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Bari, chien-loup

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CHAPITRE XXIII
UN HIVER D’ATTENTE

Nul homme ne s’est jamais préoccupé d’approfondir complètement le mystère de la mort, tandis qu’il frappe les sens du chien septentrional. Il vient parfois à lui dans le vent ; le plus souvent, il doit venir avec le vent. Et pourtant il y a des milliers de maîtres dans le Nord qui jureraient que leurs chiens les ont avertis de la mort, des heures avant son arrivée. Et il y en a beaucoup parmi ces milliers qui savent, par expérience, que leurs attelages s’arrêtent à un quart ou à un demi-mille de distance de la hutte étrangère dans laquelle se trouve un mort non enseveli.

Hier Bari avait senti la mort et il savait sans déduction du raisonnement que le mort c’était Pierre. Comment savait-il cela et pourquoi acceptait-il ce fait comme évident, c’est un des mystères qui, parfois, paraissent donner une provocation directe à ceux qui n’accordent rien de plus que l’instinct au cerveau d’un animal. Il savait que Pierre était mort, sans savoir exactement ce que c’était que la mort. Mais il était certain d’une chose : il ne reverrait plus Pierre. Il n’entendrait jamais plus sa voix. Il n’entendrait jamais plus à l’avenir le crissement de ses snow-boots devant lui sur le sentier. Il ne cherchait donc point Pierre sur la ligne de trappes. Pierre était parti pour toujours. Mais Bari n’avait pas encore associé l’idée de la mort à l’idée de Nepeese. Il se sentait plein d’une grande anxiété ; ce qui était parvenu jusqu’à lui du fond du ravin l’avait fait trembler de frayeur et d’attente. Il éprouvait le frémissement de quelque chose d’étrange, de quelque chose de menaçant, et pourtant, alors même qu’il avait hurlé à la mort dans le ravin, cela devait être pour Pierre. Car il croyait que Nepeese était vivante et il était maintenant juste aussi certain qu’il la rejoindrait sur la ligne de trappes qu’il était certain, hier, de la rencontrer sous l’abri d’écorce de bouleau.

Depuis son déjeuner de la veille, au matin, avec Branche-de-Saule, il était resté sans manger. Apaiser sa faim signifiait chasser, et sa pensée était trop préoccupée à chercher Nepeese pour cela. Il serait demeuré affamé tout le jour, mais à trois milles de la hutte il arriva près d’un piège où il y avait un gros lapin aux pieds blancs. Le lapin vivait encore et Bari le tua et en mangea son content. Jusqu’au soir, il ne manqua pas une trappe. Dans l’une d’elles, il y avait un lynx ; dans une autre, un poisson-chat ; à la surface blanchie d’un lac, il flaira un monticule de neige sous lequel gisait le cadavre d’un renard roux tué par l’un des appâts empoisonnés de Pierre. Tous les deux, lynx et poisson-chat, étaient vivants et les chaînes d’acier de leur trappe claquaient à coups secs, tandis qu’ils se disposaient à livrer bataille à Bari. Mais l’affaire n’intéressait point Bari. Il se hâtait, son anxiété croissant à mesure que l’obscurité augmentait et qu’il ne trouvait pas trace de Nepeese.

Il fit, après la bourrasque, une nuit merveilleusement claire, une nuit froide et lumineuse, avec des ombres découpées aussi nettement que des êtres vivants. Alors une troisième idée s’empara de Bari. Il lui suffisait, comme à tous les animaux, d’une seule idée à la fois ; c’était une créature dont les impulsions plus faibles étaient dirigées par une unique impulsion dominante. Et cette impulsion, dans la splendeur de la nuit étoilée, c’était d’atteindre aussi vite que possible la première des deux cabanes de Pierre sur la ligne de trappes. Là, il trouverait Nepeese. Je n’appellerai point méthode de raisonnement le moyen par lequel Bari aboutit à cette conclusion, par crainte que quelque réaliste attardé ne se dresse du haut de son savoir omnipotent et de son égoïsme d’animal supérieur pour me stigmatiser du mot de rêveur. En tout cas, une assurance solide et ferme vint à Bari juste de la même façon. Il se mit à négliger les trappes dans sa précipitation à parcourir la distance pour atteindre la cabane. Il y avait vingt-cinq milles de la maison incendiée de Pierre à la première cabane des trappes et Bari en avait parcouru dix, à la nuit tombée. Les quinze restant étaient les plus pénibles. Dans les endroits à découvert, il enfonçait dans la neige jusqu’au ventre et la neige était douce. Fréquemment, il plongeait dans des tas profonds parmi lesquels un moment il restait comme enseveli. Trois fois, pendant la dernière partie de la nuit, Bari entendit le thrène sauvage des loups. Une autre fois, ce fut un péan de triomphe. Les chasseurs se livraient à leur curée à moins d’un mille de là dans la forêt profonde. Mais leur voix ne lui parlait plus. Il était rétif. Voix de haine et de fraude. Chaque fois qu’il l’entendait, il s’arrêtait sur la route et grognait, tandis que son poil se hérissait.

