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Bari, chien-loup

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CHAPITRE XXVI
BARI ENNUIE MAC TAGGART

A la mi-janvier, la guerre entre Bari et Bush Mac Taggart était devenue plus qu’un incident, plus qu’une aventure passagère pour l’animal et plus qu’un événement irritant pour l’homme. C’était, à cette heure, la raison d’être essentielle de leur existence. Bari s’accrochait à la ligne des trappes. Il la hantait comme un spectre dévastateur et chaque fois qu’il flairait de nouveau l’odeur du facteur du lac Bain, il était encore plus fortement pénétré de l’instinct qu’il se vengeait d’un ennemi mortel.

A plusieurs reprises, il surpassa en finesse Mac Taggart ; il continuait à dépouiller les pièges de leurs appâts ; il avait de plus en plus envie de détruire les fourrures qu’il trouvait sur sa route ; son plus grand plaisir n’était pas de manger, mais de détruire. Le feu de sa haine s’attisait à mesure que les semaines s’écoulaient, au point qu’enfin, il fit mine de mordre et de labourer de ses longs crocs la neige que les pieds de Mac Taggart avaient foulée. Et pendant tout ce temps, là-bas, par delà sa folie, il y avait une image de Nepeese qui continuait à devenir de plus en plus nette dans son cerveau.

Cette première grande solitude, la solitude des jours interminables et des nuits plus interminables de son attente et de ses recherches à Grey Loon, pesait de nouveau sur lui comme elle y avait pesé durant les premiers jours qu’il avait perdu la jeune fille. Par les nuits d’étoiles ou de clair de lune, il l’appelait de nouveau en poussant des cris lamentables et Bush Mac Taggart, en les écoutant au milieu de la nuit, sentait d’étranges frissons lui courir dans les moelles.

La haine de l’homme était différente de celle de l’animal, mais peut-être bien plus implacable. Chez Mac Taggart, il n’y avait pas uniquement de la haine. Il y avait, unie à une crainte indéfinissable et superstitieuse, une chose dont il riait, une chose contre quoi il sacrait, mais à laquelle il se cramponnait aussi sûrement que l’odeur de sa trace se cramponnait au nez de Bari, Bari ne représentait plus un animal seulement, il représentait Nepeese. C’était la pensée qui persistait et s’affirmait dans l’esprit damné de Mac Taggart.

Aucun jour ne passait maintenant qu’il ne pensât à Branche-de-Saule ; pas une nuit ne venait et ne s’achevait sans qu’il se représentât son visage. Il s’imagina même, une nuit d’orage, qu’il entendait sa voix dans la lamentation du vent et, moins d’une minute après, il entendit, faiblement, un hurlement lointain venu de la forêt. Cette nuit-là, son cœur s’emplit d’une frayeur écrasante. Il se secoua. Il fuma sa pipe tant que la cabane fut bleue.

Il jura contre Bari et contre l’orage, mais il n’y avait plus chez lui le courage matamore de jadis. Il n’avait point cessé de détester Bari. Il le détestait comme il n’avait encore détesté aucun homme, mais il avait encore plus de raison que jamais de désirer le tuer. L’idée lui en vint d’abord pendant son sommeil, pendant un cauchemar et ensuite elle dura, dura : l’idée que l’esprit de Nepeese poussait Bari à ravager ses lignes de trappes.

Au bout de quelque temps, il cessa de parler au poste du « loup noir » qui volait sa ligne. Les fourrures endommagées par les dents de Bari, il les cacha et garda par devers lui son secret. Il apprenait toutes les ruses et tous les plans des chasseurs qui tuaient renards et loups dans les Terres désertes.

Il essaya trois poisons différents, l’un d’eux si puissant qu’une seule goutte signifiait la mort ; il essaya la strychnine en capsules de gélatine, dans du gras de daim, du gras de caribou, du foie d’élan et même dans de la chair de porc-épic. Enfin, pour préparer ses poisons, il se plongea les mains dans l’huile de castor avant de toucher le venin et la chair pour qu’ils n’eussent plus l’odeur humaine. Renards et loups, et même la loutre, l’hermine et la belette mouraient de ces appâts, mais Bari avançait toujours tout près et n’allait pas plus loin.

En janvier, Mac Taggart empoisonna tous les appâts de ses trappes. Cela lui donna enfin un bon résultat. A partir de ce jour, Bari ne toucha plus aux amorces, mais mangea seulement les lapins qu’il tuait au piège.

Ce fut en janvier que Mac Taggart aperçut Bari pour la première fois. Il avait déposé son fusil contre un arbre et se trouvait en ce moment à une douzaine de pieds de là. On eût dit que Bari le savait et était venu pour le narguer, car, lorsque le facteur tout à coup leva les yeux, Bari se tenait bien en vue, hors des sapins rabougris, à vingt mètres de lui, ses crocs blancs luisants, ses yeux enflammés comme des charbons. Durant un instant, Mac Taggart le fixa comme pétrifié. C’était Bari. Il reconnaissait l’étoile blanche, l’oreille au bout blanc, et son cœur cogna comme un marteau dans sa poitrine. Très lentement, il se mit à ramper vers son fusil. Sa main l’atteignit lorsque, comme un éclair, Bari disparut.

Cela donna à Mac Taggart une nouvelle inspiration. Il traça une piste fraîche à travers la forêt, parallèle à la ligne de trappes, mais distante d’elle d’au moins cinq cents mètres. Mais partout où un piège ou une trappe était posé, cette nouvelle piste obliquait brusquement comme la pointe d’un V, en sorte qu’il pourrait approcher de sa ligne sans être vu. Par ce stratagème, il croyait que, à l’occasion, il serait certain de porter un coup au chien. De nouveau, c’était l’homme qui raisonnait et de nouveau ce fut l’homme qui fut battu.

