Bari, chien-loup
CHAPITRE XIII
MAC TAGGART OBTIENT SA RÉPONSE
De la fenêtre, son visage caché par les plis du rideau qu’elle avait façonné, Branche-de-Saule vit ce qui se passait au dehors. Maintenant elle ne souriait plus. Sa respiration était haletante et son corps tendu, Bush Mac Taggart s’arrêta à moins d’une douzaine de pieds de la fenêtre et donna une poignée de mains à Pierre, son père. Elle entendit la voix rude de Mac Taggart, son salut bruyant, puis elle le vit qui montrait à Pierre ce qu’il portait sous le bras. Elle l’entendit nettement expliquer de quelle manière il avait pris son captif dans un collet à lapins. Il déroula la couverture. Nepeese poussa un cri d’étonnement. En un instant, elle fut dehors auprès des deux hommes. Elle ne regarda pas Mac Taggart, elle ne posa point les yeux l’espace d’un éclair sur sa figure rouge, enflammée de joie et de contentement.
— C’est Bari ! s’écria-t-elle.
Elle prit le paquet des mains de Mac Taggart et, se tournant vers Pierre :
— Dis-lui que Bari est à moi ! fit-elle.
Elle se précipita dans la hutte. Mac Taggart la suivit du regard, surpris et stupéfait. Puis il considéra Pierre. Un homme à demi aveugle aurait pu voir que Pierre était aussi étonné que lui-même. Nepeese ne lui avait point adressé la parole, à lui, le facteur du lac Bain. Elle ne l’avait pas regardé. Elle lui avait enlevé le chien avec aussi peu d’égards que s’il se fût agi d’un mannequin. La rougeur de son visage augmenta tandis que ses yeux allaient de Pierre à la porte par laquelle elle avait disparu et qu’elle avait refermée derrière elle.
Sur le sol de la cabane, Nepeese s’agenouilla et acheva de dérouler la couverture. Elle n’avait pas peur de Bari. Ses yeux riaient. Ses lèvres étaient entr’ouvertes. Elle avait oublié Mac Taggart. Alors tandis que Bari roulait en tas flasque sur le plancher, elle vit ses yeux à demi clos et le sang coagulé à ses babines, et le rayonnement de son visage disparut aussi rapidement que le soleil caché par un nuage.
— Bari ! appela-t-elle doucement. Bari ! Bari !
Elle le souleva un peu dans ses deux mains. La tête de Bari s’affaissa. Son corps était tellement engourdi qu’il n’avait plus la force de bouger. Ses jambes ne sentaient plus. Il pouvait voir à peine. Mais il entendit sa voix. C’était la même voix qui lui était parvenue le jour qu’il avait ressenti la piqûre de la balle, la voix qu’il avait entendue lorsqu’il s’était embarrassé dans ses cheveux, au cagnon, la voix qui lui avait parlé sous la roche. Elle le fit tressaillir. Elle parut agiter le sang apathique de ses veines. Il ouvrit plus grands les yeux et revit les étoiles merveilleuses qui avaient brillé si doucement sur lui, le jour de la mort de Wakayoo. Une des longues tresses de Branche-de-Saule pendait par-dessus son épaule et il respira de nouveau la douce odeur des cheveux, tandis que sa main le caressait et que sa voix lui parlait. Puis, elle se leva brusquement et le quitta et il ne bougea pas tandis qu’il l’attendait. Bientôt elle revenait avec un bassin d’eau tiède et une serviette. Doucement, elle lava le sang de ses yeux et de sa bouche. Et Bari ne fit encore aucun mouvement. Il respirait à peine. Mais Nepeese vit de petits frissons qui agitaient son corps, comme des secousses électriques, lorsque sa main le touchait.
— Il t’a frappé avec un gourdin, disait-elle, ses yeux noirs à moins d’un pied de ceux de Bari. Il t’a frappé. Quelle brute !
Elle s’arrêta. La porte s’ouvrait et la brute était debout, les regardant, une grimace sur son visage empourpré. Aussitôt Bari prouva qu’il était vivant. Il s’échappa des mains de Branche-de-Saule, et avec un brusque grognement, se dressa devant Mac Taggart. Les poils de son échine se hérissèrent comme une brosse, ses crocs brillèrent, menaçants, et ses yeux flambèrent comme des charbons ardents.
— Il a le diable au corps ! fit Mac Taggart. Il est sauvage et descend du loup. Il faut prendre garde qu’il ne vous enlève une main, Ka-Sakahet !