Il était minuit quand il parvint au petit cirque de la forêt où Pierre avait coupé du bois pour la première de ses cabanes de la zone des trappes. Pendant au moins une minute, Bari se tint à l’orée de la clairière, les oreilles fort attentives, les yeux illuminés d’espoir et d’expectative, tandis qu’il humait l’air. Ni fumée, ni bruit, ni lumière à l’unique fenêtre de la hutte de bois. Une déception envahit Bari, tandis qu’il était là. De nouveau, il eut la sensation de sa solitude, du néant de ses recherches. Ce fut à pas lourds et découragés qu’il traversa la neige jusqu’à la porte de la hutte. Il avait parcouru vingt-cinq milles et il était fatigué, mais son épuisement ne l’avait pas accablé jusqu’alors. La neige était amoncelée en tas sur le seuil et Bari s’y assit et gémit. Ce n’était plus le gémissement inquiet et interrogateur de tantôt. Maintenant, c’était un accent de désespoir et de profonde détresse. Durant une demi-heure, il resta assis frissonnant, le dos à la porte, la tête dressée vers l’immensité des étoiles comme si là-bas encore habitait le fugitif espoir que Nepeese pourrait arriver à sa suite dans le chemin. Puis, il se creusa un trou profond dans le tas de neige et passa le reste de la nuit dans un sommeil plein de cauchemars.

A la première lueur du jour, il reprit sa route. Il n’était pas si alerte ce matin-ci. Il avait cet affaissement lamentable de la queue nommé par les Indiens akoosewin, signe du chien malade. Et Bari était malade, non de corps, mais d’âme. La ferveur de son espoir était anéantie et il ne s’attendait plus à retrouver Branche-de-Saule. Cependant, la seconde cabane, à l’extrémité lointaine de la ligne de trappes, l’attirait, mais ne provoquait plus rien chez lui de l’enthousiasme qui l’avait précipité vers la première. Il marchait lentement et par à-coups, sa défiance de la forêt ayant fait place de nouveau à son exaltation de recherche. Il approchait de chaque piège et trappe de Pierre avec prudence et deux fois il montra les crocs : une fois à une belette qui, de dessous une racine où elle avait traîné le piège où elle était prise, fit mine de le mordre, et la seconde fois à un gros hibou blanc comme neige qui était venu dérober l’appât et se trouvait prisonnier au bout d’une chaîne d’acier. Il se peut que Bari s’imaginât que c’était Oohoomisew et qu’il se souvînt encore vivement de l’assaut déloyal et de la farouche bataille de cette nuit que, petit chien, il avait traîné son corps endolori et blessé à travers le mystère panique des grands bois. Car, il fit plus que montrer les crocs. Il mit en pièces le hibou blanc.

Il y avait abondance de lapins dans les trappes de Pierre et Bari ne partit pas affamé. Il parvint à la seconde cabane de la ligne tard dans l’après-midi, après dix heures de marche. Il n’y eut pas bien grande déception, car il n’avait pas beaucoup espéré. La neige avait cerné cette cabane d’un remblai plus élevé que l’autre. Il y en avait trois pieds haut contre la porte et la fenêtre était blanche d’un revêtement de givre épais. En cet endroit, qui était à l’extrémité d’une immense plaine aride et que d’épaisses forêts n’ombrageaient que plus loin en arrière, Pierre avait construit un abri pour y loger son bois, et de cet abri, Bari fit sa maison provisoire. Tout le jour suivant, il demeura quelque part à l’extrémité de la ligne de trappes bordant la lisière des terres désertes, à examiner la courte ligne transversale d’une douzaine de pièges que Pierre et Nepeese avaient accrochée avec des cordes à travers un marécage où se voyaient beaucoup d’indices de lynx. C’était le troisième jour avant son départ pour retourner au Grey Loon.

Il voyagea sans hâte, mettant deux jours à couvrir les vingt-cinq milles entre la première et la seconde cabane de la ligne de trappes. A la deuxième cabane, il demeura trois jours, et ce fut le neuvième qu’il atteignit Grey Loon. Aucun changement. Dans la neige, nulles traces que les siennes d’il y avait neuf jours. Chercher Nepeese lui devenait maintenant une sorte de routine quotidienne plus ou moins involontaire. Pendant une semaine, il se tapit dans le chenil et au moins deux fois, de l’aurore à la nuit, il allait jusqu’à l’abri d’écorce de bouleau et jusqu’au ravin. Bientôt, sa piste, fortement marquée dans la neige, devint aussi battue que la ligne de trappes de Pierre. Elle coupait droit à travers la forêt jusqu’au tepee, obliquait légèrement à l’Est, afin de traverser la surface gelée de l’étang où nageait Branche-de-Saule. De l’abri, elle décrivait un cercle à travers un coin de la forêt où Nepeese avait souvent cueilli des brassées de fleurs pourpres, puis elle se dirigeait vers le ravin. Elle suivait de long en large le bord de la gorge, descendait dans la petite anse au fond du ravin et, de là, retournait directement au chenil. Puis, tout à coup, Bari changea. Il passa une nuit dans l’abri. Après quoi, bien qu’il fût à Grey Loon, il dormit toujours dans cet abri. Les deux couvertures formaient son lit, et c’était encore un peu de Nepeese. Et là, pendant tout l’hiver, il attendit.

