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Bari, chien-loup

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CHAPITRE XVI
NEPEESE REVENDIQUE SES DROITS

On était au début d’août. La Lune montante, quand Pierre revint du lac Bain, et trois jours plus tard, ce serait le seizième anniversaire de naissance de Branche-de-Saule. Il rapportait plusieurs choses pour Nepeese : des rubans pour ses cheveux, de vraies bottines qu’elle portait parfois tout comme les deux Anglaises de Nelson House et, en particulier, gloire de tout, une merveilleuse étoffe rouge pour une robe ! Les trois hivers qu’elle avait passés à la mission, ces dames avaient fait grande attention à Nepeese. Elles lui avaient appris à coudre aussi bien qu’à épeler et à lire et prier et, dès lors, Branche-de-Saule eut un pressant désir de les imiter. Pendant trois jours, elle travailla ferme à sa nouvelle robe et, le jour de son anniversaire, elle arriva devant Pierre dans une robe à la mode qui l’ahurit. Elle avait massé ses cheveux en lourdes coques brillantes et en rouleaux au sommet de sa tête, comme Yvonne, la plus jeune des Anglaises, le lui avait enseigné et, dans leur jais somptueux, elle avait à demi piqué une branche verdoyante d’une pourpre fleur de feu. Là-dessous, et sous la lueur de ses yeux et la vive carnation des lèvres et des joues, venait la superbe robe rouge, adaptée à la svelte et sinueuse beauté de son corps, selon le style qui avait été en vogue il y avait deux hivers à Nelson House. Et sous la robe qui ne tombait qu’un peu au-dessous des genoux — soit que Nepeese eût tout à fait oublié la longueur convenable, soit que l’étoffe lui eût manqué — venait le chef-d’œuvre de sa toilette, de vrais bas et de splendides bottines à hauts talons.

C’était un spectacle devant quoi les dieux des forêts durent sentir leur cœur cesser de battre. Pierre tourna autour d’elle, sans mot dire, mais souriant ; toutefois, lorsqu’elle s’en alla, suivie de Bari et boitillant un peu, à l’étroit dans ses brodequins, le sourire s’évanouit sur son visage, qui demeura figé et immobile.

— Mon Dieu ! murmura-t-il à part soi, plein d’une pensée qui lui était comme un coup de poignard aigu au cœur. Elle n’est pas du sang de sa mère. Non ! c’est du sang français. Elle est, oui, comme un ange !

Il y avait du changement en Pierre. Durant ces trois journées de couture, Nepeese avait bien été trop énervée pour remarquer ce changement, et Pierre, du reste, s’était efforcé de le lui cacher. Il avait été absent dix jours pour son voyage au lac Bain et il rapportait à Nepeese la bonne nouvelle que Mac Taggart était très malade de pechipoo, le sang empoisonné, une nouvelle qui avait fait battre des mains à Nepeese et l’avait fait rire de bon cœur. Mais il savait que le facteur se guérirait et qu’il reviendrait à leur hutte du Loon. Et quand prochainement, il reviendrait…

Lorsqu’il y pensait, son visage devenait froid et dur et ses yeux dardaient. Et il y pensait, ce jour anniversaire de naissance, même alors que le rire de la jeune fille lui parvenait comme une chanson. Mon Dieu ! malgré ses dix-sept ans, elle n’était qu’une enfant, une fillette. Elle ne pouvait soupçonner les terribles visions qui le hantaient. Et la crainte de l’éveiller pour toujours de cette belle insouciance l’empêchait de lui dire toute la vérité, afin qu’elle pût comprendre entièrement et complètement. Non ! cela ne serait pas. Sa conscience luttait avec son immense et tendre amour. Lui, Pierre Duquesne serait son gardien. Et elle pourrait rire, chanter et jouer et n’aurait point part aux sombres pressentiments qui allaient troubler sa vie.

Ce jour-là arriva du Sud Mac Donald, le géographe du Gouvernement. Il était gris et grisonnant, avec un rire large et franc et un cœur pur. Deux jours, il demeura avec Pierre. Il parla à Nepeese de ses filles restées à la maison, de leur mère, qu’il adorait plus que tout au monde ; et, avant de partir à la recherche des dernières lignes de pins de Banksian, il prit des photographies de Branche-de-Saule, telle qu’il l’avait vue tout d’abord à son anniversaire, ses cheveux coiffés en rouleaux brillants et masses épaisses, sa robe rouge et ses bottines à hauts talons. Il emporta les clichés, promettant à Pierre de lui envoyer d’une façon ou d’autre une photo. Ainsi le destin travaille d’une manière étrange et apparemment innocente, tandis qu’il tisse les trames de ses tragédies.

Durant quelques semaines après cet événement s’écoulèrent des jours calmes à Grey Loon. Ce furent des jours merveilleux pour Bari. D’abord il se défiait de Pierre. Au bout d’un moment, il le supporta, et enfin, l’admit comme faisant partie intégrante de la hutte et de Nepeese. Il devint l’ombre de Branche-de-Saule. Pierre remarqua cet attachement avec un profond plaisir.

— Ah ! encore quelques mois et il sautera à la gorge de M. le facteur, se dit-il un jour.

