Bari, chien-loup
CHAPITRE IX
ENFIN, AMIS !
Poussé par les terribles cris de sauvage terreur de Branche-de-Saule et à la vue de Pierre abandonnant comme un fou le corps de Wakayoo, Bari ne cessa de courir qu’au moment où il fut hors d’haleine. Quand il s’arrêta, il était bien loin du cagnon et se dirigeait vers l’étang des castors.
Pendant presque une semaine entière, Bari ne s’était pas approché de l’étang. Il n’avait oublié ni Dent-Brisée, ni Umisk, ni les autres petits castors, mais Wakayoo et ses pêches quotidiennes de poisson frais lui avaient été une tentation trop forte. Maintenant Wakayoo n’était plus. Il comprenait que le gros ours noir ne pêcherait jamais plus dans les mares paisibles et les remous brillants et que là où, durant des jours, il y avait eu tranquillité et abondance, il n’y avait plus maintenant qu’un immense danger et, juste comme en un autre endroit il aurait couru chercher refuge au vieil arbre tombé, il s’enfuit, désespéré, à l’étang des castors.
Il aurait été difficile de dire d’où lui venaient ses craintes, mais ce n’était assurément pas à cause de Nepeese. Branche-de-Saule lui avait fait une chasse ardue. Elle s’était jetée sur lui. Il avait senti l’étreinte de ses mains et la fumée de sa douce chevelure et cependant il n’avait pas peur d’elle. S’il s’arrêtait parfois dans sa fuite et regardait derrière lui, c’était pour voir si Nepeese le suivait. Il ne se serait pas enfui si vite loin d’elle, si elle avait été seule. Ses yeux et sa voix et ses mains avaient mis en lui quelque chose d’attirant. Il était rempli maintenant d’une immense tendresse et d’un plus immense isolement : et cette nuit-là, son sommeil fut lourd de cauchemars. Il se trouva un lit sous une racine de sapin, non loin de l’étang des castors, et pendant toute la nuit, son sommeil fut plein de rêves agités : rêves de sa mère, de Kazan, du vieil arbre tombé, d’Umisk et de Nepeese. Une fois, en s’éveillant, il pensa que la racine de sapin, c’était Louve-Grise et, quand il s’aperçut de son erreur et qu’elle n’était point là, Pierre et Branche-de-Saule auraient pu dire la signification de ses cris s’ils les avaient entendus. A plusieurs reprises, il revécut, en frissonnant, les événements de cette journée. Il revit la fuite de Wakayoo dans la petite prairie, il le revit mourir. Il revit l’éclat des yeux de Branche-de-Saule tout près des siens ; il réentendit sa voix si douce, si basse qu’elle lui était comme une musique singulière, et il entendit de nouveau ses terribles gémissements.
Il fut content, lorsque l’aube arriva. Il ne chercha pas de nourriture, mais descendit à l’étang. Il n’y avait maintenant que bien peu d’espoir et d’attente dans sa manière d’agir. Il se souvenait que, aussi parfaitement qu’un animal peut l’exprimer, Umisk et ses camarades lui avaient fait comprendre qu’ils ne voulaient rien avoir de commun avec lui. Et cependant, de savoir qu’ils étaient là lui enlevait un peu de son isolement. C’était plus que de l’isolement. Le loup en lui était débordé. Le chien dominait. Et, dans ces moments-là, lorsque le sang de la bête sauvage était presque endormi en lui, il était attristé par la sensation instinctive et croissante qu’il n’appartenait pas à cette solitude, mais qu’il était parmi elle un transfuge, menacé de tous côtés par d’étranges dangers.
Dans les forêts profondes du Nord, le castor ne travaille et ne joue pas uniquement dans les ténèbres, mais utilise le jour encore plus que la nuit et bien des gens de Dent-Brisée étaient éveillés, lorsque Bari se mit à inspecter tristement les rives de l’étang. Les petits castors se trouvaient encore avec leurs mamans dans les vastes maisons qui se dressaient comme de grands dômes de bois et de boue au milieu du lac. Il y avait trois de ces maisons. L’une d’elles avait au moins trente pieds de diamètre. Bari eut quelque difficulté à suivre le côté de l’étang qu’il avait pris. Lorsqu’il fut revenu parmi les saules et les aulnes et les bouleaux des douzaines de petits canaux traversaient et retraversaient sa route. Quelques-uns de ces canaux avaient un pied de largeur, d’autres trois ou quatre pieds et tous étaient remplis d’eau. Aucune contrée du monde n’avait jamais eu meilleur système de transport fluvial que ce domaine des castors, au bas duquel ils apportaient leurs matériaux de construction et leur ravitaillement dans le principal réservoir : l’étang. Dans l’un des plus larges canaux, Bari surprit un gros castor remorquant une coupe de bouleau de quatre pieds aussi épaisse qu’une jambe d’homme : une demi-douzaine de déjeuners, de dîners et de soupers en un seul chargement. Les quatre ou cinq écorces inférieures du bouleau constituent ce qu’on pourrait nommer le pain et le beurre et les pommes de terre d’un menu de castor, tandis que les écorces bien plus estimées des saules et des jeunes aulnes tiennent lieu de viande et de tarte. Bari flaira curieusement la coupe de bouleau après que le vieux castor l’eut abandonnée dans sa fuite, puis il continua d’avancer. Il ne cherchait pas à se cacher maintenant et au moins une demi-douzaine de castors purent le voir complètement, avant qu’il parvînt à l’endroit où l’étang se rétrécissait dans le bas, à la largeur du ruisseau, presque à un demi-mille de la digue. Alors, il revint sur ses pas en flânant. Toute la matinée, il circula autour de l’étang, se montrant ouvertement.