Le premier jour que Mac Taggart suivi sa nouvelle piste, Bari également se dirigea sur cette piste. Pendant quelque temps, elle l’étonna. Trois fois, il revint en arrière en coupant au travers entre la vieille piste et la nouvelle. Alors, plus de doute. La nouvelle piste était la récente et il suivit le sillage du facteur du lac Bain. Mac Taggart ne sut ce qui arrivait qu’en effectuant le trajet de retour, quand il vit l’histoire écrite dans la neige.

Bari avait visité chaque trappe et sans manquer s’était approché chaque fois de l’extrémité du V renversé. Au bout d’une semaine de vaine poursuite, d’expectative, d’approche vers les quatre points cardinaux, une période pendant laquelle Mac Taggart s’injuria vingt fois dans des accès de folie, il lui vint encore une autre idée. Ce fut comme une inspiration, ce dernier plan de tous, et si simple qu’il semblait presque inconcevable qu’il n’y eût pas songé tout d’abord.

Il retourna en hâte au lac Bain.

Deux jours après, il se trouvait sur la piste, dès l’aurore. Cette fois, il apportait un paquet dans lequel se trouvaient une douzaine de solides pièges à loups fraîchement oints d’huile de castor, plus un lapin pris au collet la nuit précédente. De temps à autre, il observait le ciel avec inquiétude.

Le ciel resta clair jusque tard dans l’après-midi ; alors des bancs de nuages sombres se mirent à remonter de l’est. Une demi-heure plus tard quelques flocons de neige commencèrent à tomber. Mac Taggart laissa un de ces flocons sur le dos de sa main gantée et l’examina attentivement. La neige était douce et cotonneuse et il donna cours à son contentement. C’était ce qu’il souhaitait. Avant le matin, il y aurait six pouces de neige fraîchement tombée couvrant les pistes.

Il s’arrêta à la prochaine trappe et promptement se mit à la besogne. D’abord il enleva l’appât empoisonné de la boîte et le remplaça par le lapin, puis il se mit à disposer ses pièges à loups. Il en plaça trois près de l’ouverture de la trappe que Bari traversait pour atteindre l’appât. Il dissémina les neuf autres à des intervalles d’un pied ou douze pouces sur les côtés, de sorte que, quand il eut fini, un véritable cordon de pièges protégeait la boîte. Il n’accrocha point les chaînes, mais les laissa se perdre dans la neige.

Si Bari entrait dans une trappe, il entrerait dans les autres, et point n’était besoin de cet attirail. Son travail achevé, Mac Taggart se hâta, à travers le brumeux crépuscule d’hiver, de retourner à sa hutte. Il était fort satisfait. Cette fois, il n’y aurait pas d’insuccès possible. Il avait relevé toutes les trappes en cours de route depuis le lac Bain. Dans aucune de ces trappes, Bari ne trouverait rien à manger jusqu’à ce qu’il fût arrivé au nid des douze pièges à loups.

Sept pouces de neige tombèrent cette nuit-là, et le monde entier parut revêtir une merveilleuse robe blanche. Comme des vagues de plumes, la neige pendait aux arbres et aux arbustes et elle mettait de hauts capuchons blancs aux rochers, et sous les pieds elle était si légère qu’une cartouche tombée de la main s’y enfonçait complètement. Bari fut de bonne heure dans le secteur des trappes. Il était plus prudent ce matin, car il n’y avait plus Mac Taggart pour le guider. Il parvint à la première trappe, à mi-route à peu près entre le lac Bain et la hutte où le facteur attendait. Elle était relevée et ne contenait point d’appât. Piège à piège, il visita la ligne et il les trouva tous relevés et tous sans amorce.

Il flaira l’air avec défiance, s’efforçant en vain d’attraper un goût de fumée, un relent d’odeur humaine. Et vers midi, il arriva au « nid », aux douze trappes perfides qui l’attendaient, les ressorts bâillant à un demi-pied sous l’épaisseur de la neige. Durant une bonne minute, il se tint bien en dehors de la zone dangereuse, flairant l’air et écoutant. Il aperçut le lapin et ses mâchoires s’entrechoquèrent en claquant, affamé.

Il s’approcha d’un pas. Il restait défiant ; une raison bizarre et inexplicable lui faisait pressentir le danger. Inquiet, il inspecta du nez, des yeux, des oreilles. Et tout autour de lui étaient un grand silence et une immense paix. Ses mâchoires grincèrent de nouveau. Il poussa un faible gémissement. Qu’est-ce qui l’agitait ? Où était le danger, Il ne pouvait le discerner ni le sentir. Lentement, il tourna autour de la trappe ; trois fois il en fit le tour, chaque cercle l’en rapprochait un peu plus, tant qu’enfin ses pattes touchaient presque le cordon extérieur de pièges.

Une minute encore, il s’arrêta, les oreilles basses. Malgré le riche arome du lapin à ses narines, quelque chose l’entraînait loin de là. Encore un moment et il sera parti, mais, mais alors arriva tout à coup et tout droit de derrière la trappe un farouche petit cri perçant et pareil à celui d’un rat, et immédiatement Bari aperçut une hermine, plus blanche que neige, mordant, affamée, dans la chair du lapin. Il oublia son étrange pressentiment du danger. Il groula furieusement, mais sa brave petite rivale ne quitta point son festin.

Alors Bari se précipita tête baissée dans le « nid » que Mac Taggart lui avait préparé.

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