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Bari, chien-loup

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CHAPITRE IV
LE VAGABOND AFFAMÉ

Quand Bari se hasarda à sortir de dessous sa roche, au commencement du jour suivant, c’était un petit chien beaucoup plus âgé que lorsqu’il avait rencontré Papayouchisiou, le jeune hibou, dans le sentier près du vieil arbre renversé. Si l’expérience peut suppléer l’âge, il avait beaucoup vieilli durant ces dernières quarante-huit heures. En fait, il avait quasiment dépassé l’enfance. Il s’éveilla avec une conception nouvelle et beaucoup plus large de l’univers. C’était un endroit immense. Il était plein de choses dont Kazan et Louve-Grise n’étaient point les principales. Les monstres qu’il avait vus sur la langue de sable, au clair de lune, avaient provoqué en lui une nouvelle espèce de prudence et le plus grand instinct de l’animal — intelligence élémentaire que le fort fait sa proie du faible — s’éveillait rapidement en lui ; jusqu’alors, il jugeait tout naturellement la force brutale et la menace des choses uniquement d’après leur taille. Ainsi l’ours était plus terrible que Kazan et les mooses plus terribles que l’ours. Ce fut fort heureux pour lui que l’instinct n’eût pas atteint son entier développement au début et ne lui eût pas fait comprendre que son espèce, le loup, était la plus redoutée de toutes les créatures, — griffe, sabot, ailes — des forêts. Sans quoi, comme le petit garçon qui s’imagine qu’il peut nager avant d’avoir appris la brassée, il aurait pu s’élancer et perdre pied quelque part et se serait cassé la tête.

Très vif, le poil hérissé sur l’échine, un petit grognement dans la gorge, il flairait les larges empreintes de pas faites par l’ours et l’élan. C’était l’odeur d’ours qui le faisait grouler. Il suivit les traces jusqu’au bord du ruisseau. Après quoi, il reprit sa course errante et aussi sa chasse pour la subsistance.

Durant deux heures, il ne trouva pas une écrevisse. Alors, il passa du bois vert à la limite d’une région brûlée. Ici tout était noir. Les troncs des arbres se dressaient semblables à d’énormes roseaux calcinés. C’était une « brûlure » relativement récente du dernier automne et la cendre était douce encore sous les pas de Bari. Tout droit à travers cette noire contrée coulait le ruisseau que surplombait un ciel bleu dans lequel le soleil brillait. C’était fort engageant pour Bari. Le renard, le loup, l’élan et le caribou se seraient détournés des bords de cette région de mort. Elle serait, une autre année, un excellent terrain de chasse, mais maintenant elle était sans vie. Même les hiboux n’y auraient rien découvert à manger. C’étaient le ciel bleu et le soleil et la douceur de la terre sous ses pas qui leurrèrent Bari. Il lui était agréable d’y voyager après ses expériences douloureuses de la forêt. Il continua à suivre le courant, bien qu’il n’y eût là, pour l’heure, la moindre possibilité de rencontrer quelque chose à manger. L’eau était devenue paresseuse et sombre ; le canal était obstrué par des débris consumés qui y étaient tombés quand la forêt avait brûlé et ses rives étaient molles et boueuses. Au bout d’un moment, lorsque Bari s’arrêta et regarda autour de lui, il ne pouvait plus apercevoir le bois verdoyant qu’il avait quitté. Il était seul dans ce désert ravagé de cadavres d’arbres carbonisés. C’était, en outre, aussi calme que la mort. Pas un chant d’oiseau n’émouvait le silence. Dans la cendre molle, il ne pouvait entendre la chute de ses pas. Mais il n’avait point peur. Il y avait une certitude de sécurité.

Si seulement il pouvait trouver quelque chose à manger ! C’était la pensée maîtresse qui l’occupait. L’instinct ne l’avait pas encore pénétré que ce qu’il voyait autour de lui c’était la famine. Il continua de marcher, cherchant plein d’espoir de la nourriture. Mais enfin, comme les heures passaient, l’espoir commença à mourir en lui. Le soleil déclinait à l’ouest. Le ciel se faisait moins bleu, un vent faible commençait à courir par-dessus les sommets des souches et, de temps à autre, l’une d’elles s’écroulait avec un craquement effrayant.


Bari ne pouvait plus avancer. Une heure avant le crépuscule, il se coucha à la belle étoile, las et mourant de faim. Le soleil disparut derrière la forêt. La lune monta de l’est. Le ciel scintilla d’étoiles et, pendant toute la nuit, Bari resta étendu comme s’il était mort.

