Bari, chien-loup
CHAPITRE XXX
LA FIN DE LA RECHERCHE
Un étrange pressentiment s’empara de Carvel tandis qu’il commençait son voyage vers le Sud. Il ne croyait point aux présages, bons ou mauvais. La superstition n’avait joué qu’un rôle infime dans sa vie, mais il possédait tout ensemble la curiosité et l’amour de l’aventure et ses années de vagabondage solitaire avaient développé en lui une perception merveilleusement nette des choses qu’en d’autres termes on pourrait appeler une imagination singulièrement active.
Il savait que d’irrésistibles forces attiraient Bari vers le Sud, qu’elles le poussaient non seulement vers une direction donnée de l’espace, mais à un point précis de cette direction. Sans motif bien particulier, le fait commençait à l’intriguer de plus en plus et, comme son temps ne comptait pas et qu’il n’avait en vue aucun but défini, il se mit à tenter une expérience.
Durant les deux premières journées, il laissa Bari libre de se diriger à sa guise et cinquante fois, durant ces deux jours, il nota à la boussole la marche du chien. Il allait bien au sud-est. Le troisième matin, à dessein, Carvel obliqua sa route vers l’ouest ; il remarqua aussitôt un changement en Bari : son agitation d’abord, puis la manière abattue avec laquelle il le suivait sur les talons. Vers midi, Carvel tourna à angle aigu vers le sud-est ; de nouveau, et presque immédiatement, Bari reconquit son ancienne ardeur et courut devant son maître.
Après quoi, pendant plusieurs jours, Carvel suivit la route que prenait le chien.
— Il se peut que je sois un idiot, mon vieux, s’excusa-t-il un soir, mais c’est histoire de m’amuser un peu, somme toute, comme si je voulais rencontrer la ligne du chemin de fer avant d’avoir franchi les montagnes. Aussi quelle est la différence ? Je suis de jeu, aussi longtemps que tu ne me ramènes pas à ce type du lac Bain. Maintenant, que diable ! voudrais-tu retrouver sa zone de trappes, t’y faire prendre ? Si c’est ça l’affaire !…
Il envoya de sa pipe un nuage de fumée, en regardant Bari, et Bari, la tête entre ses pattes de devant, se retourna vers lui.
Une semaine plus tard, Bari répondit à la question de Carvel en se dirigeant à l’ouest pour se garder d’approcher du lac Bain. On était au milieu de l’après-midi quand ils traversèrent la ligne où les pièges de Bush Mac Taggart et ses trappes de mort avaient été placés. Bari ne s’arrêta même pas. Il se dirigea bien au sud, marchant si rapidement que parfois Carvel le perdait de vue. Un énervement contenu mais intense le dominait et il poussait un gémissement chaque fois que Carvel faisait halte pour se reposer, le nez reniflant toujours le vent du côté du Sud. Le printemps, les fleurs, la terre verdoyante, le chant des oiseaux et le doux souffle de l’air le ramenaient à ce grand Hier, alors qu’il appartenait à Nepeese.
Pour son cerveau incapable de raisonner, l’hiver n’existait plus. Les longs mois de faim et de froid étaient à jamais évanouis ; au milieu des nouvelles images qui emplissaient son esprit, ils étaient oubliés. Les oiseaux et les fleurs et les cieux bleus étaient revenus et, avec eux, Branche-de-Saule serait sûrement de retour. Et elle l’attendait maintenant juste là-bas, par delà cette bordure de vertes forêts.
Quelque chose de plus qu’une simple curiosité commença d’intriguer Carvel. Une fantaisie bizarre devint une idée fixe et plus intime, une préoccupation irraisonnée qui était accompagnée d’un certain frémissement d’impatience contenue. Vers le temps qu’ils arrivèrent à l’étang du vieux castor, le mystère de l’étrange aventure l’avait fortement empoigné. De la colonie de Dent-Brisée, Bari conduisit Carvel au ruisseau le long duquel Wakayoo, l’ours noir, allait à la pêche et, de là, droit au Grey Loon.
C’était au bord de l’après-midi d’une journée splendide. Il faisait si calme que les eaux ridées du printemps, chantant en mille petits torrents et ruisselets, emplissaient les bois d’une musique paresseuse.
Sous le chaud soleil, le noisetier pourpre luisait comme du sang. Dans les clairières, l’air avait d’odeur des jacinthes. Dans les arbres et les buissons, des oiseaux accouplés bâtissaient leurs nids.
