Bari, chien-loup
CHAPITRE XXIV
VERS LE NORD
On était au début d’août lorsque Bari quitta Grey Loon. Il n’avait en vue nul objectif. Mais demeurait toujours dans son esprit, comme une impression légère de lumière et d’ombre sur une plaque négative, le souvenir de ses premiers jours. Des êtres et des faits qu’il avait presque oubliés se présentaient maintenant à lui, tandis qu’il poussait sa route de plus en plus loin du Grey Loon, et des premières expériences redevenaient des réalités, images qui réapparaissaient dans son esprit en rompant les derniers liens qui l’avaient retenu à la maison de Branche-de-Saule. Involontairement, il suivit le déroulement de ces impressions, de ces événements passés, et lentement, elles l’aidaient à reprendre un nouvel intérêt aux choses.
Une année dans sa vie c’était un long temps, une décade de l’expérience humaine. Il y avait plus d’un an qu’il avait quitté Kazan et Louve-Grise et le vieil arbre renversé et pourtant il lui revenait maintenant des souvenirs confus de ces jours de sa plus tendre enfance, du ruisseau dans lequel il était tombé, et de la farouche bataille avec Papayouchisiou. C’étaient ses plus récentes aventures qui éveillaient ses plus anciens souvenirs. Il remonta au cagnon sans issue où Nepeese et Pierre l’avaient pourchassé. Cela semblait n’être que d’hier.
Il pénétra dans la minuscule prairie et s’arrêta à côté de l’énorme roche qui avait failli tuer Nepeese. Et puis, il se souvint de l’endroit où Wakayoo, son gros ami ours, était mort d’un coup du fusil de Pierre et il flaira les os blanchis de Wakayoo qui se trouvaient épars sur le gazon vert parmi les fleurs. Il passa un jour et une nuit dans la petite prairie avant de sortir du cagnon et de reprendre ses vieilles habitudes au bord du ruisseau où Wakayoo avait fait la pêche à son profit. Il y avait là maintenant un autre ours et il pêchait également. Peut-être était-ce un fils ou un petit-fils de Wakayoo. Bari flaira l’endroit où il avait établi ses caches de poisson et pendant trois jours il vécut de poisson avant de repartir pour le Nord.
Et alors, pour la première fois depuis des semaines, un peu de l’empressement de jadis rendit de la hâte aux pieds de Bari. Des souvenirs, restés nébuleux et confus dans l’oubli, redevenaient présents, et de même qu’il serait retourné au Grey Loon si Nepeese avait été là, ainsi à cette heure, avec un peu du sentiment d’un vagabond qui rentre à sa demeure, il retourna au vieil étang des castors.
C’était la plus belle heure d’un jour d’été, le coucher du soleil, quand il y arriva. Il s’arrêta à cent mètres, l’étang encore caché à sa vue, et il huma le vent et écouta. L’étang était là. Il en respira l’odeur fraîche et domestique. Mais Umisk et Dent-Brisés et tous les autres ? Les retrouverait-il ? Il tendit l’oreille afin de surprendre un bruit familier et, après quelques moments, perçut un sourd clapotement d’eau.
Il avança tranquillement à travers les aulnes et s’arrêta enfin près de l’endroit où il avait d’abord fait la connaissance d’Umisk. La surface de l’étang ondula peu à peu ; deux ou trois têtes apparurent tout à coup ; il vit un vieux castor remorquant un bâton vers la rive opposée et qui faisait bouler l’eau comme une torpille. Il regarda du côté de la digue et elle était comme il l’avait laissée il y avait presque un an.
Il ne se montra point pendant un moment, mais demeura caché parmi les jeunes aulnes. Il sentait croître en lui de plus en plus un sentiment de repos, une détente de la longue série des mois de solitude pendant lesquels il avait attendu Nepeese. En poussant un long soupir, il se coucha parmi les aulnes, la tête juste assez dressée pour lui permettre de bien voir. Tandis que le soleil descendait, l’étang devint vivant.
Là-bas, sur la rive où il avait sauvé Umisk des dents du renard, survint une autre génération de jeunes castors, trois d’entre eux, gras et rembourrés. Bari poussa une plainte très douce.