Quand le matin arriva, il se traîna au ruisseau pour boire un coup. Ramassant ses forces suprêmes, il partit. C’était le loup qui le poussait, le contraignant à lutter jusqu’au bout pour la vie. Le chien, en lui, souhaitait se coucher et mourir. Mais en lui la flamme du loup brûla plus fort. A la fin, elle l’emporta. Un demi-mille plus loin, il atteignit de nouveau un bois verdoyant.

Dans les forêts tout comme dans les grandes villes, le destin se livre à des jeux changeants et fantasques. Si Bari s’était traîné dans le bois une demi-heure plus tard, il aurait pu mourir. Il était trop épuisé maintenant pour pêcher aux écrevisses ou tuer l’oiseau le plus faible. Mais il arriva juste au moment où Sekoosew, l’hermine, la petite voleuse la plus assoiffée de sang de toutes les bêtes sauvages, commettait un meurtre.

C’était à une bonne centaine de mètres de l’endroit où Bari s’était étendu sous un sapin, presque prêt à rendre l’âme. Sekoosew était une grande chasseresse de son espèce. Son corps avait environ sept pouces de longueur, prolongé par une mignonne queue pointée de noir et elle pesait peut-être cinq onces. Les doigts d’un enfant auraient pu l’encercler à n’importe quelle place entre ses quatre pattes et sa petite tête, au museau pointu et aux yeux de perle rouge, aurait pu traverser sans peine une ouverture d’un pouce de diamètre. Pendant plusieurs siècles, Sekoosew avait contribué à faire l’histoire. Ce fut elle, lorsque sa peau valait cent dollars en or du roi, qui attira les premiers transports de chevaliers d’aventures par delà l’Océan, le prince Rupert à leur tête ; c’était à la petite Sekoosew qu’il fallait imputer la formation de la grande compagnie de la baie d’Hudson et la découverte de la moitié du continent ; car presque trois siècles durant, elle avait mené le combat pour la vie contre le trappeur. Et maintenant, quoiqu’elle ne valût plus son poids d’or jaune, elle était la plus adroite, la plus cruelle et la plus impitoyable de toutes les créatures de son espèce.

Tandis que Bari était couché sous son arbre, Sekoosew rampait vers sa proie. Son gibier était une grosse caille dodue qui se tenait sous un buisson de cassis. Aucune oreille vivante n’aurait pu entendre le mouvement de Sekoosew. Elle ressemblait à une ombre, un point gris ici, un éclair là, maintenant cachée derrière une tige pas plus épaisse qu’un poignet d’homme, apparaissant une minute, l’instant d’après aussi complètement invisible que si elle n’avait jamais existé. Ainsi s’approcha-t-elle de cinquante pieds à environ trois pieds de la caille. C’était sa distance d’élan favorite. Infailliblement, elle sauta à la gorge de la caille endormie et ses dents, telles des pointes d’aiguilles, pénétrèrent à travers les plumes dans la chair. Sekoosew était préparée à ce qui allait alors se passer. Cela se passait constamment ainsi quand elle attaquait Napanao, la caille des bois. Ses ailes sont puissantes et son premier mouvement, quand Napanao frappait, était toujours de prendre la fuite. La caille se redressa aussitôt avec un grand bruit d’ailes. Sekoosew s’accrocha étroitement, ses dents enfoncées profondément dans la gorge et ses petites griffes aiguës se cramponnant comme des mains. Elle tournoya dans l’air avec elle, mordant de plus en plus profondément jusqu’à ce qu’à cent mètres de l’endroit où cette terrible chose de mort s’était agrippée à sa gorge, Napanao s’écrasât par terre.

Elle tomba à peine à dix pieds de Bari. Pendant quelques minutes, il considéra étonné ce tas de plumes qui se débattait, ne comprenant pas bien qu’enfin de la nourriture était à sa portée. Napanao se mourait, mais elle luttait encore par les soubresauts de ses ailes. Bari se leva précipitamment et après une minute pendant laquelle il rassembla tout ce qui lui restait de force, il se précipita sur elle. Ses dents s’enfoncèrent dans la poitrine et jusqu’à ce moment-là, il ne vit pas Sekoosew. L’hermine avait redressé la tête de l’étreinte mortelle dont elle enserrait la gorge de la caille et ses farouches petits yeux rouges se fixèrent un seul instant sur ceux de Bari. C’était ici quelque chose de trop gros à tuer et avec un cri perçant de colère, elle s’en alla. Les ailes de Napanao retombèrent et son corps cessa de palpiter. Elle était morte, Bari demeura en arrêt pour s’en assurer. Puis il commença son festin.

