Bari, chien-loup
CHAPITRE XXI
NEPEESE FAIT SON CHOIX
Dans ce terrible instant qui suivit, si court si on le calcule d’après les battements du cœur humain, une éternité s’écoula lentement dans la petite hutte du Grey Loon, cette éternité qui gît quelque part entre la vie et la mort et qui est, parfois, par rapport à une vie humaine, comptée en secondes au lieu de siècles.
Pendant ces secondes, Pierre ne bougea pas de l’endroit où il se tenait sur le seuil. Mac Taggart se redressa vivement, son fardeau aux bras et, les regards fixés sur Pierre, ne bougea pas davantage. Mais les yeux de Branche-de-Saule étaient ouverts. Un frisson convulsif parcourait le corps de Bari étendu contre le mur. On n’entendait le bruit d’aucune respiration. Et, au milieu de ce silence, Nepeese poussa un grand sanglot entrecoupé.
Alors Pierre se réveilla à la réalité. Comme Mac Taggart, il avait laissé dehors son pardessus et ses moufles. Il parla et sa voix ne ressemblait plus à la voix de Pierre. C’était une voix étrange.
— Le Seigneur tout puissant m’a envoyé à temps, Monsieur, dit-il. Moi aussi j’ai fait route par l’est et j’ai vu l’endroit où votre trace a quitté le chemin.
Non, cela ne ressemblait plus à la voix de Pierre ! Un frisson secouait maintenant Mac Taggart et lentement il abandonna Nepeese. Elle glissa sur le plancher. Lentement il se redressa.
— N’est-ce point vrai, monsieur, reprit Pierre, que je suis arrivé à temps ?
Quelle puissance, quelle immense frayeur peut-être contraignit Mac Taggart à donner un signe d’affirmation et fit que ses lèvres épaisses prononcèrent d’une voix rauque ces paroles : « Oui, à temps ! » Et pourtant ce n’était pas la peur ; ce fut quelque chose de plus omnipotent que cela. Et Pierre ajouta de la même voix étrange :
— Je rends grâces à Dieu !
Les yeux d’un fou rencontraient maintenant les yeux d’un fou. Entre eux, il y avait la mort. Tous deux la virent. Tous deux pensaient qu’ils voyaient la direction que suivait son doigt osseux. Tous deux en étaient certains. La main de Mac Taggart ne se tendit pas vers l’étui de son revolver et Pierre ne toucha pas le couteau à sa ceinture. Lorsqu’ils s’empoignèrent ce fut poitrine contre poitrine, deux fauves au lieu d’un, car Pierre avait en lui la fureur du loup, du chat et de la panthère.
Mac Taggart était plus grand et plus massif, un géant robuste ; toutefois, devant la fureur de Pierre, il bascula par-dessus la table et s’étala par terre avec fracas. Plusieurs fois dans sa vie il s’était battu, mais jamais il n’avait senti une étreinte à la gorge comparable à l’étreinte des mains de Pierre. Elles lui enlevaient quasiment la vie sur-le-champ. Son cou craquait, un peu plus il aurait été broyé. Il frappa en aveugle, par-derrière, et se contorsionna pour repousser le poids du corps du métis. Mais Pierre s’était accroché à lui, comme Sekoosew, l’hermine, s’était agrippée à la gorge du faisan, et les mâchoires de Mac Taggart se contractèrent peu à peu et s’ouvrirent et son visage se mit à passer du rouge au cramoisi.
L’air froid pénétrant par la porte, la voix de Pierre et le bruit de la lutte rappelèrent rapidement Nepeese à la conscience et elle put se relever. Elle était tombée près de Bari et, comme elle dressait la tête, ses yeux se posèrent un moment sur le chien avant de se diriger sur les deux combattants. Bari était vivant. Son corps était agité de soubresauts, ses yeux étaient ouverts et il fit effort pour soulever la tête au moment où Nepeese le regardait.
Alors, elle se traîna sur les genoux et s’avança vers les deux hommes, et Pierre malgré sa rouge fureur sanguinaire et son désir de meurtre, dut entendre le cri perçant de joie qui lui monta aux lèvres, lorsqu’elle vit que le facteur du lac Bain avait le dessous. D’un violent effort elle se mit debout et, pendant quelques instants, elle resta chancelante, comme si son cerveau et son corps se rajustaient. Au moment même où elle considérait le visage bleui dont les doigts de Pierre étranglaient la vie, la main de Bush Mac Taggart cherchait à l’aveuglette son revolver. Il le trouva. A l’insu de Pierre il le tira de son étui. Une chance du diable le favorisait de nouveau, car dans son affairement, il n’avait pas remis le cran de sûreté après avoir tiré sur Bari. Maintenant, il n’avait plus que la force de presser la détente. Deux fois, son index appuya. Deux fois retentirent des explosions mortelles auprès du corps de Pierre.
