Bari, chien-loup
CHAPITRE XXII
SEUL !
Peu après, le facteur du lac Bain était debout au bord du ravin. Sa voix avait poussé un hurlement rauque, un cri sauvage d’incrédulité et d’horreur qui avait prononcé le nom de Branche-de-Saule au moment où elle disparaissait. Il se pencha, tordant ses énormes mains rouges, et regardant sous lui, dans une anxiété affreuse, l’eau qui bouillonnait et les rocs noirs, là-bas. Il n’y avait plus rien, là, maintenant, nul signe d’elle, pas le moindre éclair de son visage pâle ou de sa chevelure brillante dans l’écume blanchissante. Et elle avait fait cela pour lui échapper.
Le cœur de la brute lui fit mal, si mal qu’il recula, les yeux aveuglés, pris de vertige et ses jambes se dérobant sous lui.
Il avait tué Pierre et ç’avait été un triomphe ; toute sa vie, il avait joué son rôle de brute avec un stoïcisme et une cruauté qui ne connaissaient pas de défaillance, rien de pareil à ce qui le dominait maintenant, le faisant frissonner jusqu’à la moelle des os, au point qu’il restait là comme paralysé.
Il ne voyait pas Bari ; il n’entendait pas les cris plaintifs du chien au rebord du ravin. Pendant quelques minutes le monde s’obscurcit pour lui, puis sortant de sa stupeur, il courut comme un fou le long du gouffre, regardant partout où ses yeux pouvaient pénétrer l’eau, cherchant à apercevoir quelque chose d’elle. Enfin l’abîme devint trop sombre. Il ne restait plus d’espoir. Nepeese était disparue et elle avait considéré cela en face, pour lui échapper.
Il se répéta le fait à plusieurs reprises, stupidement, lourdement, comme si son cerveau ne pouvait rien comprendre de plus. Elle était morte. Et Pierre était mort. Et lui, en quelques minutes, avait fait tout cela.
Il retourna à la hutte, non point par le sentier par lequel il avait poursuivi Nepeese, mais directement à travers les épaisses broussailles. De gros flocons de neige s’étaient mis à tomber. Il regarda le ciel où des bancs d’obscurs nuages remontaient du sud-est. Le soleil disparut. Bientôt ce serait la bourrasque, la lourde bourrasque de neige. Les larges flocons, en tombant sur ses mains nues et son visage, le portèrent à réfléchir. C’était heureux pour lui, cette bourrasque. Elle allait tout recouvrir : les traces de pas récentes, même la tombe qu’il allait creuser pour Pierre. Un tel homme ne tarde pas à se remettre d’un ébranlement moral.
Tandis qu’il arrivait en vue de la hutte son esprit était de nouveau préoccupé de la réalité, des exigences de la situation. Le redoutable, somme toute, n’était pas que Pierre et Nepeese fussent morts, mais que son rêve, les désirs qu’il avait nourris, fussent anéantis. Ce n’était pas que Nepeese fût morte, mais que lui l’eût perdue. C’était là sa déception foncière. Le reste, son crime, était facile à cacher.
Ce ne fut point par sentimentalité qu’il creusa une tombe pour Pierre près de celle de la princesse-mère sous le haut sapin. Ce ne fut pas le moins du monde par sentimentalité qu’il creusa une tombe, mais par prudence. Il enterra Pierre comme il sied, comme un blanc en ensevelirait un autre. Puis il déposa la provision de pétrole qu’avait Pierre à l’endroit où elle serait le plus efficacement placée, et en approcha une allumette. Il demeura à l’orée de la forêt jusqu’à ce que la hutte fût devenue un tourbillon de flammes. La neige tombait abondamment. La tombe fraîchement creusée devenait un monticule blanc et les empreintes de pas se comblaient. Matériellement, Bush Mac Taggart ne redoutait rien pour ce qu’il avait fait, en retournant au lac Bain. Personne n’ouvrirait jamais la tombe de Pierre Duquesne. Et il n’y avait personne pour le dénoncer si pareil miracle arrivait. Mais d’une chose au moins son âme noire ne pourrait se libérer. Toujours il reverrait le pâle, le victorieux visage de Branche-de-Saule quand elle le brava à cet instant de gloire que même alors qu’elle lui avait préféré la mort, il s’était écrié : « Dieu ! qu’elle est belle ! »
De même que Bush Mac Taggart avait oublié Bari, de même Bari avait oublié le facteur du lac Bain. Quand Mac Taggart avait couru le long du ravin, Bari s’était accroupi à l’endroit de la foulée de neige où Nepeese s’était tenue, le corps roide et les pieds arc-boutés pour se pencher vers l’eau. Il l’avait vue prendre son élan. Plusieurs fois, cet été, il l’avait suivie dans ses plongeons hardis dans l’eau profonde et calme de l’étang. Mais ici, il y avait une distance effrayante. Nepeese n’avait jamais plongé à pareil endroit. Bari pouvait voir les pointes sombres des rocs paraître et disparaître dans les tourbillons d’écume, comme des têtes de monstres en train de jouer. Le bruit de l’eau le remplissait de frayeur ; ses yeux percevaient la ruée des glaçons qui s’émiettaient entre les murailles rocheuses. Elle, elle s’était élancée là.
