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Bari, chien-loup

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CHAPITRE XX
UNE LUTTE INUTILE

Branche-de-Saule tournait le dos à la porte quand le facteur du lac Bain pénétra dans la hutte et, dans son étonnement, durant quelques secondes elle ne se retourna pas. Elle crut d’abord que c’était Pierre. Il avait eu besoin de revenir ; mais comme cette pensée lui venait, elle entendit un groulement dans la gorge de Bari qui la fit se dresser brusquement et regarder vers la porte.

Mac Taggart n’était pas entré sans se préparer. Il avait laissé dehors son paquet, son fusil et son lourd pardessus. Il était debout sur le seuil et il considérait Nepeese, sa superbe toilette et sa florissante chevelure, comme étourdi par ce qu’il voyait. Fatalité ou hasard jouaient alors contre Branche-de-Saule. S’il y avait eu un soupçon de chevaleresque ou même de pitié sommeillant dans l’âme de Bush Mac Taggart, il eût été anéanti par ce qu’il vit. Jamais Nepeese n’avait paru plus belle, pas même le jour que Mac Donald, le géographe, avait fait sa photographie. C’était la manière dont le soleil, pénétrant à flots par la fenêtre, faisait ressortir sa merveilleuse chevelure dans l’obscurité lumineuse de laquelle son visage était encadré comme un fin camée qui retint un instant Mac Taggart, hésitant et la respiration coupée. Il avait rêvé. Ses désirs de brute lui avaient représenté Nepeese dans tout le charme qu’une imagination torturé par la passion peut ajouter à la réalité. Mais il ne s’était rien représenté de comparable à la créature qui était maintenant devant lui, les yeux agrandis démesurément d’effroi et pâlissant sous le regard qui la fixait. Il n’y eut qu’un instant pendant lequel leurs yeux se rencontrèrent dans ce terrible silence : terrible pour la jeune fille. Des mots étaient superflus. A la fin, elle comprit. Elle comprit le danger qu’elle avait couru le jour où, au bord du ravin et dans la forêt, elle s’était moquée, sans peur de la menace qui l’assaillait maintenant de front. C’était, sur le visage de Mac Taggart, indescriptible, l’horrible joie qui brûlait dans ses yeux, l’éclat de ses dents serrées, le sang pourpre embrasant sa face, tandis qu’il la regardait. En un éclair la vérité lui apparut. C’était un guet-apens et Pierre était parti.

Un soupir qui ressemblait à un sanglot expira sur ses lèvres.

— Monsieur ! essaya-t-elle de dire. Mais ce ne fut qu’un murmure, un effort. Elle paraissait suffoquée.

Elle perçut nettement le déclanchement du verrou de fer alors qu’il fermait la porte. Mac Taggart avança d’un pas.

Il ne fit qu’un seul pas. Sur le plancher, Bari demeurait comme une chose sculptée. Il n’avait pas bougé. Il n’avait pas proféré un son, à part ce grognement avertisseur, tant que Mac Taggart gardait sa distance. Puis, comme un éclair, il s’était dressé et placé devant Nepeese, chaque poil de son corps hérissé et devant la colère de son grognement Mac Taggart se recula contre la porte verrouillée. Un mot de Nepeese en ce moment et c’eût été tout. Mais un instant fut perdu, un instant avant qu’elle jetât un ordre. En pareil moment une main et un cerveau humains sont plus prompts que l’entendement d’un animal, et, tandis que Bari sautait à la gorge du facteur, il y eut un éclair et une explosion étourdissante presque sous les yeux de Branche-de-Saule. C’était un coup de hasard, un coup parti de la hanche du pistolet automatique de Mac Taggart. Bari tomba net. Il s’abattit d’un choc sur le plancher et roula contre le mur de bois. Il n’y eut pas une convulsion des pattes, pas un tressaillement dans son corps. Mac Taggart se mit à rire nerveusement, tandis qu’il replaçait son revolver dans l’étui. Il savait que seul un coup au cerveau avait pu faire cela.

Adossée à la muraille du fond, Nepeese attendait. Mac Taggart pouvait entendre sa respiration haletante. Il avança à mi-trajet vers elle :

— Nepeese, je suis venu pour faire de vous ma femme, dit-il.

Elle ne répondit pas. Il put voir que le souffle lui manquait. Elle porta une main à sa gorge. Il fit encore quelques pas et s’arrêta. Il n’avait jamais vu de tels yeux, non, pas même lorsqu’il s’était penché sur le supplice d’une autre femme, jamais il n’avait vu pareille terreur dans la vie ou la mort. Et pas seulement de la terreur. Il y avait en eux plus que de la terreur, quelque chose qui le retenait. Et il répéta.

— Je suis venu pour faire de vous ma femme, Nepeese. Ici, aujourd’hui, ce soir ; et, demain, vous viendrez avec moi à Nelson-House, puis nous retournerons au lac Bain… pour toujours.

Il ajouta les derniers mots comme après réflexion.

— Pour toujours, répéta-t-il. Pas comme Marie, Elle est repartie dans sa tribu.

