← Retour

Bari, chien-loup

16px
100%

CHAPITRE II
LE PREMIER COMBAT

Et c’était un monde étonnant, un monde de vaste silence, vide de tout, sauf de bêtes sauvages. Le poste le plus rapproché de la baie d’Hudson se trouvait à cent lieues de là et la première ville de la civilisation se trouvait à trois cents milles en droite ligne vers le sud. Deux années auparavant, Tusoo, le trappeur indien, avait nommé cet endroit son domaine. Il lui avait été dévolu, selon la loi de la forêt, par des générations d’ancêtres. Mais Tusoo avait été le dernier de sa famille disparue, et il était mort de la petite vérole et sa femme et ses enfants étaient morts en même temps que lui. Depuis lors, nul pied humain n’avait foulé ses sentes. Le lynx s’était multiplié. L’élan et le caribou n’avaient plus été chassés par l’homme. Les castors avaient bâti leurs demeures sans être dérangés. Les traces de l’ours noir étaient aussi larges que les traces du daim, plus loin vers le sud. Et là où, autrefois, les engins de mort et les appâts empoisonnés de Tusoo avaient tenu à l’écart les loups amaigris, il n’y avait plus de danger pour ces Mohicans de la solitude.

Suivant le soleil de ce premier jour étonnant, parurent la lune et les étoiles de la véritable première nuit de Bari. C’était une nuit magnifique avec une pleine lune rouge levée au-dessus des forêts, inondant la terre d’une nouvelle sorte de lumière qui semblait plus belle et plus douce à Bari. Le loup était puissant en lui et il ne pouvait rester en place. Il avait dormi toute cette journée dans la chaleur du soleil, mais il ne pouvait dormir à la clarté de la lune. Il flairait, mal à l’aise, Louve-Grise, qui était couchée à plat ventre, sa belle tête dressée écoutant en soupirant les bruits nocturnes et attendant la caresse de Kazan, qui s’était échappé comme une ombre pour chasser.

Six ou sept fois, comme Bari errait alentour de l’arbre renversé, il perçut un doux frôlement au-dessus de sa tête et une fois ou deux il vit une ombre grise flotter rapidement dans l’air. C’étaient les gros hiboux du Nord qui descendaient pour l’examiner et, s’il eût été un lapin au lieu d’être un petit chien-loup, sa première nuit sous la lune et les étoiles aurait été la dernière car, contrairement à Wapoos, le lapin, il n’était pas prudent. Louve-Grise ne le surveillait pas de près. Un instinct l’avertissait que, dans ces forêts, Bari ne courait pas grand danger, sinon de la main de l’homme. Dans ses veines courait le sang du loup. C’était un chasseur de toutes les autres bêtes sauvages, mais aucune autre bête, soit ailée, soit armée de serres, ne le chasserait, lui. En un sens, Bari comprenait cela. Les hiboux ne l’effrayaient pas. Il n’avait pas peur des cris étranges à glacer le sang, qu’ils poussaient au faîte des noirs sapins. Une fois pourtant la crainte entra en lui et il courut se réfugier près de sa mère. Ce fut en voyant un des chasseurs ailés de l’air fondre sur un lapin aux pieds de neige et que les cris perçants de la créature condamnée firent battre son cœur comme un petit marteau. Il sentit dans ces cris la proximité de l’une des tragédies toujours présentes de la solitude : la mort. Il la sentit de nouveau cette nuit-là lorsque, tassé près de Louve-Grise, il entendit la clameur farouche d’une bande de loups qui talonnait un jeune caribou mâle. Et la signification de tout cela et le grand frémissement de tout cela arrivèrent à lui à peu près vers l’aube pâle, lorsque Kazan revint tenant entre ses crocs un gros lapin qui, au milieu de contorsions, se débattait encore contre la mort.

Ce lapin fut le point culminant du premier chapitre de l’éducation de Bari. Ce fut comme si Louve-Grise et Kazan avaient tout combiné au préalable pour qu’il pût recevoir sa première leçon dans l’art de tuer. Lorsque Kazan avait laissé tomber le lapin, Bari s’était approché avec beaucoup de circonspection. Les reins de Wapoos étaient brisés ; ses yeux révulsés étaient vitreux et il avait cessé de sentir la douleur. Mais pour Bari il semblait bien vivant alors qu’il enfonçait ses gentilles petites dents parmi le poil abondant de la gorge de Wapoos. Les dents ne pénétraient pas dans la chair. Avec une impétuosité gamine, Bari s’acharnait. Il s’imaginait tuer. Il pouvait sentir les convulsions mourantes de Wapoos. Il pouvait entendre les derniers souffles haletants qu’exhalait le corps tiède et il « groulait » et tiraillait, tant qu’enfin, il tomba à la renverse, la gueule pleine de poils. Lorsqu’il revint à l’attaque, Wapoos était bien mort, et Bari continua à mordre et à « grouler » jusqu’au moment où Louve-Grise, de ses crocs aigus vint mettre le lapin en pièces. Après quoi suivit le festin.

