Bari, chien-loup
CHAPITRE XVIII
LE BANNI
L’obscurité des forêts n’effrayait plus Bari comme aux jours d’autrefois. Cette nuit-là son cri de chasse était monté vers les étoiles et vers la lune et, par ce cri, il avait pour la première fois exprimé son mépris de la nuit et de l’espace, son défi à la solitude entière, son acceptation de la Fraternité. Dans ce cri et la réponse qui lui était arrivée, il sentait une force nouvelle : le triomphe final de la nature lui imposant cette certitude qu’il ne fallait pas redouter plus longtemps ces forêts et les créatures qu’elles renfermaient, mais que toutes choses au contraire le craignaient.
Là-bas, par delà la clôture de la hutte et l’influence de Nepeese, étaient tout ce que son sang de loup trouvait maintenant de plus désirable : une camaraderie de son espèce, le frisson de l’aventure, le beau sang pourpre de la curée et l’amour. Et ceci, somme toute, était le mystère dominant les forces qui le pressaient et que cependant il comprenait le moins.
Il courut droit en pleine obscurité vers le nord-ouest, rampant sous les broussailles, la queue basse, les oreilles de biais, pareil au loup, quand le loup suit une piste nocturne. La bande avait obliqué directement au nord et allait plus vite que lui, de sorte qu’au bout d’une heure il ne pouvait plus l’entendre. Mais le hurlement du loup solitaire à l’ouest s’était rapproché et, trois fois, Bari lui répondit. Au bout d’une heure, il réentendit de nouveau la bande qui obliquait au sud. Pierre aurait compris sans peine. Leur proie avait trouvé sécurité au delà de l’eau ou dans un lac, et les makekuns suivaient une piste fraîche. A cet instant, Bari n’était séparé du loup isolé que d’un quart de mille de forêt à peine, mais ce loup isolé était, au surplus, un vieux loup et avec l’intelligence et la précision d’une longue expérience, il s’éloigna dans la direction des chasseurs, écourtant sa route de manière à devancer, à un moment, la bande d’un demi-mille ou de trois quarts de mille. C’était un tour de la communauté que Bari avait encore à apprendre et le résultat de son ignorance et le manque d’habileté firent que, deux fois ensuite, en moins d’une demi-heure, il se trouva tout frémissant tout près de la bande, sans réussir à la rejoindre. Puis il y eut un long et dernier silence. La bande avait consommé son meurtre et, pendant la curée, ne faisait aucun bruit.
Le reste de la nuit, Bari erra solitaire ou du moins jusqu’à ce que la lune fût bien au déclin. Il avait fait du chemin depuis la hutte et sa route avait été incertaine et zigzagante, mais il n’était plus du tout possédé du sentiment désagréable de s’être perdu. Les deux ou trois derniers mois avaient développé en lui le sens de l’orientation, ce « sixième sens » qui dirige les pigeons sans les égarer de leur route et les conduit droit, à vol d’oiseau, au refuge de leurs premières années. Il n’avait pas oublié Nepeese. Une douzaine de fois il détourna la tête en gémissant, et toujours il choisissait soigneusement la direction où se trouvait la hutte. Mais il n’y retourna pas. Tandis que la nuit se prolongeait, sa recherche du mystère qu’il n’avait pas trouvé continuait. La faim même au coucher de la lune et au point du jour ne fut pas assez aiguë pour le mettre en chasse de nourriture. Il faisait froid et il fit, sembla-t-il, plus froid quand la lueur de la lune et des étoiles s’éteignit. Sous ses pieds, qu’on eût dit ouatés, il y avait, surtout dans les clairières, un givre épais et blanc où parfois il laissait nettement l’empreinte de ses pattes et de ses ongles. Il avait marché ferme durant des heures, fait beaucoup de milles en tout et il était fatigué quand vint à poindre l’aube. Et ce fut à ce moment que ses babines s’entrechoquant tout à coup, Bari s’arrêta d’un trait sur la route.