Il avait grande envie de la suivre, de sauter dans l’eau comme il y avait toujours sauté après elle. Elle était sûrement là-bas, même s’il ne pouvait la voir. Peut-être jouait-elle parmi les roches et se cachait-elle dans l’écume blanche et s’étonnait-elle qu’il ne vînt pas. Mais il hésitait. Il hésitait, la tête et le cou tendus au-dessus du gouffre et ses pieds de devant glissant un peu dans la neige. Avec effort, il se recula et poussa un gémissement. Il surprit l’odeur récente des mocassins de Mac Faggart et sa plainte se changea peu à peu en un long grognement de regret. Il regarda encore au-dessus du gouffre. Il ne pouvait toujours apercevoir Nepeese. Il aboya, signal bref et sec par lequel il l’appelait toujours. Il n’y eut pas de réponse. A plusieurs reprises il aboya et ce ne fut toujours que le bruit de l’eau qui lui parvint. Alors, durant quelques minutes, il se recula, silencieux et attentif, le corps frissonnant d’une terreur étrange qui le possédait.
La neige tombait maintenant et Mac Taggart était retourné à la hutte. Au bout d’un moment, Bari s’engagea sur la piste que l’homme avait tracée au bord du ravin et chaque fois que Mac Taggart s’était arrêté, Bari s’arrêtait également. Par moment, sa haine était dominée par l’envie qu’il avait de rejoindre Branche-de-Saule et il continuait à bouger le long de la gorge jusqu’à ce que, à un quart de mille de l’endroit où le facteur avait regardé pour la dernière fois au fond du gouffre, il parvint à la sente étroite et déclive où Nepeese et lui s’étaient si souvent aventurés pour chercher des violettes de rochers. Le sentier serpentant qui descendait en face de la falaise était maintenant couvert de neige, mais Bari y fraya sa route tant qu’il arrivât au bord du torrent. Et Nepeese n’était point là.
Il poussa une plainte et aboya de nouveau. Mais cette fois il y avait dans l’appel qu’il jetait comme un malaise contenu, un accent de pleurnicherie qui indiquait qu’il n’attendait plus de réponse. Après quoi, durant cinq minutes, il s’assit sur son derrière, aussi immobile qu’un roc… Qu’est-ce qui arriva jusqu’à lui ? Du fond du mystère ténébreux et du tumulte du ravin, quels murmures spirituels de la nature lui firent connaître la vérité ? Il est impossible à la raison de l’expliquer. Mais il écoutait et il regardait et ses nerfs le tiraillaient à mesure que la vérité s’affirmait en lui. Et enfin il redressa lentement la tête jusqu’à ce que son museau fût levé vers la bourrasque blanche du ciel et de sa gorge sortit un hurlement profond et frémissant de chien qui lamente le trépas du maître qui vient de mourir.
Sur le chemin conduisant au lac Bain, Mac Taggart entendit ce cri et frissonna.
L’odeur de fumée s’épaississant dans l’air jusqu’à lui piquer aux narines, chassa enfin Bari du ravin et le ramena à la hutte. Il n’en restait pas lourd quand il arriva à la clairière. A l’endroit où s’était élevée la cabane, il y avait un tas rouge qui se consumait lentement. Bari demeura longtemps assis à le regarder, attendant toujours et écoutant toujours. Il ne sentait plus l’effet de la balle qui l’avait étourdi, mais ses sens subissaient maintenant un autre changement aussi étrange et irréel que la résistance qu’ils avaient montrée aux ténèbres de la mort imminente dans la hutte. En l’espace de moins d’une heure, le monde s’était, pour Bari, bizarrement transformé.
Tout à l’heure, Branche-de-Saule était là devant son petit miroir dans la hutte, à lui parler et rire dans son contentement tandis qu’elle arrangeait ses cheveux et que lui, étendu sur le plancher, était rempli d’une immense joie. Et maintenant, il n’y avait plus de hutte, plus de Nepeese, plus de Pierre ! Tranquillement, il s’appliqua à comprendre. Il demeura quelque temps avant de bouger des baumiers touffus, car déjà une défiance intime et grandissante commençait à guider tous ses mouvements. Il n’approcha pas du tas de cendres ardentes de la cabane, mais, en se coulant, il contourna le cirque de la clairière jusqu’au chenil. Cela le mena jusqu’au grand sapin. Une bonne minute il s’y arrêta, flaira le tertre fraîchement élevé sous son manteau blanc de neige. Quand il continua d’avancer, il se fit plus petit encore et ses oreilles étaient aplaties contre le sol. Le chenil était ouvert et vide. Mac Taggart y avait veillé.