Après le long sommeil de l’hiver, la nature œuvrait dans toute sa gloire. C’était Unepekine, la lune du mariage, la lune de la maison à construire, et Bari allait à la maison, non pour rejoindre son pareil, mais pour Nepeese. Il savait qu’elle était là-bas maintenant, tout au bord du ravin peut-être où il l’avait vue la dernière fois. Ils joueraient encore ensemble bientôt, comme ils avaient joué hier et la veille et l’avant-veille.
Et dans sa joie, il aboya en sautant au visage de Carvel et le pressa de se hâter davantage. Puis, ils arrivèrent à la clairière et, une fois de plus, Bari se figea comme un roc. Carvel vit les ruines consumées de la hutte incendiée et, peu après, les deux tombes sous le haut sapin. Il commençait à comprendre, tandis que ses yeux se tournaient lentement vers le chien qui attendait et écoutait. Un immense soupir gonfla son cœur et, au bout d’un moment, il dit doucement et avec effort :
— Vieux, je devine que tu es chez toi.
Bari n’entendait point. La tête dressée et le nez en vedette vers le ciel bleu, il sentait le vent. Qu’est-ce qui lui arriva avec le parfum des forêts et des vertes prairies ? Pourquoi frissonnait-il maintenant, tandis qu’il se tenait là ? Qu’y avait-il dans l’air ? Carvel se le demandait et ses yeux en cherchant s’efforçaient de répondre aux questions. Rien. C’était la mort ici, la mort et l’abandon, et c’était tout. Puis, tout aussitôt, Bari poussa un cri étrange, presque un cri humain, et il partit comme une flèche.
Carvel s’était débarrassé de son paquetage. Il laissa auprès tomber son fusil et suivit Bari. Il courait à toute vitesse, droit à travers la clairière, dans les balsamiers nains et dans une sente gazonnée, qui avait été foulée jadis par les allées et venues. Il courut tant qu’il fut hors d’haleine ; alors il s’arrêta et écouta. Il ne pouvait plus entendre Bari, mais cet ancien sentier conduisait sous bois, et il le prit.
Tout près de l’étang profond et sombre dans lequel Branche-de-Saule et lui avaient folâtré si souvent, Bari aussi s’était arrêté. Il pouvait entendre le bouillonnement de l’eau et ses yeux luisaient d’un feu brillant, tandis qu’il cherchait Nepeese. Il s’attendait à la voir là, son corps blanc et svelte se baignant dans l’ombre épaisse d’un sapin surplombant, ou éclatant soudain, pur comme neige, dans une des mares chaudes de soleil.
Ses yeux fouillaient les vieilles cachettes, le grand rocher fendu de l’autre côté, les digues creuses sous lesquelles ils avaient coutume de nager comme des loutres, les rameaux de sapins qui trempaient à la surface et parmi lesquels Branche-de-Saule aimait cacher son corps nu tandis qu’il la cherchait dans l’étang. Et enfin la certitude naissait en lui qu’elle n’était point là et qu’il fallait aller plus loin.
Il continua jusqu’au tepee. La petite clairière dans laquelle avait été construit le wigwam secret était inondée de soleil qui traversait une éclaircie de la forêt vers l’Ouest. L’abri était là encore.
Il ne parut pas bien changé à Bari. Et montant derrière, il y avait ce qui était parvenu faiblement jusqu’à lui à travers la limpidité de l’air ; la fumée d’un feu minuscule. Au-dessus du feu, quelqu’un était penché et cela n’étonna point Bari et ne le frappa point le moins du monde comme insolite que ce quelqu’un eût deux longues tresses brillantes sur le dos. Il poussa une plainte et, à cette plainte, la personne se roidit un peu et se retourna lentement.
Même alors cela sembla la chose la plus naturelle du monde que ce fût Nepeese et point une autre. Il l’avait perdue hier. Aujourd’hui il la retrouvait. Et, en réponse à sa plainte, un cri sanglotant jaillit du cœur de Branche-de-Saule.
Carvel les trouva quelques minutes plus tard, la tête du chien pressée contre la poitrine de Branche-de-Saule. Et Branche-de-Saule pleurait, pleurait comme un petit enfant, son visage enfoncé dans le cou de Bari. Il ne les dérangea pas et attendit, et, alors qu’il attendait, quelque chose dans la voix sanglotante et la tranquillité de la forêt semblait lui murmurer un peu de l’histoire de la hutte incendiée et des deux tombes, et le sens de l’appel qui était venu du Sud à Bari.