Enfin était arrivée la rencontre qu’il avait cherchée. Il y avait dans une clairière éclairée par l’aurore glaciale, un petit cirque situé au flanc d’un coteau, du côté de l’Est. La tête tournée vers lui et l’attendant, tandis qu’il sortait de l’ombre, le flairant de son nez pointu, se tenait Maheegun, la jeune louve. Bari n’avait pas flairé sa présence, mais il l’aperçut dès au sortir de la bordure de jeunes baumiers qui encerclaient la clairière. Ce fut alors qu’il s’arrêta et pendant une bonne minute, ni l’un ni l’autre ne remua ou ne sembla respirer. Il n’y avait pas quinze jours de différence d’âge entre deux, cependant des deux, Maheegun était de beaucoup la moins grande ; son corps était aussi long, mais elle était plus mince. Elle se tenait sur ses jambes grêles qui étaient presque pareilles aux jambes d’un renard et la courbure de son dos était celle d’un arc à peine tendu, signe d’une vélocité égale à celle du vent. Elle se tenait en posture de fuite, alors même que Bari faisait les premiers pas vers elle ; puis, très lentement, son corps se détendit et, au fur et à mesure que Bari se rapprochait, ses oreilles perdaient de leur mobilité et retombaient horizontalement. Bari poussa un gémissement. Ses oreilles à lui étaient dressées, sa tête en éveil, la queue haute et hérissée. L’adresse, sinon la diplomatie, faisait déjà partie de sa masculine supériorité et il ne pressa point aussitôt l’affaire. Il était à moins de cinq pieds de Maheegun, lorsqu’il se détourna d’elle comme par hasard et regarda du côté de l’Est, où un léger coup de crayon rouge et or annonçait le jour. Pendant quelques instants, il renifla, regarda autour de lui et prit le vent avec beaucoup de gravité, comme s’il voulait persuader sa belle connaissance, ainsi que certaines bêtes à deux jambes ont fait, avant lui, de son importance à la ronde. Et Maheegun fut proprement subjuguée. L’esbrouffe de Bari opérait aussi bellement que le bluff des bêtes à deux jambes. Il renifla l’air avec un tel frémissement et un enthousiasme si méfiant que les oreilles de Maheegun se redressèrent et qu’elle renifla l’air de compagnie. Il tourna la tête dans toutes les directions d’une manière si prompte et si éveillée que la féminine curiosité de Maheegun, sinon l’inquiétude, lui firent également tourner la tête par sympathie interrogative et lorsqu’il poussa un faible gémissement comme si, dans l’air, il avait surpris un mystère qu’elle ne pouvait comprendre, un bruit léger se fit entendre en réponse dans sa gorge, mais adouci et discret, semblable à une exclamation de femme qui n’est pas bien sûre si elle doit interrompre ou non son seigneur et maître. A ce bruit que surprit l’ouïe fine de Bari, il s’avança vers elle d’un pas léger et menu et, l’instant d’après, ils se flairaient le nez…
Quand le soleil se leva une demi-heure plus tard, il les trouva encore dans l’étroite clairière au flanc du coteau, avec la frange épaisse des forêts au-dessous d’eux et derrière cette frange, une plaine boisée et sauvage qui ressemblait dans son manteau de givre à un linceul de spectre. Là-haut, au-dessus, apparut la première lueur rouge du jour emplissant la clairière d’une chaleur de plus en plus agréable à mesure que le soleil montait.
Durant un moment, ni Bari ni Maheegun n’eurent envie de bouger et, pendant une heure ou deux, ils demeurèrent étendus à se chauffer dans un creux du remblai, regardant en bas de leurs yeux interrogateurs et grands ouverts la plaine boisée qui s’étendait sous eux comme une immense mer. Maheegun aussi avait rêvé de la bande en chasse et de même que Bari elle avait failli la rejoindre. Ils étaient fatigués, un peu découragés par moment et ils avaient faim, mais ils tressaillaient encore du beau frisson du devenir et de la sensation anxieuse d’avoir pris conscience de leur nouvelle et mystérieuse amitié. Une demi-douzaine de fois, Bari se redressa et flaira tout autour de Maheegun couchée au soleil, se lamentant vers elle doucement et touchant du museau son doux pelage, mais pendant longtemps, elle ne fit aucune attention à lui. Enfin elle le suivit. Toute la journée, ils vagabondèrent et se reposèrent de compagnie. Et une fois de plus, la nuit arriva.
