Bari, chien-loup
CHAPITRE XIV
L’ATTRAIT DE LA FEMME
De l’orée de la clairière, Pierre vit ce qui se passait et poussa un grand soupir. Il retourna parmi les balsamiers. Ce n’était pas le moment de se montrer. En même temps que con cœur battait comme un marteau, son visage rayonnait.
Accroupie sur les mains et les genoux, Branche-de-Saule regardait par-dessus le bord du ravin, Bush Mac Taggart avait disparu. Il avait coulé à fond, telle une masse de bois, et l’eau de l’étang s’était refermée sur lui avec un lent clapotis qui ressemblait à un rire de triomphe. Il réapparaissait bientôt, se démenant des bras et des jambes pour se maintenir au-dessus de l’eau, tandis que la voix de Branche-de-Saule lui arrivait avec des cris ironiques :
— Bête noire ! bête noire ! Brute ! brute !
Elle lui lançait avec colère des bouts de bois et des mottes de terre, et, en levant les yeux tandis qu’il reprenait pied, Mac Taggart l’aperçut penchée si fort au-dessus de lui qu’elle semblait sur le point de tomber. Ses longues tresses pendaient dans le ravin et brillaient au soleil ; ses yeux riaient et ses lèvres se moquaient. Il pouvait entrevoir l’éclat de ses dents blanches.
— Brute ! Brute !
Il se mit à nager, la regardant toujours. Il y avait, cent mètres plus bas, le ruisseau au cours tranquille et un banc d’argile où il pourrait remonter et, jusqu’à moitié de cette distance, elle le suivait en riant et en le narguant et en lui jetant bâtons et cailloux. Il remarqua qu’aucun des bâtons ni des pierres n’était assez pesant pour le blesser. Quand enfin ses pieds touchèrent le fond, elle était partie.
Vivement, Nepeese revint en courant par le sentier et presque jusque dans les bras de Pierre. Elle était à bout de souffle et riait, tandis qu’elle s’arrêtait une minute :
— Je lui ai donné réponse, Notawe ! Il est dans l’étang.
Parmi les balsamiers, elle disparut comme un oiseau. Pierre n’essaya ni de la retenir ni de la suivre.
— Tonnerre de Dieu ! éclata-t-il de rire, et il coupa à travers bois pour prendre un autre sentier.
Nepeese n’en pouvait plus quand elle arriva à la hutte. Bari, attaché à un pied de table par une lisière d’enfant, l’entendit s’arrêter un instant à la porte. Puis, elle entra et se dirigea droit vers lui. Durant sa demi-heure d’absence, Bari avait à peine remué. Cette demi-heure et les quelques minutes qui l’avaient précédée avaient fait en lui des impressions extraordinaires. La Nature, l’hérédité et l’instinct étaient à l’œuvre, détruisant et réédifiant, implantant en lui une conscience nouvelle, un commencement de nouvel entendement. Une violente et sauvage impulsion l’avait fait bondir sur Bush Mac Taggart, lorsque le facteur avait mis la main sur la tête de Branche-de-Saule. C’était irraisonné. C’était un retour en arrière du chien à ce jour d’il y avait longtemps où Kazan, son père, avait tué une bête humaine sous la tente, exactement pour un pareil motif. C’était le chien et et la femme. Et ici encore il y avait la femme. Elle avait fait appel à la grande passion secrète qui se trouvait en Bari, et qui lui venait de Kazan. Entre toutes les choses au monde, il savait qu’il ne devait pas blesser cette créature qui lui apparaissait sur le seuil de la porte. Il tressaillit, tandis qu’elle s’agenouillait de nouveau près de lui, et, du fond des âges, remonta jusqu’à lui la vague orageuse et glorieuse du sang de Kazan, engloutissant le loup, submergeant la sauvagerie de sa naissance, et la tête appuyée sur le plancher, il gémit doucement et agita la queue.
Nepeese poussa un cri de joie.
— Bari ! murmura-t-elle, lui prenant la tête entre ses mains, Bari !