De nouveau, Bari s’assit sur son derrière et hurla à la mort. Cette fois, c’était pour Pierre, Dans ce hurlement il y avait un accent autre que dans celui qu’il avait poussé au bord du ravin. Il était positif, certain. Près du ravin, le cri avait été tempéré d’un doute, d’un espoir interrogateur, de quelque chose qui était tellement humain que Mac Faggart sur la route avait tressailli.
Bari savait ce que renfermait cette tombe couverte de neige et récemment creusée. Une épaisseur de trois pieds de terre ne pouvait lui cacher son secret. Là, il y avait la mort, absolue, sans équivoque. Mais pour Nepeese, il espérait encore trouver.
Jusqu’à midi, il ne s’écarta point de la hutte, mais une seule fois il approcha effectivement et flaira l’amas noirci de poutres qui émergeaient de la neige. A plusieurs reprises, il fit le tour des décombres, se tenant toujours à distance du buisson et du bois, flairant l’air et écoutant. Deux fois, il retourna au ravin. Tard dans l’après-midi, il lui vint une impulsion subite qui l’entraîna rapidement à travers la forêt. Il ne courait plus à découvert maintenant : la prudence, la défiance et la crainte avaient réveillé en lui les instincts du loup.
Les oreilles rabattues de chaque côté de la tête, la queue basse jusqu’à balayer la neige, l’échine fléchie, à la façon curieuse et évasive du loup, on pouvait à peine le distinguer des ombres des sapins et des baumiers. Nulle hésitation dans le chemin qu’il suivait. Il était droit, comme s’il avait été tracé par une corde à travers la forêt, et il le conduisit, de bonne heure au crépuscule, dans la clairière où Nepeese avait fui avec lui ce jour qu’elle avait poussé Mac Taggart par-dessus le bord du précipice dans l’étang. Au lieu de l’abri des baumiers de ce jour-là, il y avait maintenant un tepee d’écorce de bouleau, réduit imperméable et que Pierre avait aidé Branche-de-Saule à fabriquer pendant l’été. Bari y alla tout droit et passa la tête à l’intérieur avec un gémissement sourd et expectant.
Il ne vint point de réponse. Il faisait sombre et humide dans le réduit. Il pouvait y apercevoir indistinctement les deux couvertures qui s’y trouvaient, la rangée de grandes boîtes d’étain dans lesquelles Nepeese conservait leurs provisions et le poêle que Pierre avait improvisé un jour avec des morceaux de tôle. Mais Nepeese n’était point là. Et il n’y avait pas apparence d’elle au dehors. La neige n’était foulée que par lui-même. Il faisait noir quand il retourna à la hutte incendiée. Toute la nuit, il erra autour du chenil désert et toute la nuit la neige tomba abondamment, de sorte qu’à l’aurore il y enfonçait jusqu’aux épaules lorsqu’il sortit de la clairière.
Mais avec le jour le ciel s’était dégagé. Le soleil se leva et le monde fut presque trop brillant pour ses yeux. Il réchauffait le sang de Bari d’un nouvel espoir et d’une nouvelle attente. Son cerveau travaillait encore plus activement que la veille pour comprendre. Sûrement Branche-de-Saule reviendrait bientôt ! Il allait entendre sa voix. Elle allait sortir brusquement de la forêt. Elle allait l’appeler. Une de ces choses ou toutes à la fois devaient se produire. Il s’arrêtait net en route, à chaque bruit, et reniflait l’air de tous les côtés où soufflait le vent. Il marchait sans répit. Son corps faisait des foulées profondes dans la neige, autour et au-dessus du haut tertre blanc qui avait été la hutte ; ses traces allaient du chenil au grand sapin et elles étaient aussi nombreuses que les empreintes d’une bande de loups sur un demi-mille, de long en large, jusqu’au ravin.
L’après-midi de ce jour, une deuxième et forte impulsion lui vint. Elle était irraisonnée, mais ce n’était pas davantage de l’instinct uniquement. C’était un demi-combat, l’esprit de la bête luttant de son mieux avec le mystère de l’intangible, quelque chose que les yeux ne pouvaient voir ni les oreilles entendre. Nepeese n’était pas dans la hutte, parce qu’il n’y avait plus de hutte. Elle n’était pas au tepee. Il ne pouvait trouver trace d’elle au ravin. Elle n’était pas avec Pierre sous le grand sapin.
Par conséquent, sans raisonner, mais certain, il se mit à suivre la vieille ligne de pièges au nord-ouest.