C’était une nuit sans lune et sans étoiles. Des masses grises de nuages descendaient lentement du Nord et de l’Est et au faîte des arbres il y avait à peine un souffle de vent, cependant que la nuit s’y épaississait. La neige se mit à tomber dru, à gros flacons, sans bruit. Il ne faisait pas froid, mais il faisait calme, si calme que Bari et Maheegun n’avançaient que quelques mètres à la fois et s’arrêtaient pour écouter. En pareille occurrence, tous les rôdeurs de nuit des forêts sont en route pour peu qu’ils aient à bouger le moins du monde. C’était la première des grandes tempêtes de neige. Pour tous les carnivores farouches des forêts, les grandes neiges sont le début du carnaval d’hiver, du carnaval et de la curée, de l’aventure barbare dans les nuits sans fin, de la guerre à outrance sur les chemins gelés. Les jours de fécondité et de maternité, la paix du printemps et de l’été sont passés ; de l’horizon arrive l’appel du Nord, l’invite pour tous les carnassiers à la longue chasse et dans son premier tressaillement, tous les êtres vivants ne bougent qu’un peu cette nuit-là, et avec précaution et angoisse. Leur jeunesse rendait toutes choses neuves à Bari et à Maheegun. Leur sang circulait avec rapidité, leurs pieds se posaient doucement, leurs oreilles étaient étonnées de vibrer aux plus légers bruits. Au début de la grande neige, ils ressentaient le rythme excitant d’une vie nouvelle. Il les attirait. Il les incitait à l’aventure dans le mystère blanc de la tempête silencieuse et, sollicités par cette poussée de jeunesse et de désirs, ils continuaient d’avancer.
La neige devint plus épaisse sous leurs pieds. Dans les clairières, ils y enfonçaient jusqu’aux genoux et elle ne cessait de tomber, comme une immense nue blanche qui, sans fin, descendait des cieux. Il était près de minuit quand elle s’arrêta. Les nuages allaient à la dérive sous la lune et les étoiles, et longtemps Bari et Maheegun se tinrent sans bouger à regarder du haut de la crête chauve d’un coteau le monde merveilleux déroulé à leurs pieds.
Jamais leur vue n’avait porté si loin, sauf à la lumière du jour. Au-dessous d’eux s’étendait une plaine. Ils pouvaient voir ses forêts, des arbres isolés surgis de la neige comme des fantômes, un ruisseau, pas encore gelé, qui brillait comme du verre qui aurait en lui la lueur tremblotante d’une flamme. Bari s’avança vers ce ruisseau. Il ne pensait plus à Nepeese et il gémissait d’un bonheur contenu tandis qu’il s’arrêtait à mi-route et se retournait pour caresser Maheegun.
Il avait envie de se rouler dans la neige et de folâtrer avec sa compagne, il avait envie d’aboyer, de dresser la tête et de hurler comme il hurlait à la Lune Rouge, naguère à la hutte. Quelque chose le retenait de le faire. Peut-être était-ce l’air de Maheegun. Elle recevait froidement ses attentions. Une fois ou deux, elle parut presque effrayée ; deux fois Bari avait entendu le claquement aigu de ses dents depuis qu’ils avaient grimpé le coteau.
La nuit précédente et pendant toute la tempête de cette nuit-ci, leur amitié s’était faite plus intime, mais maintenant un mystérieux éloignement s’y substituait chez Maheegun. Pierre en aurait donné l’explication. Avec la neige sous lui et autour de lui, la lune et les étoiles lumineuses au-dessus de lui, Bari comme la nuit elle-même, avait subi une transformation. Son pelage ressemblait à du jais luisant. Chaque poil de son corps était d’un noir brillant. Noir ! C’était cela. Et la nature essayait de dire à Maheegun que de toutes les créatures que haïssait sa race, la créature que les loups craignaient et haïssaient le plus était noire ! En elle, ce n’était pas l’expérience, mais l’instinct qui lui parlait de la haine immémoriale entre le loup gris et l’ours noir et le pelage de Bari, au clair de lune et dans la neige, était plus noir que celui même de Wakayoo n’avait jamais été aux jours de mai où il s’engraissait de poisson. Tant qu’ils parcoururent l’immensité de la plaine, la jeune louve avait suivi Bari sans hésiter, maintenant il y avait dans son maintien de la singularité et de l’indécision et, deux fois, elle s’arrêta et aurait bien laissé Bari partir sans elle.