Ainsi Bari en vint à comprendre que manger signifie tuer et dès lors s’accrut rapidement en lui, tandis que passaient d’autres jours et d’autres nuits, l’appétit de la chair. En quoi il était un vrai loup. De Kazan, il avait reçu d’autres et plus impérieux atavismes du chien. Il était superbement noir, ce qui lui avait valu, ces temps derniers, le nom de Kusketa Mukekun, le loup noir. Sur sa poitrine, il y avait une étoile blanche. Son oreille droite était mouchetée de blanc. Sa queue, à six semaines, était touffue et pendait bas. C’était une queue de loup. Ses oreilles étaient les oreilles de Louve-Grise ; étroites, courtes, pointues, toujours en mouvement. Son avant-train promettait de devenir superbe comme celui de Kazan et lorsqu’il était debout, il ressemblait à un chien de chasse, sauf qu’il regardait toujours obliquement l’endroit ou l’objet qu’il surveillait. Cela encore était du loup, car un chien se tourne du côté vers lequel il regarde effectivement.

Par une nuit brillante, alors qu’il avait deux mois, et que le ciel fourmillait d’étoiles et qu’une lune de juin luisait si claire qu’elle semblait à peine plus élevée que le sommet des grands sapins, Bari s’assit sur son derrière et hurla. C’était son premier essai. Mais il n’y avait pas à se tromper à l’accent. C’était le hurlement du loup. Cependant, un peu plus tard, quand Bari se redressa et se glissa vers Kazan, comme s’il était tout honteux de son effort, il agitait la queue à ne point s’y méprendre en manière d’excuse. Et cela encore tenait du chien. Si Tusoo, le défunt trappeur indien, avait pu le voir alors, il l’aurait jugé d’après cette façon d’agiter la queue. Elle révélait le fait qu’au profond du cœur — et dans son âme — si nous concédons qu’il avait en une — Bari était un chien. Tusoo aurait par ailleurs motivé son jugement sur lui. A deux mois, le louveteau a oublié comment on joue. C’est un personnage de la solitude qui se glisse en tapinois, travaillant déjà à faire sa proie de créatures plus petites et plus faibles que lui. Bari jouait encore. Durant ses sorties de la souche renversée, il n’avait jamais été plus loin que le ruisseau, à une centaine de mètres de l’endroit où sa mère était couchée. Il avait aidé à dépecer bien des lapins morts ou mourants ; il croyait, s’il avait la moindre idée à ce sujet, qu’il était excessivement cruel et courageux. Mais il avait bientôt neuf semaines avant de sentir ses griffes et de livrer son terrible combat au jeune hibou à la lisière de la forêt profonde.

Le fait qu’Oohoomisew, le gros hibou blanc, avait fait son nid sur une souche brisée non loin de l’arbre renversé était destiné à changer le cours entier de la vie de Bari, absolument comme la cécité de Louve-Grise avait changé son destin et celui de Kazan. Le ruisseau coulait jusqu’auprès de la souche qui avait été écartelée par la foudre et cette souche se dressait en un paisible et sombre endroit de la forêt entouré de hauts sapins noirs et enveloppé d’obscurité, même en plein jour. Plusieurs fois, Bari était allé à l’orée de ce recoin mystérieux de la forêt et y avait regardé curieux et avec une envie croissante. En ce jour de grand combat, l’attrait en était tout puissant. Peu à peu, il y pénétra, les yeux dardés et les oreilles attentives aux moindres bruits qui en venaient. Son cœur battait plus vite. L’obscurité l’enveloppait davantage. Il oublia l’arbre tombé et Kazan et Louve-Grise. Là, devant lui, s’étendait le frémissement de l’aventure. Il entendit d’étranges bruits, mais des bruits très doux, comme s’ils étaient produits par des pieds ouatés ou des ailes moelleuses et qui le remplirent d’un frisson d’attente. Sous ses pas, il n’y avait ni terre, ni herbe, ni fleurs, mais un merveilleux tapis sombre de douces aiguilles toujours vertes. Elles chatouillaient agréablement ses pattes et elles étaient si veloutées qu’il ne pouvait entendre ses propres mouvements.

Il était au moins à trois cents mètres de l’arbre tombé quand il dépassa la souche d’Oohoomisew et pénétra dans un épais buisson de jeunes baumiers. Et là, en plein sur sa route, était blotti le monstre.