Toute cette nuit-là, il resta étendu sous les aulnes. L’étang des castors redevint son chez lui. L’état d’esprit était changé, naturellement, et tandis que les jours formaient des semaines, les habitants de la colonie de Dent-Brisée ne faisaient pas mine d’accueillir Bari, devenu grand, comme ils avaient accueilli le petit Bari d’autrefois.
Il était gros et noir et semblable à un loup maintenant, une créature aux dents longues et à l’air terrible, et bien qu’il ne témoignât d’aucune méchanceté, il était considéré par les castors avec un sentiment profond de frayeur et de défiance. D’autre part, Bari n’éprouvait plus le vieux désir ingénu de jouer avec les enfants castors, de sorte que leur attitude réservée ne le troubla pas autant qu’autrefois. Umisk avait grandi aussi, jeune mâle gras et prospère qui venait justement de prendre femme cette année et qui, pour le moment, était fort affairé à rassembler ses provisions d’hiver.
Il est infiniment probable qu’il n’associa point l’idée de l’énorme bête noire qu’il voyait maintenant au petit Bari avec lequel il s’était une fois frotté le bout du nez, et il est tout à fait probable que Bari ne reconnaissait pas autrement Umisk que comme associé aux souvenirs restés dans sa mémoire.
Durant tout le mois d’août, Bari fit de l’étang des castors son quartier général. Quelquefois, ses excursions l’entraînaient au loin pendant deux ou trois jours d’affilée. Ces voyages se faisaient toujours vers le Nord, tantôt un peu à l’Est et tantôt un peu à l’Ouest, mais jamais vers le Sud. Enfin, au début de septembre, il quitta pour tout de bon l’étang des castors.
Pendant quelques jours, ses vagabondages ne l’entraînèrent dans aucune direction précise. Il allait selon les nécessités de la chasse, vivant surtout de lapins et d’une espèce de perdreaux simples d’esprit connus sous le nom de « folles poules ».
Cette nourriture naturellement était variée par d’autres choses qui se présentaient en chemin. Des groseilles et des framboises mûrissaient et Bari les aimait. Il aimait également les baies amères du frêne des montagnes qui, en même temps que la résine délicieuse des balsamiers et des sapins qu’il léchait de temps en temps, lui constituaient un dépuratif excellent. Dans les eaux peu profondes, il prenait à l’occasion du poisson : de temps à autre, il engageait une bataille circonspecte avec un porc-épic et, s’il avait de la chance, il festoyait avec la plus tendre et la plus délicate de toutes les chairs qui composaient son menu.
Par deux fois, en septembre, il tua un jeune daim. Les immenses étendues calcinées qu’à l’occasion il rencontrait ne lui inspiraient plus de frayeur ; au milieu de son abondance, il oubliait les jours pendant lesquels il avait eu faim. En octobre, il poussa à l’est aussi loin que la rivière Geikie ; puis vers le nord jusqu’au lac Wollaston, qui était à une bonne centaine de milles au nord de Grey Loon.
Pendant la première semaine de novembre, il revint vers le sud, longeant sur une partie de son cours la rivière du Canot, puis obliquant à l’ouest vers un ruisseau sinueux dénommé Le Petit-Ours-sans-Queue.
Plus d’une fois, pendant ces semaines-là, Bari fut en contact avec l’homme, mais à part un chasseur Cree, à l’extrémité supérieure du lac Wollaston, aucun homme ne l’avait vu. Trois fois, en suivant la Geikie, il s’étendit tapi sous la broussaille tandis que des canots passaient ; une demi-douzaine de fois, dans le calme de la nuit, il alla flairer des huttes et des abris où se manifestait de la vie et, une fois, il s’approcha tellement près du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson, à Wollaston, qu’il put entendre l’aboiement des chiens et les cris de leurs maîtres. Et, toujours, il cherchait, en quête de l’être disparu de sa vie.
Sur le seuil des cabanes, il reniflait ; il faisait le tour des abris, tout près, prenant le vent ; il observait les canots avec des yeux où brillait un regard plein d’espoir. Un jour, il crut que le vent lui avait apporté l’odeur de Nepeese, et aussitôt ses jambes fléchirent sous lui, et son cœur sembla cesser de battre. Cela ne dura qu’une minute ou deux. Et sortit du tepee une jeune fille indienne qui avait les mains encombrées d’ouvrages d’osier. Et Bari s’éloigna sans être vu.