C’était la première fois qu’il l’appelait de ce nom d’amour — en cree, bien-aimée. Le cœur de Branche-de-Saule bondit. Elle baissa un instant les yeux vers ses poings crispés, et Mac Taggart remarquant ce qu’il prenait pour de la confusion, posa avec tendresse sa main sur ses cheveux. Du seuil de la porte, Pierre avait entendu le mot et maintenant il voyait cette caresse, et il leva la main comme pour repousser la vision d’un sacrilège.
— Mon Dieu ! soupira-t-il.
Aussitôt après, il poussa un cri soudain d’étonnement qui s’unit à un hurlement de douleur de Mac Taggart. Comme un éclair, Bari s’était élancé vers la porte, et il avait enfoncé les dents dans une des jambes du facteur. Ses dents aiguës avaient mordu profondément avant que le facteur pût s’en débarrasser d’un brutal coup de pied. Proférant un juron, il tira son revolver de l’étui. Branche-de-Saule le devança. En poussant un léger cri, elle se précipita sur Bari, qu’elle prit entre ses bras. Tandis qu’elle défiait Mac Faggart, sa gorge délicate, nue jusqu’à l’épaule, était à peine à quelques pouces des crocs découverts de Bari. Ses yeux dardaient vers le facteur.
— Vous l’avez battu ! cria-t-elle. Il vous hait, vous hait !
— Laisse-le aller, supplia Pierre, plein d’une frayeur mortelle. Mon Dieu ! laisse-le aller, te dis-je, ou il va te déchirer.
— Il vous hait, vous hait, vous hait ! répétait toujours et toujours Branche-de-Saule en pleine figure de Mac Taggart, ahuri. Et, tout à coup, elle se tourna vers son père :
— Non, il ne me fera pas mal ! s’écria-t-elle. Regarde, c’est Bari. Ne te l’avais-je pas dit ? C’est Bari. N’est-ce pas la preuve qu’il me défendra contre lui ?
— Contre moi ? balbutia Mac Faggart dont le visage s’assombrit.
Pierre fit un pas en avant et posa une main sur le bras de Mac Taggart. Il souriait :
— Laissons-les s’arranger entre eux, monsieur, dit-il. Ce sont deux petits brandons enflammés et nous ne sommes guère en sécurité. Si elle est mordue…
Il secoua les épaules. Un grand fardeau sembla enlevé d’eux subitement. Sa voix était douce et persuasive. Et maintenant la colère avait quitté le visage de Branche-de-Saule. Coquette, elle leva les yeux vers Mac Taggart et le regarda bien en face à demi souriante, tandis qu’elle s’adressait à son père :
— Je vous rejoindrai bientôt, mon père, toi et M. le facteur du lac Bain !
Il y a, pour sûr, de petits démons dans ses yeux, pensa Mac Taggart, de petits démons qui lui souriaient, tandis qu’elle parlait mettant son cerveau en feu et faisant circuler furieusement son sang. Ces yeux, pleins de sorcières dansantes ! Comme il les dompterait ! il jouerait avec eux, bientôt désormais ! Il suivit Pierre, son corps énorme palpitant du prodige de cette possession : elle serait sienne ! Dans son exaltation, il ne sentait plus la douleur cuisante causée par les dents de Bari.
— Je vais vous montrer la nouvelle carriole que j’ai faite pour l’hiver, monsieur, dit Pierre, tandis que la porte se refermait derrière eux.
Une demi-heure plus tard, Nepeese sortait de la hutte. Elle put voir que Pierre et le facteur s’étaient entretenus de quelque chose qui n’était pas agréable à son père. Son visage était contraint. Elle surprit du feu couvant sous la cendre dans son regard qu’il essayait d’adoucir, comme on essaie d’étouffer des flammes sous une couverture. Mac Taggart ne desserra pas les dents, mais ses yeux brillèrent de plaisir dès qu’il l’aperçut. Elle savait de quoi il avait été question. Le facteur du lac Bain avait demandé une réponse à Pierre et Pierre lui avait dit qu’elle avait précisé qu’il devait aller la lui demander.
Et il venait. Elle se détourna avec un rapide battement de cœur et descendit en courant un petit sentier. Elle entendit les pas de Mac Taggart derrière elle et lança l’éclair d’un sourire par-dessus son épaule. Mais ses dents grinçaient. Les ongles de ses doigts pénétraient dans les paumes de ses mains.
