Bari, chien-loup
CHAPITRE XXVII
LE TRIOMPHE DE MAC TAGGART
Le lendemain matin, Bush Mac Taggart entendit le cliquetis d’une chaîne alors qu’il était encore à un bon quart de mille du « nid ». Était-ce un lynx ? Était-ce un poisson-chat ? Était-ce un loup ou un renard ? Ou bien était-ce Bari ? Il parcourut en courant presque le reste de la distance et enfin arriva à un endroit d’où il pouvait voir et son cœur sursauta dans sa poitrine quand il aperçut qu’il avait capturé son ennemi. Il s’approcha, tenant son fusil, prêt à tirer si, par hasard, le chien se dégageait.
Bari était étendu sur le flanc, haletant d’épuisement et frissonnant de douleur. Un cri rauque de joie sortit des lèvres de Mac Taggart, tandis qu’il approchait et examinait la neige. Elle était tassée autour de la trappe où Bari s’était débattu et était rougie de sang. Le sang avait coulé surtout des mâchoires de Bari. Elles saignaient abondamment pendant qu’il regardait son adversaire. Les ressorts d’acier cachés sous la neige avaient bien accompli leur besogne, sans pitié. Une de ses pattes de devant était bien prise en haut de la première jointure, les deux pattes d’arrière étaient prises, un quatrième piège s’était refermé sur son flanc et, en se libérant des ressorts, Bari avait arraché une bande de peau aussi large que la main de Mac Taggart.
La neige racontait l’histoire de sa lutte désespérée toute la nuit ; ses mâchoires saignantes montraient qu’il s’était en vain efforcé de briser les dents d’acier qui l’emprisonnaient. Il était pantelant. Ses yeux étaient injectés de sang. Mais même, en ce moment, après toutes ces heures d’agonie, ni son cœur ni son courage n’étaient abattus. Quand il vit Mac Taggart, il fit effort pour se dresser, retombant presque aussitôt dans la neige. Mais ses pattes d’avant étaient arquées, sa tête et sa poitrine restaient levées, et le grognement qui sortit de sa gorge était comme celui d’un tigre dans sa férocité.
Là, enfin, à moins d’une douzaine de pieds de lui, il y avait l’être au monde qu’il haïssait plus qu’il avait haï la race des loups. Et, de nouveau, il était impuissant, comme il avait été impuissant, l’autre fois, dans le collet à lapins.
La férocité de son grognement ne troublait plus Mac Taggart maintenant. Il vit combien l’autre était complètement à sa merci, et, avec un rire de satisfaction, il appuya son fusil contre un arbre, enleva ses gants et commença à bourrer sa pipe. C’était le triomphe qu’il avait recherché, la torture qu’il avait attendue.
Dans son âme, il y avait une haine aussi mortelle que dans celle de Bari, la haine qu’un homme peut porter à un autre homme.
Il avait pensé envoyer une balle dans le corps du chien. Mais ceci était mieux : le regarder mourir à petit feu, le railler comme il aurait raillé un homme, marcher autour de lui, de sorte qu’il pouvait entendre le cliquètement du piège et voir le sang frais dégoutter, tandis que Bari contorsionnait ses pattes meurtries et son corps pour continuer à lui faire face. C’était une vengeance superbe. Mac Taggart en était si occupé qu’il n’entendit point des pas s’approcher derrière lui.
Ce fut une voix, une voix d’homme qui le fit se retourner brusquement.
L’homme était un étranger, et il était plus jeune que Mac Taggart de dix ans. Du moins ne paraissait-il pas avoir plus de trente-cinq ou trente-six ans, malgré la courte barbe blonde qu’il portait. Il était de cette sorte d’homme que l’on aime au premier regard ; jeune et pourtant fait, avec des yeux clairs qui regardaient francs sous la visière de sa casquette de fourrure de forme souple comme celle des Indiens, et un visage aussi qui ne portait point les rudes stigmates de la solitude.
Cependant Mac Taggart savait, avant que l’étranger eût parlé, que c’était un homme de la solitude, que c’était un cœur et une âme qui en faisaient partie. Sa casquette était de peau de poisson. Il avait endossé un pardessus wind-proof en peau de caribou sommairement tannée, serré à la taille par une longue ceinture avec des franges indiennes. L’intérieur de son pardessus était fourré. Ses pantalons étaient d’étoffe grossière, à la mode de ceux de la baie d’Hudson, et il portait des mocassins. Il était chaussé des souliers longs et étroits du pays boisé. Son paquet, attaché aux épaules par une courroie, était menu et serré. Il portait son fusil enveloppé d’une gaine d’étoffe. Et de la casquette aux souliers il avait l’air d’un chemineau. Mais rien qu’à le voir, Mac Taggart aurait juré qu’il avait fait des centaines de milles ces jours derniers.
Ce n’était point cette pensée toutefois qui lui donnait l’étrange et glacial frisson qui lui parcourait l’échine. Mais la peur que, de façon ou d’autre, un soupçon de la vérité fît son chemin, là-bas, au Sud, la vérité de ce qui s’était passé au Grey Loon, la peur que cet étranger, recru de marches, ne portât, sous son pardessus en peau de caribou, l’insigne de la police royale montée du Nord-Ouest.
Pendant une minute, ce fut presque de la terreur qui le posséda et il demeura muet.