Il parlait net. Son courage et sa résolution s’accrurent en voyant le corps de la jeune fille s’affaisser un peu contre la muraille. Nepeese défaillait. Elle était sienne. A quoi bon prodiguer les phrases maintenant, maintenant qu’il lui avait fait comprendre qu’elle allait lui appartenir pour toujours ? Son cerveau en feu était surexcité et il s’avança vers elle pour la saisir entre ses bras, comme il l’avait saisie au bord du ravin. Il n’y avait pas moyen d’échapper. Pierre était parti. Bari était mort. Ils étaient seuls et la porte était fermée au verrou…

Il n’avait pas pensé qu’un être vivant pût bouger aussi rapidement que Branche-de-Saule, alors que ses bras se tendaient pour l’atteindre. Elle ne fit pas de bruit pour se précipiter sous l’un des bras tendus. Il fit une enjambée, d’un happement brutal ses doigts saisirent un bout des cheveux. Il entendit qu’ils s’arrachaient, tandis qu’elle se dégageait en courant vers la porte. Elle avait poussé le verrou quand il la rattrapa et ses bras se refermèrent autour d’elle. Il l’entraîna et maintenant elle appelait, elle appelait dans sa détresse, Pierre, Bari, un miracle de Dieu pouvant la sauver. Et elle luttait.

Elle se contorsionna entre les bras de Mac Taggart jusqu’à ce qu’elle fût face à face avec lui. Et plus elle lui résistait, plus elle le griffait et lui lacérait le visage, plus les bras brutaux la broyaient, tant qu’il sembla qu’ils lui briseraient sûrement l’échine. Elle ne voyait plus. Elle était empêtrée dans ses cheveux. Ils lui couvraient le visage, la poitrine et le corps, l’étouffant, embarrassant ses mains et ses bras, et toujours elle résistait. Pendant cette lutte, Mac Taggart trébucha sur le corps de Bari et ils tombèrent. Nepeese se releva cinq secondes avant l’homme. Elle aurait pu atteindre la porte. Mais de nouveau ses cheveux la gênèrent. Elle s’arrêta pour rejeter en arrière leur masse lourde afin d’y voir et Mac Taggart fut à la porte avant elle.

Il ne la verrouilla point, mais il se tint debout face à Nepeese. Son visage était balafré et saignait. Ce n’était plus un homme, mais un démon. Nepeese était brisée, pantelante, un sanglot étouffé sortait de sa gorge. Elle se baissa et ramassa un tison de bois enflammé. Mac Taggart s’aperçut qu’elle était presque à bout de forces.

Elle brandit le bâton, tandis qu’il se rapprochait d’elle. Mais Mac Taggart avait abandonné toute idée de crainte ou de prudence. Il avait senti la jeune fille haletante et raidie contre lui. Il avait senti le frôlement de ses cheveux sur son visage, le frisson de son corps, pendant qu’il l’enserrait dans sa vigueur brutale, et tous ses instincts d’homme s’engouffraient désormais dans l’œuvre mauvaise de la possession. Il s’élança sur elle comme une bête. Le brandon enflammé tomba. Et de nouveau le destin joua contre la jeune fille. Dans sa frayeur et son désespoir, elle avait ramassé le premier bâton que sa main avait touché, un mince bâton. Avec sa suprême énergie elle en frappa Mac Taggart et comme le bâton s’abattait sur sa tête, il recula en chancelant. Mais cela ne lui fit pas lâcher les cheveux qu’il avait empoignés. Avant qu’elle pût frapper de nouveau, il l’avait attirée à lui et, tandis que ses bras l’enfermaient encore comme des étaux de fer qui la broyaient, elle poussa un cri d’agonie et le tison tomba par-dessus l’épaule de Mac Taggart sur le plancher.

En vain se défendait-elle maintenant, non plus pour frapper ou s’évader, mais pour reprendre sa respiration. Elle essaya d’appeler de nouveau, mais, cette fois, aucun son ne sortit de ses lèvres closes. De plus en plus étroitement, le facteur resserrait ses bras. C’était horrible, et, à ce moment suprême, avec la rapidité d’un éclair, la pensée de ce jour où, dans la prairie, un énorme roc avait failli la tuer, traversa l’esprit de Nepeese. Pensée singulière qui lui venait en ce moment, mais elle lui vint et les bras de Mac Taggart étaient plus durs que le roc. Ils l’écrasaient. Ses reins étaient brisés. Et elle fléchissait contre la poitrine de Mac Taggart. Avec un cri fou de triomphe, il dénoua son étreinte et la renversa dans ses bras, ses longs cheveux balayant le plancher et s’y amoncelant en tas. Les yeux de Nepeese étaient encore entr’ouverts, elle n’avait point perdu toute conscience, mais elle était impuissante.

De nouveau, Mac Taggart éclata de rire et, tandis qu’il riait, il entendit s’ouvrir la porte. Était-ce le vent ? Il se retourna, maintenant toujours Nepeese entre ses bras. Sur le seuil. Pierre était debout.

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