A la figure de son père, Nepeese comprit ce qui s’était passé. Son cœur s’arrêta dans sa poitrine, tandis qu’elle considérait le rapide et terrible changement opéré soudain par la mort. Lentement Pierre se souleva. Ses yeux se dilatèrent une minute, se dilatèrent et demeurèrent fixes. Il ne poussa pas une plainte. Elle ne put voir ses lèvres bouger. Puis il retomba vers elle, de sorte que le corps de Mac Taggart fut libre. Sans plus rien voir, avec une angoisse dont ne témoignait ni un cri ni un mot, elle se jeta à son côté. Il était mort. Combien de temps resta-t-elle là ? Combien de temps attendit-elle qu’il fît un mouvement, qu’il ouvrît les yeux, qu’il respirât, elle ne le saurait jamais.
Pendant ce temps, Mac Taggart se relevait et s’appuyait au mur, revolver en main, son cerveau reprenant sa lucidité, sa passion renaissant au spectacle de son triomphe final. Son œuvre ne l’effrayait point. Même en cet instant tragique qu’il se tenait accoté à la muraille, sa défense — si jamais il y avait défense — se définissait dans son esprit. Pierre, le métis, l’avait traîtreusement assailli sans raison. En se défendant, il l’avait tué. N’était-il pas le facteur du lac Bain ? Est-ce que la Compagnie et la Justice ne croiraient pas plutôt sa parole que celle de cette fille ? Son cerveau bondissait de l’ancienne allégresse. Il n’en viendrait jamais là, — à l’aveu de cette lutte et de la mort dans la hutte, — quand il en aurait fini avec elle ! Elle ne voudrait point passer tout le temps pour la bête noire. Non. Ils enseveliraient Pierre et elle retournerait au lac Bain avec lui. Si elle avait été impuissante naguère, elle était encore plus impuissante désormais. Elle n’avouerait jamais ce qui s’était passé dans la hutte quand il en aurait fini avec elle.
Il oubliait la présence du mort à la regarder penchée sur son père en sorte que ses cheveux le recouvraient comme d’un linceul de soie. Il replaça son revolver dans l’étui et respira bruyamment. Il était encore un peu chancelant sur ses pieds, mais son visage était de nouveau le visage d’un démon. Il fit un pas, et c’est alors qu’un bruit vint éveiller la jeune fille de sa torpeur. Dans l’ombre du mur le plus reculé, Bari s’était démené pour se lever et maintenant il groulait. Lentement Nepeese releva la tête. Une force à laquelle elle ne pouvait résister lui fit aussi lever les yeux jusqu’à ce qu’elle regardât Mac Taggart en plein visage. Elle avait presque perdu conscience de sa présence ; ses sens étaient glacés et comme éteints. C’était comme si son cœur eût cessé de battre avec le cœur de Pierre. Ce qu’elle lut sur le visage du facteur la ramena de la torpeur de son chagrin à l’abîme de son propre péril. Il était penché sur elle. Dans sa physionomie, il n’y avait point de pitié, nulle horreur de ce qu’il avait fait, seulement une joie insensée à regarder, non le corps inanimé de Pierre, mais elle-même. Il avança une main et qui se posa sur sa tête. Elle sentit les gros doigts froisser ses cheveux et les yeux de Mac Taggart luisaient comme des charbons ardents derrière les paupières humides. Les doigts passaient et repassaient dans ses cheveux ; elle pouvait l’entendre respirer, tandis qu’il se penchait plus près et qu’elle essayait de se lever, mais lui, les mains dans ses cheveux, l’immobilisait.
— Grand Dieu ! soupira-t-elle.
Elle ne prononça pas d’autre parole, elle n’implora pas sa pitié, elle ne proféra aucun cri sinon un sanglot rauque et désespéré. En ce moment, ni l’une ni l’autre n’entendirent ni ne virent Bari. Deux fois, en traversant la hutte, il s’était affaissé sur le plancher, maintenant il était près de Mac Taggart. Il voulait simplement se lancer dans le dos de la brute d’homme et essayer de mordre au gras du cou comme il aurait broyé un os de caribou. Mais il était sans force. Il était encore à demi-paralysé du bas de son épaule d’avant. Mais ses mâchoires étaient comme du fer et elles serrèrent sauvagement une jambe de Mac Taggart. En poussant un hurlement de douleur, le facteur lâcha Branche-de-Saule qui se mit debout. Pendant une précieuse demi-minute, elle fut libre, et, tandis que le facteur donnait des coups de pied et frappait pour faire lâcher prise à Bari, elle s’élança vers la porte de la hutte et s’enfuit. L’air vif frappa son visage, emplit ses poumons d’une vigueur nouvelle et, sans savoir d’où lui viendrait un espoir, elle se précipita à travers la neige dans la forêt.
