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Bari, chien-loup

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CHAPITRE X
AU SECOURS D’UMISK

Absolument comme, dans la vie de chaque individu, il y a un fait d’une immense et souveraine importance, soit en bien soit en mal, ainsi dans la vie de Bari, l’étang des castors eut une influence capitale sur sa destinée. Où serait-il allé s’il ne l’avait découvert et que lui serait-il arrivé ? Voilà des conjectures qu’il est permis de faire. Mais l’étang le retint. Il commença par remplacer le vieil arbre tombé et chez les castors eux-mêmes, Bari rencontra une camaraderie qui compensa, en un sens, la perte de Kazan et de Louve-Grise. Cette camaraderie, si on peut l’appeler ainsi, alla tout juste jusque-là et pas plus avant. Au fur et à mesure que les jours passaient les plus vieux castors s’accoutumèrent mieux à voir Bari. Au bout d’une quinzaine, si Bari était parti, il leur aurait manqué, mais pas de la même manière que les castors auraient manqué à Bari. C’était de leur part affaire de tolérance provenant d’un bon naturel. Chez Bari, c’était autre chose. Il était encore uskahis comme aurait dit Nepeese ; il désirait encore être câliné par sa mère ; il était toujours guidé par cette tendresse de tout petit dont il n’avait pas encore eu le temps de se défaire, et, lorsque la nuit venait, pour communiquer complètement cette tendresse, il lui prenait envie d’entrer dans la grande maison des castors avec Umisk et ses petits camarades et d’y dormir.

Durant la quinzaine qui suivit la prouesse de Dent-Brisée sur la digue, Bari prit ses repas à un mille en amont du ruisseau, où il avait des écrevisses en abondance. Mais l’étang était sa demeure.

La nuit le retrouvait toujours là et il y passait une grande partie de sa journée. Il dormait au bout de la digue ou sur la crête par les nuits particulièrement claires et les castors l’acceptaient comme un hôte en permanence. Ils travaillaient en sa présence, comme s’il n’avait pas existé. Bari était fasciné par leur travail, qu’il ne se lassait jamais d’observer. Il en était étonné et ahuri. Chaque jour, il les voyait enfoncer dans l’eau du bois de charpente et des broussailles pour construire la nouvelle digue. Il vit cette digue avancer rapidement grâce à leurs efforts.


Un jour, il se coucha à moins de douze pieds d’un castor qui sciait à ras de terre un arbre de six pouces de diamètre. Lorsque l’arbre tomba et que le vieux castor s’en alla se garer, Bari s’éloigna également. Puis il revint flairer la coupe, se demandant de quoi il s’agissait et pourquoi l’oncle d’Umisk, ou son grand-père, ou sa tante, avait pris toute cette peine.

Il ne pouvait toujours décider Umisk et les autres jeunes castors à jouer avec lui et, au bout de la première semaine ou à peu près, il renonça à ses tentatives. En fait, leur jeu l’étonnait presque autant que les travaux de construction de digue des castors plus âgés. Umisk, par exemple, était ravi de jouer dans la vase sur la rive de l’étang. Il ressemblait à un tout petit garçon. Lorsque ses aînés immergeaient à la grande digue des bois de construction de trois pouces à un pied de diamètre, Umisk apportait de petits rondins et des baguettes pas plus gros qu’un crayon dans sa cour de récréation et bâtissait à sa façon ce qu’il estimait une digue. Il pouvait travailler durant une heure parfois à sa digue-joujou aussi ingénieusement que son père et sa mère travaillaient à la grande digue et Bari restait couché, étendu sur le ventre, à quelques pas de là, à l’observer et à l’admirer grandement. Et parmi la boue à demi desséchée, Umisk creusait également ses canaux en miniature ni plus ni moins qu’un gamin aurait pu creuser des rivières et des océans infestés de pirates dans le débordement de quelque source écartée. Avec ses petites dents pointues, il coupait à ras de terre son énorme bois de construction, des tiges de saule n’ayant jamais plus d’un pouce de diamètre et lorsqu’une de ces tiges de quatre ou cinq pieds s’abattait, il éprouvait sans nul doute une aussi vive satisfaction que Dent-Brisée, lorsqu’il envoyait s’écraser au bord de l’étang un bouleau de soixante-dix pieds. Bari ne pouvait comprendre le plaisir de tout cela. Il apercevait bien quelque raison à ronger les bâtons, lui-même aimait s’aiguiser les dents sur des bâtons ; mais il s’étonnait de voir Umisk enlever si laborieusement l’écorce des bâtons pour l’avaler.