On était presque en décembre quand Lerue, un des métis du lac Bain, remarqua les empreintes de pas de Bari dans la neige fraîchement tombée et un peu plus tard, l’entr’aperçut dans les bois.
— Mon Dieu ! je vous assure que ses pattes sont aussi larges que la main et qu’il est aussi noir que l’aile d’un corbeau où luit le soleil, s’écriait-il dans le magasin de la Compagnie du lac Bain. Un renard ? Non, il est à moitié aussi gros qu’un ours. Un loup ? Oui. Et noir comme le diable, messieurs.
Mac Taggart était l’un de ceux qui l’entendirent. Il apposait à l’encre sa signature au bas d’une lettre qu’il avait écrite à la Compagnie lorsque les paroles de Lerue frappèrent ses oreilles. Sa main s’arrêta si brusquement qu’une goutte d’encre éclaboussa la lettre. Il était traversé d’un étrange frisson, tandis qu’il levait les yeux sur le métis. Juste à ce moment Marie entra. Mac Taggart l’avait ramenée de sa tribu. Ses larges yeux sombres avaient un regard maladif et un peu de sa sauvage beauté s’était, depuis un an, évanouie.
— Il est parti, comme ça, disait Lerue faisant claquer les doigts. Il aperçut Marie et s’arrêta.
— Noir, dites-vous, fit avec indifférence Mac Taggart, sans lever les yeux de ses écritures. Ne ressemble-t-il pas à un chien ?
Lerue haussa les épaules.
Il a filé comme le vent, monsieur, mais c’était un loup.
A voix si basse que les autres pouvaient à peine entendre, Marie avait chuchoté quelque chose à l’oreille de Mac Taggart. Et, pliant sa lettre, le facteur se leva vivement et quitta le magasin. Il resta absent une heure. Lerue et les autres s’en étonnaient.
Il était rare que Marie entrât dans le magasin ; il était rare qu’on la vît du tout. Elle restait cachée dans la maison de bois du facteur et, chaque fois qu’il la voyait, Lerue pensait que son visage était un peu plus amaigri que la fois précédente et ses yeux cernés et son air plus affamé.
Dans son cœur il y avait une immense compassion. Que de nuits il passait près de la petite fenêtre derrière laquelle il savait qu’elle dormait ! Souvent il regardait afin d’entrevoir son pâle visage et il vivait pour le seul bonheur de savoir que Marie comprenait et que, dans ses yeux, il y avait durant un moment une lueur différente, alors que leurs regards se rencontraient. Nul ne savait rien de plus. Le secret demeurait entre eux. Et patiemment Lerue attendait et observait. « Un jour », se prit-il à dire à lui-même, « un jour »… Et ce fut tout.
Ces mots comportaient un monde de signification et d’espérance. Quand viendrait ce jour, il conduirait immédiatement Marie au missionnaire de Fort Churchill et ils s’épouseraient. C’était un rêve, un rêve qui faisait endurer avec patience les longues journées et les nuits plus longues encore de la ligne de trappes. Maintenant, tous les deux étaient des esclaves du Pouvoir d’alentour. Mais un jour…
Lerue pensait à cela, lorsque Mac Taggart revint au bout d’une heure. Le facteur alla droit vers la demi-douzaine de ceux qui se trouvaient assis autour de l’énorme poêle à tiroirs et, avec un grognement de satisfaction, il secoua de ses épaules la neige fraîchement tombée.
— Pierre Eustache a accepté l’offre du gouvernement et il est parti conduire l’expédition du géographe aux Terres désertes, annonça-t-il. Vous savez, Lerue, qu’il avait installé cent cinquante pièges et trappes et qu’il avait un vaste domaine d’appâts empoisonnés. Une bonne ligne, hein ? Je la lui ai louée pour la saison. Cela va me fournir du travail au grand air. J’en ai besoin. Trois jours sur la piste ; trois jours ici. Et que dites-vous du marché ?
— Excellent, fit Lerue.
— Oui, très bon, dit Rouget.
— Un vaste domaine à renards, ajouta Mons Roule.
— Et facile à parcourir, murmura Valence, d’une voix qui ressemblait presque à celle d’une femme.