque Carvel le considéra de nouveau, il était debout, chancelant un peu, tandis qu’il reprenait équilibre. L’instant d’après, le hors-la-loi avait enlevé le baluchon de ses épaules et l’ouvrait. Il y plongea la main et en retira un rouge quartier de viande crue.

— Tué ce matin, expliqua-t-il à Bari, un taureau d’un an tendre comme une perdrix — et c’est aussi succulent que la moelle qui soit jamais sortie d’un os d’arrière-train. Goûte un peu !

Il avança la chair à Bari. Il n’y eut pas d’hésitation dans sa façon d’accepter. Bari était affamé et la viande lui était lancée par un ami. Il y enfonça les dents, ses mâchoires la broyèrent. Une flamme nouvelle circulait dans son sang, tandis qu’il festoyait, mais ses yeux ensanglantés ne quittèrent pas une minute le visage de l’autre. Carvel remit son paquetage en place. Il se leva, ramassa son fusil, assujettit ses patins et se tourna vers le Nord.

— Allons ! garçon, fit-il. Il faut marcher.

C’était une véritable invitation, comme si tous deux avaient été depuis longtemps déjà des compagnons de route. C’était peut-être non seulement une invitation, mais en partie un ordre. Cela étonna Bari. Pendant une bonne demi-minute, il resta à la même place, sans remuer, regardant le dos de Carvel qui marchait à grands pas vers le Nord. Carvel ne se retournait pas. Une soudaine secousse nerveuse traversa Bari ; il tourna la tête du côté du lac Bain ; il regarda de nouveau vers Carvel et un gémissement, à peine plus élevé qu’un soupir, sortit de sa gorge. L’homme était sur le point de disparaître dans l’épaisse sapinière. Il s’arrêta et se retourna.

— On vient, garçon !

Même à cette distance, Bari pouvait voir qu’il lui souriait amicalement ; il aperçut la main tendue et la voix suscita en lui des sensations nouvelles. Elle ne ressemblait pas à la voix de Pierre. Elle n’était pas non plus douce et tendre comme celle de Nepeese.

Il n’avait connu que peu d’hommes et il les considérait tous avec défiance. Mais cette voix-ci le désarmait. Il était subjugué par son appel. Il désirait y répondre. Il fut rempli tout aussitôt du désir de suivre sur ses talons l’étranger. Pour la première fois dans sa vie, l’envie de devenir l’ami d’un homme le posséda. Il ne bougea point tant que Jim Carvel eût pénétré dans le bois de sapins. Alors, il suivit.

Cette nuit-là, ils campèrent dans un épais fouillis de cèdres et de baumiers, à dix milles au nord de la zone de trappes de Bush Mac Taggart. Durant deux heures, il avait neigé et leur route était recouverte. Il neigeait encore, mais aucun flocon du blanc déluge ne traversait le crible du berceau touffu des rameaux.

Carvel avait déployé sa petite tente de soie et avait bâti un feu ; leur souper était achevé et Bari était étendu sur le ventre devant le réfractaire, presque à portée de sa main. Adossé à un arbre, Carvel fumait avec délice. Il s’était débarrassé de sa casquette et de son pardessus et, dans la splendeur tiède du feu, il avait presque l’air d’un jeune homme. Mais, même dans cette splendeur, ses mâchoires ne perdaient rien de leur forme décidée ni ses yeux de leur claire vivacité.

— Cela semble bon d’avoir quelqu’un à qui parler, disait-il à Bari, quelqu’un qui peut comprendre, même s’il garde la bouche close. As-tu jamais envie de hurler, sans oser le faire ? Moi bien. Parfois, j’ai été sur le point d’éclater, parce que j’avais envie de parler à quelqu’un et que je n’osais le faire.

Il se frotta les mains l’une contre l’autre et les tendit au feu. Bari observait chacun de ses mouvements et écoutait attentivement le moindre son qui sortait de ses lèvres. Ses yeux avaient en eux maintenant une sorte d’adoration muette, un regard qui réchauffait le cœur de Carvel et l’emportait loin de l’immense isolement et de la solitude de la nuit. Bari s’était traîné plus près des pieds de l’homme, et soudain, Carvel se pencha sur lui et lui tapota la tête.

— Je suis un mauvais drôle, mon vieux, souriait-il. Tu n’as pas remarqué cela chez moi, pas du tout ? Désires-tu savoir ce qui m’est arrivé ?

Il attendit un moment et Bari le regardait attentivement. Alors, Carvel continua, comme s’il parlait à un homme :

Voyons ! Il y a cinq ans, cinq ans en décembre, juste avant l’époque de la Noël, j’avais un papa. Le bon vieux copain que mon papa ! Pas de mère, juste un papa. Et si on nous avait additionnés, nous n’aurions fait qu’un. Comprends-tu ? Un jour arriva un putois d’Amérique aux galons d’argent nommé Hardy, et il tira sur lui un jour, parce que le papa avait travaillé contre lui en politique. C’était bien un meurtre. Et on ne pendit pas ce putois ! Non, monsieur, on ne le pendit point ! Il était trop riche, il avait aussi trop d’amis politiques. Il en fut quitte avec deux années de pénitencier. Mais il n’y alla pas ; non, vrai, comme il y a un Dieu, il n’y alla pas.

Carvel serrait les poings à en faire craquer les jointures. Un sourire de joie éclaira son visage et ses yeux lancèrent des éclairs. Bari poussa un profond soupir, simple coïncidence, mais le moment était pathétique.

— Non, il n’alla point au pénitencier, poursuivit Carvel, regardant fixemment Bari de nouveau. Tu sais bien ce que cela signifie, mon vieux. Il aurait été pardonné au bout d’un an. Et pourtant mon papa, la meilleure moitié de moi-même, était dans la tombe ! Aussi je m’approchai du putois galonné d’argent, droit sous les yeux du juge, et sous les yeux des avocats et sous les yeux de tous ses parents et amis, et je l’ai tué. Et je me suis évadé, par une fenêtre, avant qu’ils se fussent ressaisis, j’ai gagné le pays boisé et j’en ai avalé des kilomètres depuis ! Et je pense que Dieu m’assista, mon brave. Car, il fit une chose étrange pour me tirer d’affaire, l’avant-dernier été, juste comme les gendarmes me couraient après rudement, et que l’horizon était sombre, on découvrit un noyé dans le pays de Reindeer à l’endroit même où ils avaient pensé me cerner. Et le bon Dieu a fait que cet homme me ressemblait si bien qu’il fut enterré sous mon nom. Donc, officiellement, je suis mort, mon vieux. Je n’ai à redouter quoi que ce soit, aussi longtemps que je ne fraie pas trop avec les gens, pendant un an environ. Depuis, dans mon for intérieur, j’ai volontiers pensé que Dieu avait dans ses desseins de me tirer d’un pas difficile. Quelle est ton opinion, hein ?

Il se penchait pour obtenir une réponse. Bari avait écouté. Peut-être en un sens avait-il compris. Mais un autre bruit que la voix de Carvel lui arrivait maintenant aux oreilles.

La tête collée à terre, il l’entendit très nettement. Il poussa un gémissement, et le gémissement s’acheva en un groulement si bas que Carvel surprit tout juste le ton d’avertissement qu’il comportait. Il se redressa. Il demeura ensuite debout, tourné vers le Sud. Bari se tenait à côté de lui, les pattes roidies et l’échine hérissée.

Au bout d’un moment de profond silence, Carvel reprit :

— Des parents à toi, mon vieux. Des loups.

Et il alla sous sa tente prendre son fusil et des cartouches.

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