Dans leurs énormes forteresses de boue et de bois, les castors tinrent un conseil de guerre. Ils étaient évidemment étonnés. Il y avait quatre ennemis qu’ils redoutaient par-dessus tous les autres : la loutre qui détruisait leurs digues en hiver et leur apportait la mort à cause du froid et en faisant baisser les eaux de telle sorte qu’ils ne pouvaient plus aller à leurs approvisionnements ; le lynx, qui les dévorait tous, vieux aussi bien que jeunes ; le renard et le loup, qui pouvaient se tenir en embuscade pendant des heures afin de fondre sur les tout jeunes comme Umisk et ses camarades de jeu. Si Bari avait été l’un quelconque de ces quatre-là, l’astucieux Dent-Brisée et ses gens auraient su ce qu’il fallait faire. Mais Bari n’était, bien sûr, pas une loutre, et s’il était renard, loup ou lynx, ses actes étaient au moins bizarres pour ne pas dire plus. Une demi-douzaine de fois, il avait eu l’occasion de fondre sur sa proie, s’il cherchait une proie. Mais à aucun moment, il n’avait manifesté le désir de leur faire du mal.
Il se peut que les castors discutèrent complètement le cas entre eux. Il est possible qu’Umisk et ses camarades parlèrent à leurs parents de leur aventure et de ce fait que Bari n’avait pas tenté un mouvement pour leur faire mal, lorsqu’il aurait pu fort aisément les attraper. Il est aussi plus que vraisemblable que les vieux castors qui avaient fui Bari ce matin-là, firent le récit de cet incident, insistant de nouveau sur ce fait que l’étranger, tout en leur faisant peur, n’avait montré aucune disposition à les attaquer. Tout cela est fort possible, car si les castors peuvent jouer un rôle important dans une histoire du continent et peuvent accomplir des prodiges dans l’art des ingénieurs tels qu’il ne faut rien moins de la dynamite pour les détruire, il est absolument raisonnable de supposer qu’ils ont quelque moyen de se comprendre entre eux.
Toujours est-il que, courageusement, le vieux Dent-Brisée prit sur lui d’en finir avec l’indécision qui planait.
Il était très tôt dans l’après-midi que, pour la troisième ou quatrième fois, Bari se promenait sur la digue. Cette digue avait bien deux cents pieds de longueur, mais à aucun endroit, l’eau ne pouvait la franchir, le trop plein trouvant à s’échapper par d’étroites écluses. Une semaine ou deux plus tôt, Bari aurait pu passer sur la rive opposée de l’étang par cette digue, mais maintenant, tout au bout, Dent-Brisée et ses ingénieurs ajoutaient une nouvelle partie de digue et, afin d’accomplir leur travail plus aisément, avaient bien inondé cinquante mètres du sol bas où ils travaillaient. La digue principale fascinait Bari. Elle était fortement imprégnée de l’odeur de castor. La crête en était élevée et sèche et il y avait des douzaines de petites excavations mollement creusées dans lesquelles les castors avaient pris leurs bains de soleil.
Dans l’une de ces excavations, Bari s’étendit, les yeux fixés sur l’étang. Nulle ride n’agitait sa douceur veloutée. Aucun bruit ne brisait la placidité ensommeillante de l’après-midi. Les castors devaient être morts ou endormis après tout le remue-ménage qu’ils avaient fait. Et cependant ils savaient que Bari se trouvait sur la digue. A l’endroit où il était couché, le soleil tombait à flots tièdes et il faisait si délicieux qu’au bout d’un moment il avait peine à garder ses yeux ouverts pour surveiller l’étang. Et puis il s’endormit.
