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Bari, chien-loup

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CHAPITRE XVII
LES VOIX DE LA RACE

Tard en septembre était de retour au lac Bain le géographe Mac Donald. Pendant dix jours l’inspecteur Gregson avait été l’hôte de Mac Taggart au poste et deux fois, durant ce temps, Marie avait eu l’intention de se précipiter sur lui pendant qu’il dormait et de le tuer. Le facteur lui-même ne faisait que peu d’attention à elle maintenant, ce qui l’eût rendue heureuse, n’eût été Gregson. Il était ensorcelé par la sauvage et souple beauté de la jeune fille Cree et Mac Taggart, sans jalousie, l’encourageait. Il était las de Marie. Il le dit à Gregson. Il désirait se débarrasser d’elle et si Gregson trouvait moyen de l’emmener avec lui, il lui rendrait réellement service. Il expliqua pourquoi. Un peu plus tard, au temps des grandes neiges, il avait l’intention d’amener au poste la fille de Pierre Duquesne. Dans le sans-gêne de leur familiarité, il raconta sa visite, la façon dont il avait été reçu et l’incident du ravin. Malgré tout cela, assura-t-il à Gregson, la fille de Pierre serait bientôt au lac Bain. Ce fut sur ces entrefaites que Mac Donald arriva. Il ne resta qu’une nuit, et sans se douter qu’il jetait de l’huile sur le feu, déjà dangereusement flambant, il donna au facteur la photo de Nepeese qu’il avait développée. C’était un superbe portrait.

— Si vous pouvez la remettre quelque jour à cette jeune fille, je vous en serai fort obligé, dit-il à Mac Taggart. Je lui en ai promis un exemplaire. Son père s’appelle Pierre Duquesne. Vous le connaissez probablement et la jeune fille…

Il s’échauffait tandis qu’il décrivait à Mac Taggart comme elle était belle, ce jour-là, dans sa robe rouge qui était devenue noire sur la photographie. Il ne pouvait se douter à quel point d’ébullition se trouvait le sang de Mac Taggart. Le lendemain, Mac Donald partit pour Norway House. Mac Taggart ne montra point le portrait à Gregson. Il le conserva par devers lui et, le soir, à la lueur de la lampe, il le regardait, plein de pensées qui excitaient sa fièvre et affirmaient sa résolution croissante. Il n’y avait qu’un moyen. Le plan en avait été résolu dans son esprit depuis des semaines et le portrait le décida. Il ne souffla mot de son secret, même à Gregson. Mais c’était l’unique moyen. Il aurait Nepeese. Seulement il devait attendre les grandes neiges, les neiges de la mi-hiver. Elles ensevelissaient les drames plus profondément. Il fut cependant content que Gregson suivît le géographe à Norway House. Par politesse, il l’accompagna durant une journée de marche. Quand il revint au poste, Marie était partie. Il fut satisfait de la chose. Il envoya un courrier chargé de cadeaux à ses gens avec ces mots : « Ne la frappez pas. Gardez-la. Elle est libre. »

Profitant du remue-ménage et de l’agitation du début de la saison des trappes, Mac Taggart se mit à préparer sa demeure pour l’arrivée de Nepeese. Il savait ses goûts de propreté et diverses autres choses. Il avait peint en blanc les murs de bois avec le plomb et l’huile destinés à ses canots. Certaines parties étaient démolies, il les raccommoda. L’épouse indienne de son courrier principal fabriqua des rideaux pour les fenêtres et il confisqua un petit phonographe qui était à destination du lac La Biche. Il ne doutait pas du succès et comptait les jours qui passaient.