L’étranger n’avait proféré jusque-là qu’une exclamation de surprise, et maintenant il disait, les yeux fixés sur Bari :
— Dieu nous garde ! Mais vous avez mis ce pauvre diable dans un bel état, pas vrai ?
Il y avait dans sa voix quelque chose qui rassura Mac Taggart. Ce n’était pas une voix soupçonneuse, et il vit que l’inconnu s’intéressait davantage à l’animal capturé qu’à lui-même. Il respira longuement.
— Un voleur de pièges, fit-il.
L’étranger regarda encore plus attentivement Bari. Il posa son fusil par terre et se rapprocha du chien.
— Dieu nous garde ! C’est un chien, s’exclama-t-il.
En arrière, Mac Taggart surveillait l’homme avec des yeux de furet.
— Oui, un chien, répondit-il, un chien sauvage, un demi-loup du moins. Il m’a volé pour plus d’un millier de dollars de fourrures cet hiver.
L’étranger s’accroupit devant Bari, ses mains gantées appuyées sur ses genoux et ses dents blanches brillant dans un demi-sourire.
— Le pauvre diable ! fit-il avec sympathie. Ainsi, tu es un voleur de pièges, hein ? Un hors-la-loi ? Et la police t’a pris ? Et — Dieu nous garde une fois de plus ! — on ne t’a pas joué un tour bien honnête.
Il se redressa et dévisagea Mac Taggart.
— J’ai dû mettre comme ça une quantité de pièges, s’excusa le facteur, son visage rougissant légèrement sous le regard franc des yeux bleus de l’étranger.
Et brusquement son caractère se réveilla :
— Et il va mourir là à petit feu ! Je vais le laisser crever et pourrir dans la trappe en punition de tout ce qu’il a fait !
Il ramassa son fusil et ajouta, les yeux sur l’inconnu, et le doigt prêt sur la détente :
— Je suis Bush Mac Taggart, facteur du lac Bain. Allez-vous par là, monsieur ?
— Quelques milles. Je retourne au pays, par-delà les Terres désertes.
Mac Taggart sentit de nouveau l’étrange frisson.
— Du gouvernement ? demanda-t-il.
L’étranger fit signe que oui.
— De la police, peut-être ? insista Marc Taggart.
— Pourquoi ? Oui, naturellement, de la police, dit l’étranger, regardant droit dans les yeux du facteur. Et maintenant, monsieur, en conformité à la loi, je vais vous prier d’envoyer une balle à travers la tête de cette bête avant de partir. Voulez-vous ? Ou bien sera-ce moi ?
— C’est une règle de la zone, fit Mac Taggart, de laisser un voleur de trappes pourrir au piège. Et cet animal est un vrai démon. Écoutez…
Rapidement, sans omettre cependant aucun des plus beaux détails, il parla des semaines et des mois de lutte entre lui et Bari ; de l’inutilité désespérante de tous ses trucs et plans et de l’adresse encore plus affolante de l’animal qu’il avait enfin réussi à trapper.
— C’est un démon, ce finaud, s’écria-t-il farouchement, quand il eut fini. Et maintenant, vous voudriez le tuer d’un coup de fusil plutôt que de le laisser là exposé et mourir à petit feu, comme on ferait du diable !
L’étranger considérait Bari. Il avait détourné son visage de Mac Taggart. Il répondit :
— Je pense que vous avez raison. Laissons pourrir le diable. Si vous partez pour le lac Bain, monsieur, je ferai route un bout de chemin avec vous. Je vais faire une couple de milles pour raccourcir.
Il ramassa son fusil. Mac Taggart prit les devants. Au bout d’une demi-heure, l’étranger s’arrêta et désigna le Nord.
— Tout droit par là, un bon cinq cents milles, fit-il, parlant aussi allègrement que s’il dût atteindre sa maison, cette nuit même. Je vais vous quitter ici.
Il ne s’offrit pas à donner une poignée de main. Mais, en s’en allant, il dit :
— Vous pourrez dire que John Madison est passé par ici.
Après quoi, il marcha droit vers le nord pendant un demi-mille, à travers la forêt profonde. Puis il obliqua à l’ouest pendant deux milles, tourna à angle aigu vers le sud et, une demi-heure après avoir laissé Mac Taggart, il était de nouveau accroupi sur ses talons, à moins d’une portée de bras de Bari.
Et il disait, comme s’il parlait à un camarade :
— Ainsi, voilà ce que tu es, mon vieux : un voleur de trappes, hein ? Un hors-la-loi ? Et tu l’as battu au jeu pendant deux mois ! Et à cause de ça, parce que tu vaux plus que lui, il veut te laisser mourir là aussi lentement que tu pourras. Un hors-la-loi ! Sa voix s’acheva en un éclat de rire plaisant, de cette sorte de rire qui réchauffe même un animal. C’est drôle.
— Nous devrions nous serrer les mains, mon garçon, par saint Georges, oui, nous le devrions !… Tu es un sauvage, à ce qu’il dit. Hé bien ! moi aussi. Je lui ai dit que je m’appelais John Madison. Ce n’est pas vrai. Je suis Jim Carvel. Et, oh ! mon Dieu, tout ce que j’ai dit c’est : « Police ». Et j’avais raison. Ce n’est point un mensonge. Je suis recherché par toute la corporation, par tout policeman, et menacé entre la baie d’Hudson et la rivière Mackenzie. Donne-moi la main, mon vieux. Nous sommes du même bord, pas ? Je suis content de te rencontrer.