Bari, chien-loup
CHAPITRE XV
LA FILLE DE LA TEMPÊTE
Pendant longtemps, Nepeese ne bougea pas de l’endroit de la forêt où elle était assise, son tablier plein de fleurs et les yeux de chien adorant de Bari fixés sur elle.
C’était par le véritable attrait de sa douceur et de sa tendresse et de sa confiance en lui qu’elle avait conquis Bari. Il l’adorait comme peut faire un esclave. Il était prêt à tout moment à faire sa volonté.
Lorsqu’elle leva les yeux, des nuages noirs s’amassaient lentement sur la clairière, au-dessus du faîte des sapins. L’obscurité tombait. Dans le murmure du vent et l’immobilité de mort de la lumière qui allait s’éteignant, il y avait la morne annonciation d’une tempête. Ce soir, il n’y aurait pas de coucher de soleil. Il n’y aurait pas d’heure crépusculaire pendant laquelle suivre les pistes ; ni lune, ni étoiles, et à moins que Pierre et le facteur du lac Bain ne fussent déjà en route, ils ne partiraient pas devant les ténèbres caligineuses qui envelopperaient bientôt la contrée. Nepeese tressaillit et se dressa debout. Pour la première fois, Bari se leva et se tint auprès d’elle. Au-dessus d’eux, une lueur d’éclair fendit les nuages, comme un couteau de feu, suivie aussitôt d’un craquement terrifiant du tonnerre. Bari se recula comme s’il avait reçu un coup. Il aurait voulu se précipiter à l’abri du mur de broussailles du wigwam, mais il y avait quelque chose autour de Branche-de-Saule qui lui donnait du courage quand il la regardait. Le tonnerre retentit de nouveau. Mais il ne se recula pas plus loin. Ses yeux étaient rivés à elle.
Elle restait droite et svelte parmi ces ténèbres accumulées déchirées par les éclairs, sa belle tête rejetée en arrière, ses lèvres entr’ouvertes et ses yeux brillant presque d’attente avide, une divinité sculptée accueillant, en retenant son souffle, la ruée des puissances d’en-haut. Peut-être était-ce parce qu’elle était née une nuit d’orage. Plusieurs fois Pierre et la défunte princesse, sa mère, le lui avaient dit. La nuit qu’elle était venue au monde, le fracas du tonnerre et le flamboiement des éclairs avaient fait de ces heures un enfer.
Les ruisseaux avaient débordé et les troncs de milliers d’arbres de la forêt avaient été déracinés par leur fureur, et les coups de ce déluge sur le toit de la hutte avaient étouffé le bruit des douleurs maternelles et ses premiers cris d’enfant. Cette nuit-là, il se peut que l’Esprit de la Tempête se fût incarné en elle. Elle aimait la défier, comme elle le faisait maintenant. Elle en oubliait tout, sauf la splendide puissance de la Nature. Son âme à demi sauvage tressaillait au fracas et au feu de l’orage et, souvent, elle levait ses bras nus et riait de joie tandis que la pluie diluvienne crevait autour d’elle. Même maintenant elle serait restée là debout dans la petite clairière, si un gémissement de Bari ne l’avait rappelée. Tandis que les premières larges gouttes tombaient avec le bruit assourdi de balles de plomb autour d’eux, elle se réfugia avec Bari, dans l’abri de balsamiers.
Une fois, naguère, Bari avait subi une nuit d’orage terrible, la nuit qu’il s’était caché sous une racine et avait vu la foudre écarteler un arbre. Mais maintenant il avait une compagnie et la chaleur et la douce pression de la main de Branche-de-Saule sur sa tête et son cou, le remplissaient d’un courage extraordinaire. Il groulait doucement contre le fracas du tonnerre. Il voulait se ruer et mordre les lueurs des éclairs, parce qu’elle était là. Sous sa main, Nepeese sentit se roidir son corps et, pendant une minute de calme relatif, elle entendit le claquement rapide et nerveux des dents de Bari. Puis la pluie tomba. Ce n’était pas comme les autres ondées que Bari connaissait. C’était un déluge descendant, torrentiel, de l’obscurité des cieux.
En moins de cinq minutes, l’intérieur de l’abri de baumiers était un bain de pluie. Une demi-heure de cette averse et Nepeese était trempée jusqu’à la peau. L’eau descendait par petites rigoles sur son dos et sa poitrine ; elle ruisselait en minces ruisseaux de ses tresses mouillées, dégouttait de ses longs cils, et la couverture sous elle était imbibée comme une lavette. Quant à Bari, il était quasiment aussi mal en point que lors de son plongeon dans la rivière après son combat avec Papayouchisiou et il se serrait de plus en plus étroitement sous les bras protecteurs de Branche-de-Saule. Le temps lui parut interminable avant que le tonnerre grondât au loin vers l’est et que les éclairs mourussent en éclats lointains et intermittents. Même après cela, la pluie tomba encore pendant une heure. Puis, elle cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé.
Avec un rire saccadé, Nepeese se releva. L’eau gargouillait dans ses mocassins, tandis qu’elle marchait dans la clairière. Elle ne faisait pas attention à Bari, et il la suivait. Dans le ciel entrevu, au faîte des arbres, les derniers nuages d’orage passaient à la dérive. Une étoile brilla, puis une autre et Branche-de-Saule se mit à les regarder apparaître tant qu’elles fussent si nombreuses qu’il devint impossible de les compter. Il ne faisait plus noir désormais. Une merveilleuse clarté d’astres enveloppa la clairière après l’obscurité d’encre de l’orage.
Nepeese baissa les yeux et vit Bari. Il se tenait coi et sans laisse, la liberté de toutes parts autour de lui. Et pourtant il ne s’enfuyait pas. Il attendait, mouillé comme un rat d’eau, les yeux fixés sur elle, en expectative. Nepeese fit un pas vers lui et hésita.