Comment Dent-Brisée devina-t-il justement cela, c’est un mystère. Cinq minutes plus tard, il remonta tranquillement à la surface sans un clapotis ni un bruit, à cinquante mètres de Bari. Pendant quelques minutes, il remua à peine dans l’eau. Puis il nagea très lentement, traversant l’étang, parallèlement à la digue. De l’autre côté, il remonta sur la rive et, pendant une minute encore, demeura aussi immobile qu’une pierre, les yeux sur cette partie de la digue où Bari était étendu. Nul autre castor ne bougeait et il fut vite évident que Dent-Brisée n’avait d’autre objet en vue que d’observer Bari de plus près. Quand il rentra dans l’eau, il nagea tout le long de la digue. A dix pas de Bari, il se mit à remonter. Il le fit avec beaucoup de lenteur et de prudence. Enfin, il atteignit le sommet de la digue.
Quelques mètres plus loin, Bari était presque caché dans son retrait ; il n’y avait que le haut de son corps noir brillant qui apparaissait à l’examen rigoureux de Dent-Brisée. Pour voir mieux, le vieux castor étala derrière lui sa queue plate et s’assit sur son arrière-train, les deux pattes de devant posées comme celles d’un écureuil sur sa poitrine. Dans cette position, il avait bien trois pieds de haut. Il pesait peut-être quarante livres et il ressemblait en quelque manière à l’un de ces bons gros chiens, d’humeur commode, à l’air niais et à robuste poitrine. Mais son cerveau fonctionnait avec une célérité surprenante. Tout à coup, il donna dans la boue durcie de la digue un simple coup de queue et Bari sursauta aussitôt. Il vit Dent-Brisée et le regarda fixement. Dent-Brisée le fixa à son tour. Durant une bonne demi-minute, ni l’un ni l’autre ne bougèrent d’un millième de pouce. Puis Bari se dressa et agita la queue.
Ce fut suffisant. Se laissant tomber sur ses pieds d’avant, Dent-Brisée marcha en se dandinant, tout à loisir, jusqu’à l’extrémité de la digue et fit son plongeon. Il n’était plus défiant ni bien pressé maintenant. Il agita l’eau fortement et nagea hardiment sous Bari, devant et derrière. Quand il eut fait cela plusieurs fois, il coupa droit à travers l’étang jusqu’à la plus grande des maisons et disparut. Cinq minutes après l’exploit de Dent-Brisée, un mot d’ordre circulait rapidement parmi la colonie. L’étranger, Bari, n’était pas un lynx. Ce n’était pas un renard. Ce n’était pas un loup. De plus, il était tout jeune et sans mauvais dessein. On pouvait se remettre à l’ouvrage. On pouvait se remettre au jeu. Il n’y avait aucun danger. Telle fut la décision de Dent-Brisée. Si quelqu’un avait traduit ces faits en langue castor dans un mégaphone, la réponse n’aurait pas été plus prompte. Tout aussitôt il sembla à Bari, qui était encore debout au bord de la digue, que l’étang fourmillait de castors. Il n’en avait jamais tant vu en une fois jusqu’alors. Ils surgissaient de partout et d’aucuns, émergeant à moins d’une douzaine de pieds de lui, le regardaient tout tranquillement avec curiosité.
Pendant cinq minutes peut-être, les castors parurent n’avoir rien de mieux à faire. Alors, Dent-Brisée se mit debout contre le rivage et se hissa dehors. D’autres le suivirent. Une demi-douzaine de travailleurs disparurent dans les canaux. Autant d’autres s’en allèrent en se dandinant parmi les aulnes et les saules. Attentivement, Bari cherchait Umisk et ses compagnons. Il les aperçut enfin qui s’avançaient en nageant, venant des plus petites maisons. Ils atterrirent dans leur cour de récréation : le banc moelleux qui dominait la rive vaseuse. Bari agita la queue si fort que son corps entier était secoué et il se précipita en courant tout le long de la digue.
Lorsqu’il arriva sur le lambeau uni de la berge, Umisk s’y trouvait seul, grignotant son souper sur un long saule fraîchement coupé. Les autres petits castors étaient partis dans un buisson touffu de jeunes aulnes.
Cette fois, Umisk ne s’enfuit pas. Il leva les yeux de la tige qu’il rongeait. Bari s’accroupit, agitant la queue de la façon la plus amicale et la plus engageante. Durant quelques secondes, Umisk l’observa. Il n’y avait rien à craindre désormais. Quelle que pût être cette bizarre créature, elle était jeune et sans mauvais dessein et paraissait, en vérité, désirer de la compagnie. Il regarda Bari attentivement.
Puis, très calme, il se remit à son souper. Et Bari comprit qu’il aurait bientôt des amis.