Papayouchisiou, « le jeune hibou », n’était pas un tiers aussi grand que Bari. Mais c’était une chose effrayante à regarder. Il sembla à Bari toute tête et tous yeux. Il ne pouvait voir de corps du tout. Kazan n’avait jamais rien rapporté de pareil et pendant une pleine demi-minute, Bari demeura tout à fait coi, considérant cela spéculativement. Papayouchisiou ne remuait pas une plume, mais comme Bari avançait un pas prudent à la fois, les yeux se dilatèrent et les plumes autour de sa tête se hérissèrent comme si elles étaient agitées par un souffle de vent. Il descendait d’une famille de combattants, ce jeune Papayouchisiou, une famille farouche, intrépide et meurtrière et même Kazan aurait pris garde à ces plumes hérissées. Un espace de deux pieds entre eux et le petit chien et le hiboulet se regardèrent. En ce moment, si Louve-Grise avait pu les voir, elle eût dit à Bari : « Fais usage de tes jambes et cours ! » Et Oohoomisew, le vieux hibou, aurait pu dire à Papayouchisiou : « Ah ! petit sot, sers-toi de tes ailes et vole ! »

Ils n’en firent rien ni l’un ni l’autre et le combat commença.

Papayouchisiou s’élança et avec un simple aboiement farouche, Bari se ramassa en tas, le bec du hiboulet fixé comme un étau rouge dans la chair tendre de son nez. Ce seul aboiement de surprise et de douleur fut le premier et le dernier cri de Bari durant le combat. Le loup surgit en lui ; la rage et le désir de tuer le possédèrent. Tandis que Papayouchisiou s’accrochait à lui, il poussa un sifflement bizarre et tandis que Bari se tournait et grinçait des dents et se démenait pour se libérer de cet étonnant agrippage à son nez, de petits grognements féroces sortirent de sa gorge.

Durant une bonne minute, il ne put se servir de ses mâchoires. Puis, par hasard, il poussa Papayouchisiou dans une fourche d’arbrisseau nain et un bout de son nez s’arracha. Il aurait pu fuir alors ; au lieu de cela, il se reprécipita, vif comme l’éclair, sur le hiboulet. Papayouchisiou s’abattit sur le dos et Bari lui enfonça dans la poitrine des dents pointues comme des aiguilles. C’était comme s’il essayait de mordre dans un oreiller, tellement les plumes étaient drues et épaisses. Bari enfonça ses crocs de plus en plus profond, et juste au moment où ils commençaient de pénétrer dans la peau du hiboulet, Papayouchisiou, farfouillant un peu à l’aveuglette d’un bec qui pinçait d’une manière aiguë chaque fois qu’il le refermait, l’attrapa par l’oreille. La douleur de cette préhension était atroce pour Bari, et il fit un effort plus désespéré pour entrer les dents dans l’épaisse cuirasse de plumes de son adversaire.

Dans la lutte, ils roulèrent sous les balsamiers bas au bord du ravin où coulait le ruisseau. Ils passèrent par-dessus le bord escarpé et, tandis qu’ils dégringolaient et heurtaient le fond, Bari lâcha prise. Papayouchisiou s’accrocha bravement et quand ils atteignirent le fond, il avait encore les serres plantées dans l’oreille de Bari.

Le nez de Bari saignait, son oreille lui faisait l’effet d’être arrachée de la tête et, dans cet instant incommode, un instinct tout nouvellement éveillé fit découvrir à Bébé Papayouchisiou qu’il avait des ailes comme moyen de combat. Un hibou ne commence jamais à combattre réellement qu’au moment où il se sert de ses ailes, et, en poussant un sifflement joyeux, Papayouchisiou se mit à frapper son antagoniste si vite et si méchamment que Bari en resta hébété. Il fut forcé de fermer les yeux et mordit à l’aveuglette. Pour la première fois depuis le début de la lutte, il se sentit une violente envie de fuir. Il essaya de se dégager avec les pattes de devant ; mais Papayouchisiou, lent de compréhension mais ferme de conviction, s’accrochait après son oreille comme un mauvais destin. A ce moment critique, alors que le sentiment de la défaite croissait rapidement dans l’esprit de Bari, un hasard le sauva. Il referma ses crocs sur une des pattes délicates du hiboulet. Papayouchisiou soudain, poussa un cri perçant. L’oreille était enfin dégagée et, avec un grognement de triomphe, Bari mordit sournoisement Papayouchisiou à la jambe.

Dans l’ivresse de la bataille, il n’avait pas entendu le tumulte qui s’élevait du ruisseau tout près au-dessous d’eux. Papayouchisiou et lui passèrent de compagnie par-dessus la pointe d’une roche, l’eau glacée du torrent gonflé par les pluies étouffant un grognement dernier et un dernier sifflement des deux petits combattants.

Chargement de la publicité...