En septembre, quand il eut six mois, Bari était presque aussi fort que Louve-Grise : d’os solides, de crocs longs avec une large poitrine et des mâchoires qui pouvaient déjà croquer un os, comme s’il se fût agi d’un bâton. Nepeese ne faisait pas un mouvement qu’il ne l’accompagnât. Ils se baignaient ensemble dans les deux étangs, l’étang de la forêt et l’étang entre les murailles fissurées. D’abord Bari s’alarma de voir Nepeese plonger du mur de roche par-dessus lequel elle avait culbuté Mac Taggart, mais au bout d’un mois elle lui avait montré à plonger avec elle de vingt pieds de haut.

Août était déjà fort avancé lorsque Bari vit la première bête de son espèce, en outre de Kazan et de Louve-Grise. Pendant l’été, Pierre laissait ses chiens courir en liberté dans une petite île au milieu d’un lac, à deux ou trois milles de là et deux fois par semaine il prenait au filet du poisson pour eux. A l’un de ces voyages, Nepeese l’accompagna et emmena Bari. Pierre emporta son long fouet de peau de caribou. Il s’attendait à une lutte, mais il n’y en eut pas. Bari se joignit à la meute dans sa course au poisson et mangea de compagnie. Ceci plaisait plus que tout à Pierre.

— Il fera un bon chien de traîneau, déclara-t-il. Il vaudrait mieux le laisser une semaine avec la meute, ma Nepeese…

A contre-cœur, Nepeese y consentit. Tandis que les chiens étaient encore à leur poisson, ils retournèrent vers la maison. Le canot s’était éloigné sans bruit avant que Bari s’aperçût du tour qu’on lui jouait. Aussitôt il se jeta à l’eau et nagea à leur suite et Branche-de-Saule l’aida à remonter dans la barque.

On était au début de septembre, quand un Indien de passage apporta à Pierre des nouvelles de Mac Taggart. Le facteur avait été très malade. Il avait failli mourir d’un empoisonnement du sang, mais maintenant il allait mieux. Tandis que le goût de l’automne réjouissait l’atmosphère, une crainte nouvelle oppressait le cœur de Pierre. Mais, peur l’heure, il ne dit rien à Nepeese de ce qui le tourmentait. Branche-de-Saule avait quasiment oublié le facteur du lac Bain, car la splendeur et le frisson de l’automne sauvage étaient dans son sang. Elle fit de longues courses avec Pierre, l’aidant à placer les nouveaux pièges qui serviraient aux premières neiges et, pendant ces voyages, elle était toujours accompagnée de Bari. La plupart de ses heures de loisir elle les occupait à l’exercer au traîneau. Elle commença avec une courroie et un bâton. Il fallut un jour entier avant qu’elle pût décider Bari à tirer ce bâton, sans se retourner à chaque pas pour essayer de le mordre et de grouler. Puis, elle lui attacha une autre longueur de courroie et lui fit tirer deux bâtons. Ainsi, peu à peu, elle l’accoutuma au harnais du traîneau, jusqu’à ce qu’au bout d’une quinzaine, il tirât héroïquement n’importe quelle chose à quoi elle imaginait de l’attacher.

Pierre ramena à la maison deux des chiens de l’île et Bari fut mis à l’apprentissage avec eux et aida à traîner la carriole vide. Nepeese était au comble de la joie. Le jour où tomba la première neige, elle battit des mains et cria à Pierre :

— A la mi-hiver ce sera le plus beau chien de la meute, mon père !

C’était l’instant pour Pierre de dire ce qu’il avait sur le cœur. Il sourit. Diantre ! cette brute de facteur du lac Bain ne deviendrait-il pas réellement enragé quand il verrait comme il avait été trompé ? Et pourtant !

Il s’efforça de prendre sa voix tranquille et naturelle.

— Je vais t’envoyer à l’école de Nelson House cet hiver, ma chérie, dit-il. Bari aidera à t’y conduire aux premières bonnes neiges.

Branche-de-Saule renouait la courroie de Bari. Elle se releva lentement et dévisagea Pierre. Ses yeux étaient larges, sombres et sérieux :

— Je n’irai pas, mon père.

C’était la première fois qu’elle eût jamais parlé de la sorte à Pierre et sur ce ton-là. Il tressaillit et put à peine supporter le regard de ses yeux. Il ne savait point déguiser. Elle vit ce qu’il y avait sur son visage. Il lui sembla qu’elle lisait dans son âme et qu’elle grandissait tout à coup devant lui. Sûrement sa respiration était plus saccadée et il put voir s’agiter sa poitrine. Nepeese n’attendit pas qu’il l’invitât à s’expliquer.

— Je n’irai pas ! répéta-t-elle avec plus d’insistance. Et elle se pencha de nouveau sur Bari.

Avec un haussement d’épaules, Pierre l’observait. Somme toute, n’était-il pas heureux ? Son cœur n’aurait-il pas été désolé si elle avait été contente de le quitter ? Il s’approcha d’elle et, avec beaucoup de délicatesse, posa une main sur la tête brillante. Branche-de-Saule se dégagea et lui sourit. Entre eux, ils entendirent claquer les mâchoires de Bari, tandis qu’il restait là, le mufle sur le bras de Branche-de-Saule.

Pour la première fois depuis des semaines, l’univers parut à Pierre illuminé de soleil. Quand il retourna à la hutte, il portait plus haut la tête. Nepeese ne le quitterait point. Il se mit à rire doucement. Il se frotta les mains. Sa crainte du facteur du lac Bain avait disparu. De la porte de la hutte, il se retourna pour regarder Nepeese et Bari.

— Dieu soit loué ! murmura-t-il. Maintenant, maintenant, Pierre Duquesne sait ce qu’il lui reste à faire.

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