Son attouchement le fit frissonner. Il provoquait à travers son corps de brèves secousses, une vibration timide qu’elle pouvait sentir et qui élargit la lumière de ses yeux. Doucement, sa main flatta la tête et l’échine. Il semblait à Nepeese que Bari ne respirait plus. Sous la caresse de sa main, les yeux s’étaient clos. Un instant après, elle lui parla, et au son de sa voix, ses yeux se rouvrirent.
— Il va venir ici, la brute ! Et il va nous tuer ! disait-elle. Il voudra te tuer parce que tu l’as mordu. Bari. Hop ! Je voudrais que tu sois plus grand et plus fort pour que tu puisses me débarrasser de sa tête.
Elle dénouait la babiche du pied de la table et elle souriait. Elle n’avait pas peur. C’était une terrible affaire ; elle palpitait d’allégresse à la pensée d’avoir battu la brute à sa manière. Elle revoyait Mac Taggart dans l’étang, se débattant et se démenant de tous côtés comme un immense poisson. Il était en train de remonter du ravin maintenant et elle se mit à rire de nouveau, tandis qu’elle enlevait Bari sous son bras.
— Oh ! Oopi-Nao, mais tu es lourd, bégaya-t-elle. Et pourtant, il faut que je t’emporte, parce que je vais me sauver.
Elle se précipita dehors. Pierre n’était pas revenu et elle s’élança promptement parmi les balsamiers derrière la hutte, Bari pendu dans l’anse de son bras, comme un sac empli jusqu’aux deux bouts et ficelé par le milieu. Cela lui faisait cet effet du moins, s’il avait pu dire sa pensée. Mais il n’avait pas encore de penchant à se tortiller afin de reprendre sa liberté. Nepeese courut ainsi avec lui jusqu’à ce que son bras lui fît mal. Alors elle s’arrêta, et déposa Bari à terre, à ses pieds, tenant l’extrémité de la longe en peau de caribou qui était nouée autour du cou du chien. Elle guettait tout écart qu’il pourrait faire pour s’évader. Elle pensait qu’il aurait essayé de le faire et, pendant quelques minutes, elle le surveilla étroitement, tandis que Bari, les pieds à terre, une fois de plus, regardait autour de lui. Alors, Branche-de-Saule lui parla doucement :
— Tu ne vas pas t’enfuir, Bari. Non. Tu vas rester avec moi et nous tuerons cette brute d’homme, s’il ose encore me faire ce qu’il a voulu faire là-bas. Hop !
Elle rejetta en arrière ses cheveux dénoués qui lui brouillaient son visage enflammé et, durant une minute, elle oublia Bari, en resongeant à la scène au bord du ravin. Il avait levé son regard droit vers elle, quand ses yeux s’abaissèrent de nouveau sur lui. « Non tu ne vas pas t’évader… Tu vas me suivre, murmura-t-elle. Viens ! »
La courroie étranglait le cou de Bari, tandis qu’elle le pressait de la suivre. C’était comme un autre collet à lapin et il arc-bouta ses pattes de devant et montra un peu les crocs. Branche-de-Saule ne tira pas. Sans crainte, elle posa de nouveau la main sur la tête de Bari. Du côté de la hutte partit un cri et, à ce bruit, elle enleva une fois encore Bari dans son bras.
— Bête noire ! Bête noire ! cria-t-elle par-dessus son épaule en se moquant, mais pas assez haut pour être entendue à plus de quelques mètres de là. Va-t’en au lac Bain, Owases, bête féroce !
Elle se mit à marcher vivement à travers la forêt qui devint plus profonde et plus sombre et où il n’y avait plus de sentier frayé. Trois fois, pendant la demi-heure suivante, elle s’arrêta pour mettre Bari à terre et reposer son bras. Chaque fois, elle l’engageait d’une façon pressante à la suivre. La deuxième et la troisième fois, Bari se trémoussa et agita la queue, mais malgré ces démonstrations de contentement à la tournure que prenaient les choses, il ne voulut pas avancer. Quand la corde lui serrait le cou, il se butait ; une fois, il groula de nouveau, il mordit méchamment la courroie. Aussi, Nepeese continua de le porter. Ils parvinrent enfin dans une clairière. Il y avait une prairie minuscule, au cœur de la forêt, guère plus de trois ou quatre fois grande comme la hutte. L’herbe sous les pieds était douce et verte et parsemée de fleurs. Juste au milieu de cette oasis coulait une riviérette que Branche-de-Saule franchit en tenant Bari sous son bras. Au bord du ruisselet, il y avait un petit wigwam construit de sapins frais coupés et de rameaux de balsamiers. Par la minuscule mekewap, Branche-de-Saule passa la tête afin de voir si tout était demeuré ainsi qu’elle l’avait laissé la veille. Puis, avec un long soupir de soulagement, elle déposa par terre son fardeau à quatre pattes et accrocha l’extrémité de la courroie à l’un des troncs de sapins coupés.