Une autre méthode de jeu découragea davantage encore les avances de Bari. A peu de distance de l’endroit où il avait aperçu Umisk pour la première fois, il y avait un remblai en pente qui s’élevait à dix ou douze pieds au-dessus de l’eau et ce remblai était utilisé par les jeunes castors comme glissade. Il était devenu lisse et dur. Umisk grimpait sur le remblai à l’endroit où il était moins raide. Au sommet de la glissade, il étalait sa queue plate derrière lui, se donnait une secousse, s’élançait en bas du tobogan et dévalait dans l’eau au milieu d’un vaste éclaboussement. Parfois, il y avait de six à dix jeunes castors mêlés à ce jeu et, de temps à autre, un des plus vieux s’amenait en se dandinant au faîte de la glissoire et faisait un tour avec les plus jeunes.

Une après-midi que le tobogan était spécialement humide et glissant par suite d’un récent usage, Bari grimpa par le sentier des castors au sommet du talus et se mit à l’examiner. Nulle part il n’avait senti l’odeur de castor si fort que sur la glissoire. Il commença à flairer et, sans prendre garde, s’avança trop. Tout à coup, ses pieds se dérobèrent sous lui et, en poussant un petit jappement sauvage, il s’en alla rouler au bas du tobogan. Pour la seconde fois de sa vie, il se trouva à se débattre sous l’eau et quand une minute ou deux plus tard, il se tira de la vase molle sur un terrain plus ferme de la rive, il avait enfin une opinion très nette des amusements des castors. Il se peut qu’Umisk l’eût vu. Il se peut que, de très bonne heure, l’histoire de son aventure fût connue de tous les habitants de Castortown. Car, lorsque Bari arriva près d’Umisk, qui mangeait son souper d’écorce d’aulne, ce soir-là, Umisk maintint ses positions jusqu’au dernier pouce et, pour la première fois, ils se flairèrent nez à nez. Du moins Bari renifla sans discrétion et le courageux petit Umisk s’assit comme un sphinx accroupi. C’était le cimentage final de leur amitié, du moins quant à Bari. Il cabriola tout autour de l’autre d’une manière extravagante pendant quelques minutes, disant à Umisk combien il l’aimait et qu’ils seraient de grands camarades. Umisk ne parla pas. Il ne fit pas un mouvement tant qu’il eut achevé son souper. Mais c’était malgré tout un petit bonhomme qui avait l’air camarade et Bari était plus heureux qu’il ne l’avait encore été depuis le jour qu’il avait quitté le vieil arbre tombé.


Cette amitié, encore qu’elle parût évidemment n’exister que d’un côté, fut tout de même une bonne fortune pour Umisk. Quand Bari était à l’étang, il se tenait toujours aussi près que possible d’Umisk, lorsqu’il le pouvait rencontrer. Un jour, il était couché dans une touffe d’herbe, à moitié endormi, tandis qu’Umisk s’affairait dans un taillis de pousses d’aulnes à quelques mètres plus loin. Il se fit un bruit avertisseur de queue de castor qui éveilla complètement Bari, puis un autre et encore un autre, pareils à des coups de pistolet. Il se leva vivement. De toutes parts, les castors cherchaient refuge dans l’étang. Juste à cet instant, Umisk sortit des aulnes et se hâta vers l’eau aussi vite que pouvaient le porter ses courtes et grasses jambes. Il avait presque atteint la vase, quand un rouge éclair passa devant les yeux de Bari dans le soleil d’après-midi. Un instant après, Napakasew, le renard, avait fixé ses crocs pointus dans la gorge d’Umisk. Bari entendit le cri d’agonie de son petit ami ; il entendit le flap, flap, flap forcené des queues et son sang bouillonna soudain d’un frisson de colère et de rage. Aussi promptement que le renard lui-même, il s’élança à la rescousse. Il était aussi gros et aussi lourd que le renard et, lorsqu’il attaqua Napakasew, ce fut avec un grognement féroce, que Pierre aurait pu entendre du bord extrême de l’étang, et ses dents pénétrèrent comme des couteaux dans l’épaule de l’agresseur d’Umisk. Le renard était de l’espèce des voleurs de grands chemins qui tuent par derrière. Ce n’était pas un combattant quand il se trouvait croc à croc, à moins qu’il ne fût acculé dans un coin, et l’assaut de Bari fut si véhément et si brusque qu’il se mit à fuir avec presque autant de vélocité qu’il en avait mis à fondre sur Umisk. Bari ne le poursuivit pas. Il s’approcha d’Umisk qui était à demi affaissé dans la boue, pleurnichant et reniflant de bizarre façon. Gentiment, Bari le flaira et, après un moment ou deux, Umisk se dressa sur ses pieds palmés tandis que vingt ou trente castors pour le moins s’agitaient dans l’eau, près de la rive, d’une façon extraordinaire.


Après cela, Bari se sentit plus que jamais comme chez lui à l’étang des castors.

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