Là-bas, au Grey Loon, Pierre et Nepeese étaient occupés de divers travaux, si occupés que parfois Pierre oubliait ses craintes au sujet du facteur du lac Bain et que Branche-de-Saule n’y songeait plus du tout. C’était « la Lune Rouge » et on frissonnait à l’idée et au plaisir de la chasse hivernale. Nepeese avait soigneusement plongé une centaine de trappes dans de la graisse de caribou bouillante mêlée à de la graisse de castor, tandis que Pierre avait fabriqué des pièges tout prêts à tendre sur les pistes. Lorsqu’il quittait la hutte pour plus d’une journée, Nepeese l’accompagnait toujours. Mais à la hutte, il y avait beaucoup à faire, car Pierre, comme toute la communauté du Nord-Est, ne commençait guère ses préparatifs avant d’avoir senti passer dans l’air le goût piquant de l’automne. Il y avait des souliers pour la neige à reficeler avec de nouvelles brides, du bois à couper en prévision des orages d’hiver, la cabane à remblayer, un nouvel harnais à faire, des couteaux d’écorchage à aiguiser, et des mocassins à façonner, mille et une affaires à prévoir, même à radouber le garde-manger à l’arrière de la hutte où, du commencement du temps froid à la fin, pendaient des quartiers de venaison, caribou et élan, pour les besoins de la famille et, quand le poisson se faisait rare, pour les rations des chiens. Au milieu de tout cet affairement, Nepeese était obligée de prêter moins d’attention à Bari que pendant les semaines précédentes. On ne jouait plus autant. Ils ne se baignaient plus, car au matin il y avait épais de givre sur terre et l’eau se couvrait de glaçons. Ils ne vagabondaient plus au fond des forêts en quête de fleurs et de mûres. Pendant des heures, parfois, Bari pouvait maintenant demeurer couché aux pieds de Branche-de-Saule et regarder ses doigts grêles tresser rapidement les lanières de ses chaussures et, de temps à autre, Nepeese s’arrêtait pour se pencher vers lui et lui mettre la main sur la tête et lui parler un moment, tantôt dans son doux langage cree, tantôt en anglais ou dans le français paternel.

C’était sa voix que Bari avait appris à comprendre et le mouvement de ses lèvres, son geste, le balancement de son corps, les changements d’humeur qui mettaient de l’ombre et du soleil sur son visage. Il savait ce que voulait dire son sourire. Il s’agitait et souvent gambadait autour d’elle en signe de joie sympathique, lorsqu’elle souriait ; son bonheur était une part de lui-même ; un mot sévère d’elle était pour lui pire qu’un coup. Deux fois, Pierre l’avait frappé et deux fois Bari avait reculé vivement et l’avait bravé, montrant les crocs, avec un groulement de colère, les poils de son échine hérissés comme une brosse. Si l’un des autres chiens avait fait cela, Pierre l’aurait à demi assommé. Ç’aurait été la révolte et l’homme doit être le maître. Mais Bari avait toujours été pardonné. Un attouchement de la main de Branche-de-Saule, une parole de ses lèvres et le hérissement s’apaisait lentement et le grognement expirait.

Pierre n’était pas du tout mécontent.

— Dieu ! je ne m’aventurerai jamais à dompter sa nature, se disait-il. C’est un barbare, une bête sauvage et il est son esclave. Pour elle, il tuerait.

Ainsi advint-il, contre le gré de Pierre lui-même, mais sans en avouer les raisons, que Bari ne fut pas un chien de traîneau. On lui laissa sa liberté. Il n’était jamais attaché comme les autres. Nepeese était heureuse, mais ne devinait pas l’arrière-pensée de Pierre. Elle ne saurait jamais pourquoi il entretenait la défiance de Bari envers lui, défiance qui allait jusqu’à la haine. Cela réclamait beaucoup d’habileté et de ruse de la part de Pierre. Et il se disait :

— Si je me fais détester, il détestera tous les hommes. Meyoo ! Voilà qui est bon !

Ainsi considérait-il l’avenir, dans l’intérêt de Nepeese.

Maintenant les jours vivifiants et froids, les nuits glaciales de la lune Rouge produisaient un notable changement en Bari. C’était inévitable. Pierre savait que cela arriverait et le premier soir que Bari se mit sur son séant et hurla à la lune, il y prépara Nepeese.

— C’est un chien sauvage, ma Nepeese, lui dit-il, C’est un demi-loup et il entendra promptement l’appel de sa race. Il s’en ira dans la forêt. Il disparaîtra parfois. Mais il ne faut pas l’attacher. Il reviendra. Ka, il reviendra.

Et il se frottait les mains au clair de lune au point d’en faire craquer les jointures.