— Non, tu ne vas pas t’enfuir, Bari. Je vais te laisser libre. Et maintenant, il nous faut du feu.
Du feu ! Tout autre que Pierre aurait dit qu’elle était folle. Pas un tronc ou un plant de la forêt qui ne fût dégouttant de pluie ! On pouvait entendre le ruissellement de l’eau qui coulait alentour d’eux.
— Du feu ! répéta-t-elle. Cherchons du waskewi, Bari !
Ses vêtements mouillés collés autour d’elle, elle ressemblait à une ombre mince traversant la clairière humide et s’enfonçant parmi les arbres de la forêt. Bari suivait toujours. Elle alla droit à un bouleau qu’elle avait repéré dans la journée et se mit à détacher l’écorce mal assurée. Elle emporta une pleine brassée de cette écorce près du wigwam et, là-dessus, elle amoncela charge sur charge de bois mouillé jusqu’à ce qu’il y en eut un grand tas. D’une bouteille du wigwam, elle sortit une allumette sèche et, au premier contact de la flamme, l’écorce du bouleau brûla comme du papier imbibé d’huile. Une demi-heure après, le feu de Branche-de-Saule, s’il n’y avait eu les épaisseurs des bois pour le cacher, aurait pu être aperçu de la hutte, à un mille de là. Tant qu’il ne monta pas à une douzaine de pieds dans l’air, elle ne cessa d’y jeter du bois. Alors, elle ficha des bâtons dans la terre molle et par-dessus ces bâtons elle étendit la couverture pour la sécher. Après quoi, elle se mit à se dévêtir.
Nue, elle se tenait dans le flamboiement pourpre du feu. Elle était admirablement svelte et admirablement blanche, belle comme une sirène qui serait remontée respirer hors des profondeurs vertes de l’Océan, et, pendant un moment, elle rejeta la tête en arrière et leva les bras, comme si, là-haut, parmi les étoiles, il y avait un esprit auquel elle faisait une prière muette, Puis, tandis que Bari l’observait et que la chaleur du feu faisait monter de légers nuages de fumée de ses vêtements, elle dénatta les tresses de ses cheveux. Une splendide robe de jais brillant ondula autour de son corps, le cachant jusqu’aux genoux, sinon quand la lueur du feu faisait éclater la blancheur délicate de ses bras et de sa poitrine, tandis qu’elle secouait ses cheveux autour d’elle afin de les sécher plus vite. La pluie avait rafraîchi l’atmosphère et, comme un tonique chargé du souffle agréable des baumiers et des sapins, faisait bouillonner dans ses veines le sang de Branche-de-Saule. Elle oublia le désagrément du déluge. Elle oublia le facteur du lac Bain et ce que Pierre lui en avait dit. Après tout, elle n’était qu’un oiseau des forêts, sauvage parmi la douce solitude des fleurs étendues sous ses pieds. Et dans la splendeur de ces heures miraculeuses qui suivaient l’orage, elle ne voyait rien, ne pensait à rien qui pût lui nuire. Elle dansa autour de Bari, en soulevant la mer de ses cheveux autour d’elle ; son corps nu brillant tantôt sous leur voile, tantôt dehors, les yeux illuminés, les lèvres riant de joie raisonnée, dans le bonheur de vivre, d’aspirer à pleins poumons l’air parfumé de la forêt, de regarder les étoiles et le ciel merveilleux au-dessus de sa tête. Elle s’arrêta devant Bari et lui cria, en riant et en tendant les bras !
— Ah ! Bari, si tu pouvais seulement enlever ta peau aussi facilement que j’ai enlevé mes vêtements !
Elle poussa un profond soupir et ses yeux brillèrent d’une inspiration soudaine. Lentement sa bouche dessina un cercle, un O rouge et, se penchant plus près encore de Bari, elle murmura :
— Il sera profond et doux, cette nuit, Minga. Oui, nous irons !
Elle l’appela doucement tandis qu’elle glissait sur ses mocassins mouillés et suivait le petit ruisseau dans la forêt. A cent mètres de la clairière, elle arriva au bord d’un étang. Il était profond et plein, cette nuit, trois fois plus vaste qu’avant l’orage. Elle pouvait entendre le glouglou et la ruée de l’eau. A sa surface agitée, les étoiles se reflétaient. Pendant quelques instants, elle se tint droite sur une roche, les profondeurs froides à une demi-douzaine de pieds sous elle, Puis, elle rejeta en arrière ses cheveux et s’élança comme une flèche, blanche et svelte parmi la clarté des étoiles. Bari la vit partir. Il entendit le plongeon de son corps. Pendant une demi-heure, il demeura étendu à plat ventre et toujours près du bord de l’étang à la regarder. Parfois elle était juste au-dessous de lui, flottant silencieusement, ses cheveux formant un nuage plus sombre que l’eau alentour d’elle. Ensuite elle coupait la surface de l’eau presque aussi rapidement que les loutres qu’il avait vues ; puis, d’un brusque plongeon, elle disparaissait, et le cœur de Bari battait à coups précipités, tandis qu’il l’attendait. Une fois, elle resta longtemps invisible. Il gémit. Il savait qu’elle n’était pas comme le castor et la loutre et il éprouva un immense soulagement lorsqu’elle remonta à la surface.
Ainsi se passa leur première nuit. Orage, l’étang froid et profond, le vaste feu, et plus tard, quand les vêtements de Branche-de-Saule et la couverture furent séchés, un sommeil de quelques heures. A l’aurore, ils retournèrent à la hutte. On approcha avec prudence. Aucune fumée ne sortait de la cheminée. La porte était close. Pierre et Mac Taggart étaient partis.