Le meurtre au cœur, Sekoosew se tenait tout près de là, passant vivement d’un côté puis d’un autre, mais n’approchant jamais à plus d’une demi-douzaine de pieds de Bari. Ses yeux étaient plus rouges que jamais. De temps en temps, elle jetait un cruel petit cri de rage. De la vie elle n’avait jamais été si furieuse. Se voir voler de cette manière une caille dodue était un affront qu’elle n’avait jamais subi auparavant. Elle souhaitait foncer sur l’intrus et vriller ses dents dans la gorge de Bari. Mais elle était trop adroit stratège pour le tenter, trop habile Napoléon pour se précipiter délibérément à son Waterloo. Un hibou, elle l’aurait combattu. Elle aurait même livré bataille à sa grande sœur et sa plus mortelle ennemie, la loutre. Mais en Bari, elle reconnaissait la race du loup et elle donnait cours à sa rancune à distance. Au bout d’un moment, son bon sens prit le dessus et elle partit chasser ailleurs.

Bari mangea un tiers de la caille et les deux tiers restants il les cacha soigneusement au pied du gros sapin. Puis, il dévala jusqu’au ruisseau pour boire. Le monde lui paraissait maintenant tout différent. Somme toute, la capacité individuelle au bonheur dépend, en grande partie, de ce qu’on a beaucoup souffert. La mauvaise chance et l’infortune de chacun constituent l’étalon de la bonne chance et de la fortune à venir. Ainsi en était-il de Bari. Quarante-huit heures plus tôt, son ventre plein ne l’aurait pas rendu un dixième aussi heureux qu’en ce moment. Alors, son plus vif désir était pour sa mère. Depuis, un désir encore plus vif était survenu dans sa vie pour la nourriture. En un sens, il était heureux pour lui qu’il eût presque péri d’épuisement et de faim, car son expérience avait contribué à faire un homme de lui — ou un chien-loup, comme vous êtes justement disposé à le dire. Sa mère lui manquera encore longtemps, mais elle ne lui manquera plus jamais dorénavant comme elle lui avait manqué hier et le jour d’avant.

Cet après-midi-là, il fit un long somme auprès de sa cachette. Puis il déterra la caille et mangea son souper. Quand sa quatrième nuit arriva, il ne se cacha plus comme il avait fait les trois nuits précédentes. Il était singulièrement et curieusement éveillé. Sous la lune et les étoiles, il rôda à la lisière de la forêt et poussa jusqu’à la partie du bois incendié. Il écouta avec une sorte de frémissement nouveau la clameur lointaine d’une bande de loups en chasse. Il écouta sans trembler le lugubre hou hou hou ! des hiboux. Les bruits et les silences commençaient à prendre pour lui un accent nouveau et significatif.

Pendant un autre jour et une autre nuit, Bari demeura à proximité de sa cachette. Quand le dernier os fut rogné, il s’en alla. Il pénétra alors dans une région où la subsistance cessa d’être pour lui un périlleux problème. C’était un pays de lynx et, où il y a des lynx, il y a aussi beaucoup de lapins. Quand les lapins se raréfient, les lynx émigrent vers des endroits meilleurs pour la chasse. Comme les lapins aux pieds de neige prolifient pendant tout l’été, Bari se trouva dans une terre d’abondance. Il ne lui fut pas difficile d’attraper et de tuer des lapereaux. Durant une semaine, il profita et devint plus gros et plus fort de jour en jour. Mais pendant tout ce temps, tiraillé par l’esprit de recherche et de vagabondage, espérant toujours retrouver sa vieille maison et sa mère, il voyagea au nord et à l’est. Et c’était en plein dans le domaine à pièges de Pierre, le métis.

Il était seul, il avait la nostalgie de la maison et son petit cœur appelait la chaleur d’une amitié et le réconfort de l’amour maternel. Être seul par le monde n’était pas du tout une situation désirable. Parfois Bari avait tellement la nostalgie de la maison et de revoir le museau de Louve-Grise et la superbe prestance de Kazan, que cela lui faisait mal.

Précisément alors, le chien dominait le loup en lui. Il n’était plus qu’un petit toutou inconsolable. Et la maison et Louve-Grise et Kazan et le vieil arbre renversé où il était en sécurité lui semblaient bien loin, bien loin.

Inconsolablement, il errait dans l’inconnu…

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