L’appel parvint à Bari comme un voleur qui entre petit à petit et avec précaution dans un endroit défendu. Il ne le comprit pas tout d’abord. Cela le rendit nerveux et mal à l’aise, tellement agité que Nepeese entendit, à diverses reprises, qu’il se plaignait en dormant. Il attendait quelque chose. Quoi ? Pierre le savait et souriait d’une manière mystérieuse. Et cela arriva. Ce fut une nuit, par une nuit glorieuse, pleine de lune et d’étoiles et, sous la lune et les étoiles, la terre était blanche d’un ourlet de givre. Et de loin, de très loin, arriva l’appel de la bande. De temps à autre, au cours de l’été, on avait entendu le hurlement d’un loup isolé, mais, cette fois, c’était la horde entière, et, tandis que l’appel parvenait jusqu’à lui, à travers le silence et le mystère de la nuit, chant de cruauté qui venait à chaque déclin de la lune Rouge, du fond des âges infinis. Pierre savait qu’enfin était arrivé ce que Bari attendait. Aussitôt Bari avait compris. Ses muscles vibraient comme des câbles tendus, alors qu’il se tenait debout dans le clair de lune, regardant dans la direction d’où provenait le mystère et le tressaillement du bruit. On pouvait l’entendre se plaindre doucement et Pierre se penchant de façon à l’observer dans la lumière de la nuit, put le voir qui tremblait.

— C’est Mee-kov, murmura-t-il à Nepeese.

Cela voulait dire l’appel du sang qui circulait accéléré dans les veines de Bari, non seulement l’appel de son espèce, mais l’appel de Kazan et de Louve-Grise et de ses ancêtres depuis d’innombrables générations. C’était la voix de sa race. Voilà ce que Pierre avait dit tout bas. Et il avait raison. Dans la nuit dorée, Branche-de-Saule attendait, car c’était elle qui avait joué le plus gros jeu et c’était elle qui allait perdre ou gagner. Elle ne souffla mot et ne répondit pas aux paroles assourdies de Pierre, mais elle retint sa respiration et observa Bari, tandis que, peu à peu, il disparaissait pas à pas dans l’ombre. Quelques instants après, il était parti. Ce fut alors qu’elle se redressa, rejeta la tête en arrière, ses yeux rivalisant d’éclat avec les étoiles.

— Bari, appela-t-elle, Bari, Bari !

Il devait être déjà à la lisière de la forêt, car elle poussa un ou deux longs soupirs d’attente avant qu’il revînt à son côté. Mais il était accouru droit comme une flèche et il gémissait en la regardant en face. Nepeese lui posa les mains sur sa tête.

— Vous avez raison, mon père, dit-elle. Il s’en ira chez les loups. Mais il reviendra. Il ne me quittera jamais bien longtemps.

Une main encore posée sur la tête de Bari, elle désigna de l’autre l’obscurité, pareille à un puits d’ombre, de la forêt.

— Va les retrouver, Bari ! murmura-t-elle. Mais il faut revenir. Il le faut. Cheamao !

Avec Pierre, elle retourna dans la hutte, la porte close derrière eux. Bari resta seul. Il y eut un long silence. Bari pouvait y entendre les bruits de la nuit, le heurt des chaînes qui attachaient les chiens, le mouvement énervé de leur corps, le sifflement palpitant d’une paire d’ailes, la respiration même de la nuit. Car pour lui cette nuit, même dans sa tranquillité, paraissait vivante. De nouveau il s’avança, et à l’orée de la forêt, une fois de plus, il s’arrêta pour écouter. Le vent avait changé et il roulait en lui le cri, lamentable à glacer le sang, de la hurle. Loin, loin, du côté de l’ouest, un loup isolé tourna son mufle vers le ciel et répondit à l’appel assemblé de son clan, puis de l’est arriva par delà la hutte une voix si lointaine qu’elle semblait un écho mourant dans l’immensité de la nuit. Un cri étouffé s’arrêta dans la gorge de Bari. Il leva la tête. Juste au-dessus de lui montait la lune Rouge, l’invitant au frissonnement et au mystère du monde ouvert devant lui. Le bruit s’accrut dans sa gorge et peu à peu augmenta de volume jusqu’à ce que sa réponse s’élevât vers les étoiles.

Dans leur hutte, Pierre et Branche-de-Saule l’entendirent. Pierre haussa les épaules.

— Il est parti, fit-il.

— Oui, il est parti, mon père, répliqua Nepeese qui regardait à la fenêtre.

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