Une heure après qu’ils avaient pénétré dans la plaine, arriva brusquement, de l’Ouest, le hurlement de la bande des loups. Elle n’était pas bien éloignée, pas plus d’à un mille peut-être du pied du coteau et le jappement vif et prompt qui suivit la première clameur prouvait que les chasseurs aux longs crocs avaient fait lever une pièce inattendue, caribou ou élan, et qu’ils étaient à ses talons. A la voix de son peuple, Maheegun redressa les oreilles et fila comme une flèche qui part d’un arc.
L’inattendu de son départ et la rapidité de sa fuite laissèrent Bari à bonne distance derrière elle dans cette course à travers la plaine. Elle courait aveuglément, favorisée par la chance. Pendant l’espace de cinq minutes peut-être, la bande était si près de sa proie qu’elle ne faisait plus aucun bruit et que la chasse obliqua du côté de Maheegun et de Bari. Ce dernier n’était pas à plus de six longueurs derrière la jeune louve, lorsqu’un craquement dans la broussaille juste devant eux les arrêta si brusquement que leurs pattes d’avant arc-boutées et leur arrière-train accroupi firent voleter la neige. Dix secondes plus tard, le caribou passa comme un éclair et se rua dans une clairière qui n’était pas à plus de trente mètres de l’endroit où ils se trouvaient. Ils purent entendre son halètement pressé tandis qu’il disparaissait. Puis la bande des loups arriva.
A la vue de ces corps gris qui passaient avec rapidité, le cœur de Bari s’arrêta de battre un instant. Il oublia Maheegun et qu’elle l’avait abandonné. La lune et les étoiles n’existèrent plus pour lui. Il ne sentit plus le crissement de la neige sous ses pieds. Il fut loup, complètement loup. La chaude odeur du caribou aux narines et la passion du meurtre l’embrasaient comme du feu. Il s’élança à la suite de la bande. Même alors, Maheegun le devançait un peu. Elle ne lui manquait pas ; dans l’énervement de sa première chasse, il n’éprouvait plus le désir de l’avoir près de lui. Bientôt, il se trouvait accoté à l’un des monstres gris de la bande ; une demi-minute plus tard, un nouveau chasseur, sorti d’un buisson, accourut derrière lui, puis un deuxième, puis un troisième. Parfois, il courait côte à côte avec ses nouveaux compagnons ; il entendit une plainte énervée au fond de leur gorge, leurs gueules qui s’entrechoquaient pendant la course, et, à la clarté dorée de la lune devant lui, le craquement que faisait le caribou, tandis qu’il s’élançait à travers les fourrés ou par-dessus les arbres renversés, en cherchant son salut. C’était comme si Bari avait toujours été de la bande. Il s’y était joint naturellement comme d’autres loups perdus, sortis des buissons, l’avait rejointe également. Il n’y avait ni démonstration ni bienvenue du genre de celles de Maheegun dans la clairière, ni hostilité non plus. Il faisait partie des maigres hors la loi aux pieds agiles des antiques forêts et ses babines claquaient de désir et son sang s’échauffait au fur et à mesure que l’odeur du caribou était plus violente et le bruit de son désarroi plus proche.
Il lui sembla qu’ils étaient presque à ses talons, lorsqu’ils arrivèrent en pleine campagne, une étendue stérile sans un arbre ou un arbuste et qui brillait à la clarté des étoiles et de la lune. A travers le tapis de neige non foulée, le caribou se rua avec une avance d’une centaine de mètres sur la bande. Désormais les deux chasseurs de tête ne suivirent plus directement sa piste, mais se développèrent en un angle, l’un à droite, l’autre à gauche du pourchassé et, semblables à des soldats bien entraînés, la bande s’ouvrit en deux et déploya son éventail pour la charge finale. Les deux extrémités de l’éventail s’écartèrent pour se refermer si bien que les deux chasseurs de tête couraient presque à la hauteur du caribou, cinquante ou soixante pieds les séparant du fugitif. De sorte que, adroitement et promptement, avec une précision mortelle, la bande avait formé un cordon de crocs en fer à cheval d’où il n’y avait pour fuir qu’une issue : droit en avant. Pour le caribou, se détourner d’un degré vers la droite ou vers la gauche équivalait à la mort. Les chasseurs d’avant avaient dès lors pour office de resserrer les extrémités du fer à cheval, jusqu’à ce que l’un d’eux ou tous deux à la fois, pussent donner l’assaut fatal. Après quoi, l’affaire irait toute seule. La bande encerclerait le caribou comme une inondation.