Bari s’enfonça sous le mur du wigwam, et, la tête dressée, les yeux larges ouverts, observa attentivement ce qui allait ensuite se passer. Aucun mouvement de Branche-de-Saule ne lui échappait. Elle était rayonnante et heureuse. Elle leva les bras vers l’immensité du ciel et son rire, doux et sauvage comme un chant d’oiseau, fit courir un frémissement dans le corps de Bari avec l’envie de sauter autour d’elle parmi les fleurs. Un moment, Nepeese parut l’oublier. Son sang sauvage circulait plus vite, dans sa joie d’avoir triomphé du facteur du lac Bain. Elle le revoyait pataugeant dans l’étang ; elle se le représentait maintenant à la hutte, trempé et furieux, demandant à « mon père » où elle était. Et « mon père », secouant les épaules, lui disait qu’il n’en savait rien, que probablement elle s’était enfuie dans la forêt. Il n’entrait pas dans sa tête qu’en se moquant ainsi de Bush Mac Taggart, elle avait joué avec le feu. Elle ne pressentait pas le danger qui, en une minute, si elle s’en fût rendu compte, aurait fait pâlir la rougeur étrange de son visage et figé le sang dans ses veines. Elle ne soupçonnait pas que Mac Taggart était devenu pour elle une menace plus terrible que tous les loups des forêts. Car le facteur l’avait sentie trembler dans ses bras ; il avait senti la palpitation désordonnée de sa poitrine, la douceur chaude de ses lèvres et de son visage, le frisson soyeux de sa chevelure, et ils avaient porté le feu de ses désirs au paroxysme, comme une fournaise. Nepeese savait qu’il était furieux. « Mon père » aussi serait fâché, si elle lui racontait ce qui s’était passé au bord du ravin. Mais elle ne lui en dirait rien. Il serait capable de tuer la brute du lac Bain. Un facteur, c’était quelque chose ! Mais Pierre, son père, c’était bien davantage. Il y avait en elle, héritée de sa mère, une confiance sans borne. Peut-être en cet instant, Pierre renvoyait-il Mac Taggart au lac Bain, en lui disant que ses affaires l’y appelaient. Mais elle ne retournerait pas à la cabane pour voir. Elle attendrait ici. « Mon père » comprendrait, et il savait où la trouver, lorsque la brute serait partie. Que ce serait donc amusant de lui lancer des morceaux de bois quand il arriverait !
Peu après, elle retourna vers Bari. Elle lui apporta de l’eau et lui donna une portion de poisson cru. Des heures, ils demeurèrent seuls et, d’heure en heure, croissait en Bari le désir de suivre la jeune fille à chaque fois qu’elle bougeait, de se couler près d’elle lorsqu’elle s’asseyait, de sentir le contact de ses vêtements ou de sa main et d’entendre sa voix. Mais il ne manifestait pas ce désir. Il était encore un sauvageon des forêts, un barbare à quatre pattes, métissé de loup et de chien et il restait coi. Avec Umisk, il aurait joué ; avec Oohoomisew il se serait battu. A Bush Mac Taggart, il aurait montré les crocs et aurait mordu profondément à l’occasion. Mais avec cette jeune fille, c’était autre chose. Il s’était mis à l’adorer. Si Branche-de-Saule l’avait délié, il ne se serait pas enfui. Si elle l’avait quitté, il l’aurait probablement suivie à distance. Ses yeux ne se détachaient plus d’elle. Il la regardait installer un petit feu et cuire un morceau de poisson. Il l’observait qui mangeait son dîner. Il était fort tard dans l’après-midi, quand elle vint s’asseoir près de lui, avec son tablier rempli de fleurs qu’elle entrelaça dans les longues tresses brillantes de sa chevelure. Puis, pour jouer, elle se mit à frapper Bari du bout d’une de ces tresses. Il se dérobait à ces coups légers et, avec un rire assourdi comme si un oiseau roucoulait dans sa gorge, Nepeese attira la tête de Bari dans sen tablier où se trouvait la brassée de fleurs. Elle lui parlait. Sa main caressait sa tête. Alors, il se tint tranquille, si près d’elle qu’il avait envie de passer sa langue rouge et chaude et de lécher les cheveux. Il en respirait le parfum des fleurs et restait couché comme inanimé. Ce fut un glorieux instant. Nepeese, le regardant par en-dessous, ne pouvait savoir s’il respirait.
