Bari, chien-loup
CHAPITRE XII
SOUMIS, MAIS NON CONQUIS
Une demi-heure plus tard, le feu de Mac Taggart flambait de nouveau. A sa clarté, Bari était étendu, ligoté comme un papoose indien, ficelé en boule comme un ballon, au moyen d’une courroie de babiche, sa tête seule dépassant par un trou que son ravisseur avait pratiqué à cet effet dans la couverture. Il était bel et bien capturé, tellement bel et bien capturé, qu’il pouvait à peine remuer un muscle de son corps étroitement emprisonné dans la couverture. A quelques pas de lui, Mac Taggart baignait dans un bassin d’eau une main qui saignait. Il y avait également une rouge éraflure sur un côté du cou de taureau de Mac Taggart.
— Ah ! petit diable ! grognait-il à Bari. Ah ! petit diable !
Il se pencha soudain sur lui et donna sur la tête de Bari un méchant coup de sa lourde main.
— Je devrais te faire sauter la cervelle et, nom de Dieu ! je crois bien que je le ferai !
Bari l’observait, tandis qu’il ramassait un bâton à son côté, un bout de brandon. Pierre l’avait poursuivi, mais c’était la première fois qu’il se trouvait assez près du monstre humain pour voir la flamme pourpre de ses yeux. Ils ne ressemblaient pas aux yeux de la merveilleuse créature qui avait failli l’attraper dans le réseau de ses cheveux et qui s’était glissée à sa suite sous la roche. C’étaient des yeux de brute. Ils le faisaient se ratatiner et s’efforcer de rentrer la tête dans la couverture, alors que le bâton se levait. Au même instant, Bari montrait les crocs. Ses dents blanches luisaient à la lueur du feu. Il avait les oreilles basses. Il aurait désiré entrer les dents dans la gorge rouge d’où il avait fait couler du sang.
Le bâton s’abattit. Il s’abattit encore et encore, et quand Mac Taggart eut fini de frapper, Bari demeura étendu, à demi étourdi, ses yeux presque clos par les coups et la gueule en sang.
— C’est le moyen qu’on prend pour chasser le diable d’un chien sauvage, hurlait Mac Taggart. J’espère que tu ne vas plus recommencer de jouer à mordre, hein ! jeune imbécile ? Mille dieux ! mais il m’a presque atteint l’os de la main.
Il recommença à laver la blessure. Les dents de Bari avaient pénétré profondément et il y avait un regard inquiet dans les yeux du facteur. On était en juillet, un mauvais mois pour les morsures. De son bissac, il tira un petit flacon de whisky et maintenant versait sur la blessure une goutte de l’âpre liqueur, maudissant Bari pendant que cela brûlait sa chair. Sur lui étaient attentivement fixés les yeux demi-fermés de Bari. Il comprit qu’il avait enfin rencontré le plus mortel de ses ennemis. Et cependant, il n’avait point peur. Le gourdin que maniait Mac Taggart n’avait pas tué son courage. Il avait tué sa peur. Il avait éveillé en lui une haine telle qu’il n’en avait jamais connue de pareille, pas même lorsqu’il luttait avec Oohoomisew, le vieux hibou outlaw. La colère vengeresse du loup brûlait maintenant en lui avec le sauvage courage du chien. Il ne broncha point, lorsque Mac Taggart s’approcha de nouveau de lui. Il fit effort pour se soulever et bondir sur le monstre humain. Dans cet effort, emmaillotée comme il l’était dans la couverture, il roula en un tas impuissant et comique. Cette vue provoqua la bonne humeur de Mac Taggart et il éclata de rire. Il se rassit le dos contre l’arbre et bourra sa pipe.
Bari ne détacha pas les yeux de lui, pendant qu’il fumait. Il l’observa lorsqu’il s’étendit sur la terre nue pour se coucher. Plus tard encore, il écouta le ronflement odieux du monstre humain. A diverses reprises, au cours de cette longue nuit, Bari tenta de se libérer. Il n’oublierait jamais cette nuit-là. Ce fut terrible. Aux plis épais et chauds de la couverture, son corps suffoquait au point que le sang s’arrêta presque de couler dans ses veines. Cependant, il ne poussa pas un gémissement. Lorsque le matin arriva, il avait la tête affaissée contre le sol. Il ne put la soulever lorsque le facteur se pencha vers lui. Mac Taggart remarqua ce fait avec satisfaction.
— J’espère que tu ne vas pas m’embêter en allant chez Pierre, grogna-t-il.
Ils se mirent en route avant le lever du soleil, car si le sang de Bari était presque arrêté en lui, celui de Mac Taggart circulait dans son corps avec l’ardeur de la hâte et du désir. Il combina ses derniers plans en traversant rapidement la forêt, Bari sous son bras. Il dépêcherait Pierre immédiatement au Père Crottin, à la mission, à soixante-dix milles à l’ouest. Il épouserait Nepeese. Oui, l’épouser. Cela flatterait l’amour-propre de Pierre. Et il serait seul avec Nepeese, pendant que Pierre serait parti chez le missionnaire. Cette pensée échauffait son sang comme un fort whisky. Il ne pensait pas dans son cerveau surexcité et illogique à ce que Nepeese pourrait dire, à ce qu’elle pourrait penser. Il ne se souciait pas de sa conscience. C’était sa chair et son sang qu’il désirait, son corps exquis, sa beauté qui affolaient son cœur de brute.
Son poing se serra et il se mit à rire méchamment, comme le traversait un instant cette pensée que peut-être Pierre ne voudrait pas la laisser partir. Pierre ! Bah ! ce ne serait pas la première fois qu’il tuerait un homme ! Ni la seconde ! Tuer était chose aisée si on y allait carrément. Personne pour voir ! Personne pour entendre ! Personne pour savoir ! Tout simplement une disparition, un départ de la hutte quelque jour et jamais de retour. De nouveau il éclata de rire et marcha plus plus vite encore. Il ne courait aucun risque ; il n’y avait aucune chance que Nepeese lui échappât. Lui, Bush Mac Taggart, était le roi de cette solitude, le maître de ceux qui l’habitaient, l’arbitre de leurs destinées. Il était le Pouvoir et la Loi. Et Nepeese reviendrait avec lui au lac Bain, même s’il fallait creuser une tombe pour Pierre.
Le soleil était déjà haut quand Pierre, qui se trouvait devant sa cabane avec Nepeese, désigna du doigt la montée du sentier à trois ou quatre cents mètres de l’endroit où Bush Mac Taggart venait juste d’apparaître.
— Le voilà !
D’un visage qui avait vieilli depuis la nuit dernière, il regarda Nepeese. Il revit la sombre flamme de ses yeux et la pourpre plus foncée de ses lèvres entr’ouvertes, et son cœur de nouveau fut saisi de crainte. Était-ce possible ?
Elle se tourna vers lui, les yeux brillant, la voix tremblante :
— Rappelle-toi, Nootawe, qu’il faut me l’envoyer pour que je lui donne réponse, s’écria-t-elle vivement. Et elle se précipita dans la hutte.
Le visage glacial et pâle, Pierre se trouva en face de Mac Taggart.