Si Nepeese était revenue en février et avait pu le surprendre à l’improviste, elle aurait trouvé un Bari bien changé. Il ressemblait plus que jamais à un loup ; cependant, il ne hurlait jamais plus maintenant et un grognement montait au fond de sa gorge, lorsqu’il entendait le cri de la horde. Pendant plusieurs semaines, la vieille ligne de trappes l’avait approvisionné de nourriture, mais maintenant il chassait. Le tepee, à l’intérieur comme alentour, était parsemé de poils et d’os. Une fois, seul, il attrapa un jeune daim dans la neige épaisse et le tua. Une autre fois, au cœur d’une farouche tempête de février, il poursuivit un caribou mâle de si près que la bête sauta par-dessus un rocher et se rompit le cou. Bari vivait bien et d’aspect et de vigueur devenait rapidement un géant de son espèce. Encore six mois et il serait aussi robuste que Kazan. Déjà même ses mâchoires étaient aussi puissantes que les siennes. Trois fois, au cours de l’hiver, il s’était battu : d’abord avec un lynx qui avait dévalé sur lui d’une souche renversée, tandis qu’il mangeait un lapin frais tué, et deux autres fois avec des loups isolés. Le lynx le lacéra sans pitié avant de se réfugier dans la souche. Le plus jeunes des loups, il le tua. L’autre combat fut un mécompte. De plus en plus, il devenait un réfractaire, vivant solitaire avec ses rêves et les espoirs qui couvaient. Et il rêvait. A diverses reprises, tandis qu’il était étendu dans l’abri, il crut entendre la voix de Nepeese. Il croyait entendre son doux appel, ses éclats de rire, les syllabes de son nom, et, souvent, il se dressait, redevenu l’ancien Bari pendant une minute ou deux, pour se recoucher dans son nid avec un gémissement assourdi et plein d’amertume. Et toujours, quand il entendait le craquement d’une branche ou quelque autre bruit de la forêt, c’était la pensée de Nepeese qui, dans un éclair, traversait son cerveau. Un jour elle reviendrait. Cette croyance faisait partie de sa vie aussi bien que le soleil et la lune et les étoiles.

L’hiver passa et le printemps arriva, et toujours Bari continuait à fréquenter ses vieilles pistes, même quand il allait ici et là, sur la ligne de trappes jusqu’à la première cabane. Les pièges étaient maintenant rouillés et détendus, la fonte des neiges découvrant des os et des plumes entre leurs ressorts ; sous les trappes il y avait des débris de fourrures et dehors, sur la glace des lacs, des squelettes de renards et de loups qui avaient mordu aux appâts empoisonnés. Les dernières neiges passèrent. Les torrents gonflés chantèrent dans les forêts et les cagnons. La terre reverdit et les premières fleurs s’ouvrirent.

Sûrement, c’était pour Nepeese le moment de revenir à la maison ! Il l’attendait avec espoir. Il alla plus souvent encore à l’étang de la forêt où ils se baignaient et il se tenait près de la hutte incendiée et du chenil. Deux fois, il plongea dans l’étang et gémit en nageant tout autour, comme si Nepeese dût certainement le rejoindre dans leur ancien amusement de natation. Et dès lors, tandis que le printemps s’achevait et que l’été venait, tombaient sur lui lentement la tristesse et la misère d’une infinie désespérance. Toutes les fleurs étaient maintenant épanouies et les grappes de sorbier elles-mêmes luisaient comme des feux rouges dans les bois. Des lambeaux de verdure commençaient à cacher les décombres calcinés qui avaient été la hutte, et les glycines aux fleurs bleues qui recouvraient la tombe de la princesse-mère rampaient maintenant jusqu’à celle de Pierre, comme si la princesse elle-même les animait de son esprit. Tout poussait et les oiseaux s’étaient accouplés et avaient bâti leurs nids, et Nepeese ne revenait pas encore. Et à la fin, quelque chose se brisa dans l’âme de Bari, son dernier espoir, peut-être son dernier rêve, et un jour il dit adieu au Grey Loon.

Personne ne peut dire ce qu’il lui en coûta de partir ; nul ne peut dire à quel point il lutta contre les choses qui le retenaient à l’abri et au vieil étang où ils se baignaient, aux sentiers familiers de la forêt et aux deux tombes qui n’étaient plus aussi abandonnées maintenant sous le haut sapin. Il s’en alla. Il n’avait aucun motif de partir, il s’en alla simplement. Il se peut qu’il obéît ainsi à un maître dont la main dirige l’animal aussi bien que l’homme, et dont on sait juste assez le pouvoir pour l’appeler instinct. Car, en s’en allant, Bari se tournait vers la Grande Aventure. Elle était là-bas, au Nord, et l’attendait, et il se dirigea vers le Nord.

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