Mac Taggart parut sur le seuil juste pour la voir disparaître. Sa jambe était déchirée où Bari avait enfoui ses crocs, mais il ne sentait pas sa douleur, tandis qu’il courait pour poursuivre la jeune fille. Elle ne pouvait aller loin. Un cri de triomphe, inhumain comme un cri de fauve, sortit avec un immense soupir de sa bouche ouverte dès qu’il vit que Nepeese ralentissait sa fuite. Il était à mi-chemin de la lisière de la forêt, lorsque Bari se traîna à son tour sur le seuil. Ses mâchoires saignaient où Mac Taggart avait à plusieurs reprises donné des coups de pied avant qu’il desserrât les crocs. Entre ses deux oreilles il y avait des caillots de sang, comme si un tison rouge y avait été appliqué un moment. C’était là qu’avait frappé la balle de Mac Taggart. Un quart de pouce plus avant et c’eût été la mort. Quoi qu’il en soit, cela avait produit l’effet d’un coup de lourd gourdin, paralysant ses sens et l’envoyant rouler, flasque et sans connaissance, contre la muraille. Il pouvait remuer les pattes sans tomber maintenant et lentement il suivit les traces de l’homme et de la jeune fille.
Tout en courant, Nepeese se rendait compte que tout espoir était vain. Il ne lui restait plus maintenant que quelques minutes, quelques secondes peut-être, et son esprit aussitôt redevint lucide et réfléchi. Elle bifurqua dans la sente étroite dans laquelle Mac Taggart l’avait suivie une fois déjà, mais juste au moment d’arriver au ravin, elle prit vivement à droite. Elle pouvait apercevoir Mac Taggart. Il ne courait pas très vite, mais il gagnait continuellement du terrain, comme s’il prenait plaisir à contempler son impuissance, comme il y avait pris plaisir, d’une autre manière, l’autre jour.
A deux cents mètres plus bas que l’étang profond dans lequel elle avait précipité le facteur, tout juste au delà des bas-fonds d’où il s’était tiré pour se sauver, commençait la gorge de la Plume-Bleue. Une chose effrayante se précisait dans son esprit tandis qu’elle courait de ce côté, une chose qui, à chaque soupir entrecoupé qu’elle poussait, devenait au fur et à mesure une immense et radieuse espérance. Enfin, elle y parvint et regarda à ses pieds. Et tandis qu’elle regardait, remonta en murmurant du fond de son âme et trembla sur ses lèvres le Chant du Cygne de la tribu maternelle :
Elle avait levé les bras. Sur l’immensité blanche par delà le torrent elle se dressait haute et svelte, ses cheveux descendant parmi le soleil jusqu’à ses genoux. A cinquante mètres derrière elle, le facteur du lac Bain s’arrêta brusquement. « Dieu ! murmura-t-il, n’est-elle point admirable ! » Et derrière Mac Taggart, se hâtant de plus en plus, il y avait Bari.
De nouveau, Branche-de-Saule se pencha pour regarder. Elle était sur le bord du gouffre, car à cette heure, elle ne tremblait pas. Plusieurs fois, elle s’était cramponné à la main de Pierre afin de regarder par-dessus bord, car personne ne pouvait tomber là sans mourir. A cinquante pieds au-dessous d’elle, l’eau qui ne gelait jamais, l’eau s’écrasait en écumant parmi les rocs. L’abîme était profond et noir et terrible, car entre les étroites murailles de roc le soleil ne parvenait pas. Le bruit du gouffre emplissait les oreilles de Branche-de-Saule.
Elle se retourna et brava Mac Taggart. Même alors il ne devina pas, mais il s’avança de nouveau vers elle, les bras étendus, comme si déjà il sentait qu’il l’étreignait. Cinquante mètres ! Ce n’était guère et la distance diminuait rapidement…
Une fois encore les lèvres de Branche-de-Saule remuèrent. Après tout, n’est-ce pas l’âme maternelle qui nous donne confiance pour aborder l’éternité, serait-on païen ? et c’était l’esprit de sa mère que Branche-de-Saule invoquait à l’heure de mourir. Cet appel aux lèvres, elle se précipita dans le gouffre, ses cheveux, soulevés par le vent, l’enveloppant dans un linceul de gloire.