Bari avait pris place au plus bas rang du fer à cheval, en sorte qu’il était tout à fait en arrière quand la chasse se trouvait au paroxysme. La plaine subissait une brusque dépression. Droit en avant, il y avait un filet d’eau, d’eau qui brillait doucement à la clarté des étoiles et sa vue ranima le courage au cœur haletant du caribou. Quarante secondes suffiraient à décrire cette scène, quarante secondes de lutte suprême pour la vie ou de suprême et redoutable effort pour achever la mort. Bari ressentit le frisson de pareils instants et il manœuvra en avant avec les autres qui étaient à l’extrémité du fer à cheval, tandis que l’un des loups de tête poussait une pointe afin de paralyser les mouvements du jeune taureau. Le coup rata. Un deuxième loup se précipita. Tous deux manquèrent leur élan. D’autres n’eurent pas le temps de les remplacer. De l’extrémité rompue du fer à cheval, Bari entendit le lourd plongeon du caribou dans l’eau. Lorsque Bari rejoignit la horde furieuse, écumant de rage, montrant les crocs, Napamoos, le jeune taureau, s’était bel et bien évadé dans la rivière et nageait vivement vers la rive opposée. Ce fut alors que Bari se retrouva au côté de Maheegun. Elle haletait, sa langue rouge pendait entre ses babines entr’ouvertes, mais en le voyant, elle découvrit ses crocs, en même temps qu’elle essayait de mordre et s’écartait de lui jusqu’au cœur de la bande désappointée de n’avoir saisi que du vent. Les loups étaient de fort mauvaise humeur, mais Bari ne s’en aperçut pas. Nepeese l’avait entraîné à traverser l’eau comme aurait fait une loutre et il ne comprenait pas comment cette étroite rivière pouvait ainsi les arrêter. Il se jeta à l’eau et y enfonça jusqu’au ventre, faisant face une minute à la horde de bêtes sauvages qui se trouvaient au-dessus de lui, s’étonnant de n’être pas suivi. Et il était noir, noir. Il remonta parmi eux et, pour la première fois, ils le remarquèrent. Leur agitation cessa. Un nouvel et surprenant intérêt les immobilisait. Les crocs se rapprochaient vivement. Un peu au large, Bari aperçut Maheegun avec un gros loup gris auprès d’elle. Il alla de nouveau vers elle et, cette fois, elle demeura les oreilles basses tandis qu’il reniflait son cou. Puis, avec un mauvais grognement, elle s’élança pour le mordre. Les dents pénétrèrent profondément dans la chair délicate de son épaule et de douleur inattendue il poussa un gémissement. L’instant d’après, le gros loup gris fondait sur lui.
Pris encore à l’improviste, Bari s’abattit, les crocs du loup à la gorge. Mais en lui coulait le sang de Kazan, il y avait en lui de la chair, des os et des nerfs de Kazan et pour la première fois de sa vie, il lutta comme Kazan avait lutté ce jour terrible à la pointe du roc du Soleil. Il était jeune, il avait encore à apprendre l’art et la stratégie du vétéran, mais ses mâchoires étaient comme les crampons de fer avec lesquels Pierre fixait ses trappes à ours et il portait au cœur une rage subite et aveugle : un désir de meurtre qui dominait tous sentiments de douleur ou de peur. Le combat, s’il avait été loyal, aurait été une victoire pour Bari, malgré sa jeunesse et son inexpérience. En toute loyauté, la bande aurait dû en attendre l’issue. C’était une règle de la tribu de se réserver, jusqu’à ce que l’un eût fait à l’autre son affaire. Mais Bari était noir. C’était un étranger, un intrus, une créature que les loups remarquèrent seulement alors que leur sang bouillonnait de la rage et du désappointement de meurtriers qui ont laissé s’échapper leur proie.