A ce moment, le jeu fut interrompu. On entendit se casser une branche sèche. A travers la forêt, Pierre était revenu en tapinois comme un chat et lorsqu’ils levèrent les yeux, il était debout au bord de la clairière. Bari savait que ce n’était pas Bush Mac Taggart. Mais c’était une bête humaine. Aussitôt, son corps se roidit sous la main de Branche-de-Saule. Il se retira lentement et précautionneusement des genoux de la jeune fille et, comme Pierre avançait, il grogna. L’instant d’après, Nepeese s’était levée et se précipitait vers Pierre. L’air du visage de son père l’alarmait.
— Qu’y a-t-il, mon père ? s’écria-t-elle.
Pierre haussa les épaules.
— Rien, ma Nepeese, sauf que tu as éveillé un millier de démons au cœur du facteur du lac Bain et que…
Il s’arrêta en voyant Bari et le lui désignant :
— La nuit dernière, quand Monsieur le facteur l’a pris dans un collet, il a mordu la main de monsieur. La main de monsieur est enflée du double et je vois que le sang noircit. C’est le pechipoo.
— Pechipoo ! haleta Nepeese.
Elle regarda Pierre dans les yeux. Ils étaient sombres et pleins d’une sinistre lueur : un éclair d’exaltation, pensa-t-elle.
— Oui, c’est le sang empoisonné. La flamme d’un regard astucieux jaillit de ses yeux en même temps qu’il détournait la tête et faisait un signe d’assentiment : « J’ai caché le médicament et lui ai dit qu’il ne fallait pas perdre de temps pour retourner au lac Bain. » Et il a peur, ce démon ! Il attend. Avec cette main qui noircit il a peur de retourner seul et je l’accompagne. Et, écoute, Nepeese. Nous partirons au coucher du soleil et voici quelque chose que tu dois savoir avant que je ne m’en aille.
Bari les vit alors, rapprochés l’un de l’autre dans l’ombre tombée des hauts sapins. Il entendit le murmure assourdi de leurs voix, surtout de la voix de Pierre, et enfin il vit Nepeese lever ses deux bras autour du cou de la bête humaine. Puis, Pierre s’enfonça de nouveau dans la forêt. Il pensa que Branche-de-Saule ne tournerait plus après cela son visage de son côté. Longtemps, elle demeura à regarder dans la direction que Pierre avait prise. Et quand, un moment après, elle se retourna et revint vers lui, elle ne ressemblait plus à la Nepeese qui avait tressé des fleurs dans ses cheveux.
Le rire avait abandonné son visage et ses yeux. Elle s’agenouilla près de lui et d’un geste fougueux, elle lui prit la tête dans les mains.
— C’est le pechipoo, Bari, murmura-t-elle. C’est toi, toi, qui as empoisonné son sang et j’espère qu’il mourra. Car j’ai peur, j’ai bien peur !
Elle frissonna.
Peut-être fut-ce en cet instant que le grand Esprit des choses insuffla à Bari de comprendre, qu’il lui fut donné enfin de saisir que naissait l’aube de son jour, que le lever et le coucher de son soleil n’existeraient plus dans le ciel sinon pour cette jeune fille de qui la main était posée sur sa tête. Il gémit doucement et, peu à peu, il se traîna plus près d’elle jusqu’à ce que, de nouveau, sa tête reposât au creux de ses genoux.