Pierre ne bougea pas. Il les observait tandis qu’ils disparaissaient à la lisière de la forêt, Nepeese devançant toujours Mac Taggart de quelques pas. De sa poitrine sortit un long soupir.
— Par les mille cornes du diable ! jura-t-il doucement. Est-il possible qu’elle sourie du fond du cœur à cette brute ? Non ! c’est impossible ! Et pourtant, s’il en est ainsi…
Une de ses mains brunes serra convulsivement le manche de corne du couteau passé à sa ceinture et, lentement, il se mit à les suivre.
Mac Taggart ne se hâtait pas de rattraper Nepeese. Elle suivait le sentier étroit qui s’enfonçait dans la forêt et il en était content. Ils seraient seuls, loin de Pierre. Il était à dix pas derrière elle et, de nouveau, Branche-de-Saule lui souriait par-dessus son épaule. Elle avançait sinueusement et rapidement. Elle gardait avec soin entre eux une distance combinée, mais Mac Taggart ne devinait pas que c’était pour cela qu’elle se retournait de temps en temps. Il était content de la laisser avancer. Lorsqu’elle se détourna du sentier étroit pour prendre un chemin de traverse qui semblait à peine frayé, son cœur exulta. Si elle continuait d’avancer, il la tiendrait bientôt isolée, à bonne distance de la hutte. Le sang affluait en feu à son visage. Il ne lui parlait pas, de peur de la voir s’arrêter. Devant eux, il entendit le grondement de l’eau. C’était le ruisseau qui se précipitait dans le ravin.
Nepeese allait droit à ce bruit. Avec un rire léger, elle se remit à courir et lorsqu’elle s’arrêta au bord du ravin, Mac Taggart était bien à cinquante mètres derrière elle. A vingt pieds au-dessous, il y avait un étang profond entre deux murailles de rochers, un étang si profond qu’il semblait d’encre bleue. Elle se retourna pour faire face au facteur du lac Bain. Jamais il ne lui avait paru plus pareil à une bête fauve. Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas eu peur. Mais, maintenant, à cette minute, il l’effrayait. Avant qu’elle pût proférer ce qu’elle avait combiné de dire, il était à son côté et lui avait pris le visage entre ses larges mains, ses doigts épais s’enlaçant convulsivement aux torons de soie de ses lourdes tresses qui lui retombaient par-dessus les épaules autour du cou.
— Ka Sakahet ! cria-t-il passionnément, Pierre a dit que vous me réserviez votre réponse. Mais je n’ai plus besoin de réponse, maintenant. Vous êtes à moi ! A moi !
Elle poussa un cri. Ce fut un cri bégayé, brisé. Les bras du facteur étaient autour d’elle comme des étaux de fer, meurtrissant son corps frêle, l’étouffant, dérobant presque le monde à sa vue. Elle ne pouvait plus ni se défendre, ni crier. Elle sentit la brûlure passionnée de ses lèvres sur son visage, entendit sa voix, puis elle reprit une minute sa liberté et l’air pénétra dans ses poumons oppressés. Pierre appelait. Il était arrivé à la bifurcation de la sente et il appelait Branche-de-Saule par son nom.
La main brûlante de Mac Taggart lui bâillonna la bouche.
Elle l’entendit qui disait : « Ne répondez pas ! »
Puissante, furieuse, une haine monta en elle et, farouchement, elle frappa la main pour l’écarter. On ne sait quoi dans ses yeux admirables tint Mac Taggart en respect. Toute son âme brillait en eux.
— Bête noire ! fit-elle haletante, en se dégageant du dernier contact de ses mains. « Bête ! bête noire ! » Sa voix tremblait et son visage était en feu.
— Regardez. Je suis venue vous montrer mon étang et vous dire ce que vous désirez savoir, et vous, vous m’avez martyrisée comme une brute, comme un rocher immense ! Regardez, là, en bas, c’est mon étang !
Elle n’avait pas combiné son plan de cette façon. Elle avait décidé d’être souriante, railleuse même, en ce moment-là. Mais Bush Mac Taggart avait anéanti les projets si bien imaginés. Et pourtant, tandis qu’elle désignait l’étang, le facteur du lac Bain se pencha une minute par-dessus le bord du ravin. Alors elle se mit à rire, à rire en même temps qu’elle lui donnait dans le dos une brusque secousse.
— Et voilà ma réponse, monsieur le facteur du lac Bain, cria-t-elle d’un ton railleur, tandis qu’il plongeait, tête première, dans l’étang profond entre les murailles rocheuses.