Un second loup s’élança, attaquant traîtreusement Bari de flanc, et tandis qu’il gisait dans la neige ses mâchoires broyant la patte d’avant de son premier ennemi, la bande entière se rua sur lui en masse. Pareil assaut contre le jeune caribou aurait signifié la mort en moins d’une minute. Chaque croc aurait trouvé où entrer. Bari se trouvant par bonheur sous ses deux premiers assaillants et garanti par leurs corps, fut sauvé d’être mis en pièces aussitôt. Il savait qu’il luttait pour son salut. Au-dessus de lui, la horde des fauves tournait et l’enlaçait et hurlait, il sentit la douleur cuisante des dents qui lui entraient dans les chairs. Il étouffait ; cent couteaux semblaient le dépecer et, cependant, malgré l’horreur et le désespoir de cette situation, il ne poussa ni un appel, ni une plainte, ni un cri. Encore une demi-minute et il aurait succombé, si la lutte n’avait eu lieu tout à l’extrémité de la rive. Ébranlée par l’afflux des torrents printaniers, une partie de cette rive s’affaissa subitement et entraîna avec elle Bari et la moitié de la bande. Dans un éclair, Bari se souvint de l’eau et de la fuite du caribou. Un instant, l’éboulement l’avait délivré de la bande et, profitant de cet instant, il fit un simple saut par-dessus les échines grises de ses ennemis dans l’eau profonde du ruisseau. Et derrière lui une demi-douzaine de gueules se refermèrent sur le vide. De même qu’il avait sauvé le caribou, ce filet d’eau qui brillait à la clarté de la lune et des étoiles avait sauvé Bari.
Le ruisseau n’avait pas plus de cent pieds de largeur, mais il en coûta à Bari, si près d’un combat meurtrier, de le traverser. Tant qu’il se fut tiré de là sur la rive opposée, il ne s’était pas rendu complètement compte de la gravité de ses blessures. Il ne pouvait, pour l’instant, se servir d’une de ses pattes d’arrière ; l’avant de son épaule gauche était ouvert jusqu’à l’os ; sa tête et son corps étaient déchirés et lardés, et, tandis qu’il s’éloignait lentement du ruisseau, la trace qu’il laissait sur la neige formait un chemin de sang. Le sang ruisselait de ses mâchoires pantelantes entre lesquelles sa langue saignait ; il coulait de ses jambes, de ses flancs, de son ventre, il dégouttait de ses oreilles. L’une d’elles était fendue net sur une longueur de deux pouces comme si on l’avait coupée au couteau. Ses sens étaient troublés, sa compréhension des choses obscurcie comme par un voile tiré devant ses yeux. Il n’entendit pas, un peu plus tard, de l’autre côté de la rivière, le hurlement de déception de la horde de loups, il n’eut plus même conscience de l’existence de la lune et des étoiles. A demi-mort, il avança en rampant jusqu’à ce que, par bonheur, il arrivât à un bosquet de sapins rabougris. Il s’y traîna et s’y laissa tomber anéanti.
Toute cette nuit-là et jusqu’à midi du jour suivant, Bari demeura étendu sans bouger. La fièvre brûlait son sang. Elle montait fort et rapidement à la mort, puis elle décrut lentement et la vie fut victorieuse. A midi, il se remit en route. Il était sans force et titubait sur ses jambes. Il traînait encore sa jambe d’arrière et il était recru de douleur. Mais il faisait une journée splendide. Le soleil était chaud. La neige fondait. Le ciel ressemblait à une vaste mer bleue et des torrents de vie couraient de nouveau, tièdes, dans ses veines. Mais maintenant ses désirs étaient à jamais changés et il était au terme de ses investigations. Une colère rouge croissait dans ses yeux, tandis qu’il grondait dans la direction du combat de la nuit dernière avec les loups. Ils n’étaient plus de ses gens. Ils n’étaient plus de son sang. Jamais plus l’appel de la chasse ne le leurrerait, ni la voix de la horde n’éveillerait en lui l’antique envie. En lui, il y avait une chose nouveau-née, une haine impérissable pour le loup, une haine qui allait augmenter en lui jusqu’à devenir comme un mal foncier, une chose toujours présente et insistante, réclamant vengeance contre leur espèce.
La nuit précédente, il était allé à eux en camarade. Aujourd’hui, il était un banni. Tailladé et estropié, portant sur lui des stigmates pour le reste de sa vie, il avait retenu la leçon de la solitude. Demain et après-demain et durant tous les jours qui suivraient sans fin, il se souviendrait parfaitement de la leçon.